1908 |
Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013 |
Les origines du christianisme
IIème partie. La société romaine à l'époque impériale.
3. Climat intellectuel et moral de la Rome impériale
e. Internationalité
1908
Nous avons précédemment attiré l'attention sur le développement à l'époque impériale des communications à l'échelle du monde. Un réseau de routes excellentes reliait Rome aux provinces et celles-ci entre elles. Les échanges commerciaux entre elles étaient particulièrement stimulés par la paix intérieure qui succéda aux sempiternelles guerres des cités et des États entre eux, puis aux guerres civiles qui avaient occupé les derniers siècles de la République. Grâce à cette situation, la puissance maritime de l’État pouvait être tout entière utilisée à lutter contre la piraterie, et celle-ci, qui jusqu'alors n'avait jamais cessé de sévir en Méditerranée, disparut. Les mesures, les poids, la monnaie étaient maintenant communes à tout l'empire : tout cela dynamisait significativement les échanges entre ses diverses régions.
Et ces échanges prenaient essentiellement la forme de la circulation des personnes. La poste, du moins pour les communications privées, était encore peu développée, et quand on avait à s'occuper d'une affaire à l'étranger, on se voyait bien plus souvent qu'aujourd'hui contraint de la régler personnellement et d'entreprendre le voyage.
Tout cela contribuait à rapprocher les peuples habitant le pourtour de la Méditerranée et à lisser leurs particularités. Sans pour autant que l'empire tout entier en soit jamais venu à former une masse uniforme. On pouvait en permanence y distinguer deux moitiés, la moitié occidentale, parlant latin, romanisée, et la moitié orientale, parlant grec, hellénisée. Quand la domination de la romanité sur le monde s'étiola, que Rome eut cessé d'être la capitale de l'empire, les deux entités se séparèrent bientôt politiquement et religieusement.
Mais au début de l'époque impériale, personne ne songeait à mettre en cause l'unité de l'empire. C'est au contraire la période où la différence entre les nations dominées et la cité dominante tendait à s'effacer. Plus le peuple de Rome sombrait dans la décadence, plus les Césars se considéraient comme les maîtres de tout l'empire, comme les seigneurs de Rome et des provinces, et non comme chargés de gouverner les provinces au nom de Rome. La Rome qui – aristocratie et peuple – se faisait nourrir par les provinces, mais n'était pas en état de fournir par elle-même suffisamment de soldats et de fonctionnaires pour gouverner les provinces, cette Rome-là constituait pour l'empire des Césars un élément de faiblesse, pas de force. Ce que Rome prélevait sur les provinces était perdu pour les Césars, et cela sans contrepartie. Cela amena les empereurs, dans leur propre intérêt, à lutter contre la place privilégiée de Rome et à finir par la supprimer.
La citoyenneté romaine fut donc généreusement accordée aux provinciaux. Nous en voyons entrer au sénat et occuper de hautes fonctions. Les Césars furent les premiers à mettre en pratique le principe de l'égalité des hommes sans considération de l'origine : tous les êtres humains étaient leurs serviteurs au même degré et étaient appréciés uniquement à l'aune de leur utilité sans distinction de la personne, qu'ils soient sénateurs ou esclaves, Romains, Syriens ou Gaulois. Au début du troisième siècle, le processus de fusion et de nivellement entre les nations avait assez progressé pour que Caracalla puisse oser conférer la citoyenneté romaine à tous les habitants des provinces et abolir de ce fait toute différence formelle entre les dominateurs et les dominés, maintenant que toute différence essentielle avait dans les faits disparu depuis longtemps. Ce fut l'un des empereurs les plus lamentables qui fut donc manifestement le héraut d'une des idées les plus élevées de cette époque, une idée que le christianisme aimerait bien revendiquer pour lui-même. Et le motif qui inspira son décret au despote était parfaitement affligeant : le besoin d'argent.
Sous la République, les citoyens romains avaient été exemptés d'impôts à partir du moment où le butin en provenance des provinces conquises avait commencé à devenir substantiel. « Après la victoire sur Persée, Aemilius Paullus versa, pris sur le butin macédonien, 300 millions de sesterces au trésor public, et à partir de ce moment-là, le peuple romain fut exonéré de taxes. » 41 Mais à partir d'Auguste, la crise financière en aggravation constante avait progressivement amené à imposer de nouveau de nouvelles charges fiscales frappant également les citoyens romains. Si la « réforme » de Caracalla faisait des provinciaux des citoyens romains, c'était pour ajouter à leurs impôts ceux des citoyens romains, que le génie financier impérial s'empressa immédiatement de doubler. D'un autre côté, il augmenta le budget militaire de 61 millions de marks. Rien d'étonnant à ce que cette « réforme des finances » n'ait pas suffi, et qu'il en ait fallu d'autres, comme celle, effrontée, et pas la moins importante, consistant à détériorer et falsifier la monnaie.
La décadence généralisée favorisait encore d'une autre manière la propagation d'un état d'esprit international et l'extinction des préjugés nationaux.
Le dépeuplement et la corruption à Rome arrivèrent au point que les Romains, après avoir cessé de fournir des soldats, cessèrent bientôt aussi de produire des fonctionnaires capables. On peut suivre ce processus au vu de la liste des empereurs eux-mêmes. Les premiers empereurs étaient encore des descendants de vieilles familles aristocratiques de la gens Iulia ou de la gens Claudia. Mais Caligula, le troisième empereur de la gens Iulia, était déjà fou, et avec Néron, l'aristocratie romaine montra la faillite de sa capacité à gouverner. Le successeur de Néron, Galba, était encore issu d'une lignée de patriciens romains, mais Othon, qui lui succéda, venait d'une famille noble étrusque, vient ensuite Vitellius, qui était un plébéien originaire d'Apulie. Vespasien, enfin, qui fonda la dynastie des Flaviens, était un plébéien de la tribu des Sabins. Mais les plébéiens italiques se révélèrent bientôt tout aussi corrompus et incapables de gouverner que les aristocrates romains, et au misérable Domitien, le fils de Vespasien, succéda après le court interrègne de Nerva l'Espagnol Trajan. Il inaugure la liste des empereurs espagnols qui règnent pendant presque un siècle jusqu'à la faillite politique de Commode.
Aux Espagnols succède avec Septime Sévère une dynastie africano-syrienne ; après l'assassinat du dernier représentant de cette dynastie, Alexandre Sévère, c'est déjà un Thrace d'ascendance gothique, Maximin, qui ceignit la couronne que lui offraient les légions, signe avant-coureur de l'époque où Rome allait être gouvernée par des Goths. De plus en plus, les provinces étaient atteintes par la décomposition générale, de plus en plus il devint nécessaire de recourir à du sang frais, barbare, non-romain, pour insuffler de l'énergie à l'empire agonisant. Il fallait aller de plus en plus loin des centres de la civilisation pour chercher, non seulement les soldats, mais aussi les empereurs.
Nous avons vu plus haut comment des esclaves dotés de charges à la cour dominaient des hommes libres, nous voyons maintenant les Romains dominés par des provinciaux, et même des Barbares assis sur le trône impérial, et à qui était rendu un culte divin. Tous les préjugés de races et de classes de l'antiquité païenne ne pouvaient, dans cet environnement, que s'effacer, et apparaître, de plus en plus nettement, le sentiment de l'égalité de tous.
Ce sentiment apparut de bonne heure déjà chez certains esprits, bien avant que la situation que nous venons de décrire, l'ait transformé en lieu commun. Cicéron écrit par exemple (De officiis, 3, 6) : « Affirmer qu'il faut traiter ses concitoyens avec des égards, mais que cela ne s'applique pas aux étrangers, c'est disjoindre les liens qui unissent l'espèce humaine, et de la sorte faire disparaître radicalement la bienfaisance, la générosité, la bonté et la justice. » Nos historiens idéologiques confondent ici comme ailleurs, naturellement, la cause et l'effet et cherchent dans des phrases du même genre, que les « âmes pieuses » trouvent dans l'évangile, et les « partisans des lumières » chez des philosophes païens, la cause de l'adoucissement des mœurs et du dépassement de la nation par le concept d'humanité. Mais ils jouent de malchance, car, en tête des « esprits nobles et supérieurs » qui seraient à l'origine de cette révolution dans les têtes, on voit défiler des monstres sanguinaires dépravés, des débauchés, comme Tibère, Néron, Caracalla, et un peloton de charlatans et de philosophes à la mode pleins de fatuité du genre de Sénèque, Pline le jeune, Apollonios de Tyane ou Plotin.
Les chrétiens de condition élevée, soit dit en passant, surent du reste rapidement s'adapter à cette honorable compagnie, citons un seul exemple : parmi les nombreuses concubines et concubins qu'entretenait l'empereur Commode (180 à 192), Marcia, une pieuse chrétienne et fille adoptive de Hyacinthe, presbyter de la communauté chrétienne de Rome, avait l'honneur de figurer au premier rang. Elle avait suffisamment d'influence pour obtenir la libération d'une série de chrétiens déportés. Mais elle en vint progressivement à ne plus supporter son amant impérial, sa violence sanguinaire lui inspira peut-être des craintes pour sa propre vie. Bref, elle participa à un complot contre la vie de l'empereur et prit en charge l'exécution du projet meurtrier. Dans la nuit du 31 décembre 192, cette bonne chrétienne tendit à son amant qui était loin de rien soupçonner un breuvage empoisonné. Et comme les effets tardaient à se faire sentir, bien qu'il fût déjà sans connaissance, elle l'étrangla.
Tout aussi caractéristique est l'histoire de Callistus, un protégé de Marcia :
« Ce Callistus, étant très doué pour les affaires d'argent, avait dans la première partie de sa vie géré lui-même un établissement bancaire. Il avait été d'abord l'esclave d'un chrétien de haute condition qui lui remit une somme importante pour qu'il la fasse fructifier dans des transactions bancaires. Mais, ayant détourné les nombreux dépôts faits par des veuves et d'autres créanciers confiants dans le sérieux et l'honnêteté du maître, il fut convoqué pour rendre des comptes. Le serviteur indélicat prit la fuite, fut rattrapé et envoyé au bagne par son maître. Libéré sur les instances de frères chrétiens, puis envoyé par le préfet dans les mines de Sardaigne, il parvient à obtenir l'appui de Marcia, la maîtresse de Commode la plus influente, dont l'intercession lui vaut d'être libéré, avant d'être élu peu après évêque de Rome. » 42
Kalthoff estime possible que les deux récits de l'évangile qui parlent de l'intendant déloyal qui « se fait des amis avec Mammon l'injuste » (Luc 16, 7 à 9) et de la grande pécheresse à qui « beaucoup de péchés seront pardonnés parce qu'elle a beaucoup aimé » (Luc 7, 36 à 48) aient été insérés pour « donner l'interprétation et la sanction de l'Eglise » aux personnalités douteuses de Marcia et Callistus qui ont tenu un rôle si important dans la communauté chrétienne de Rome.
Encore une contribution à la genèse des évangiles.
Callistus n'a pas été le dernier évêque et pape à devoir sa fonction à une courtisane, et l'assassinat de Commode n'a pas été le dernier crime de sang commis par un chrétien. La férocité sanguinaire de beaucoup de papes et d'empereurs est connue.
Le prétendu « adoucissement et raffinement des mœurs » qui aurait été introduit pas le christianisme est donc très particulier. Pour comprendre ses limites et ses contradictions, il faut aller voir du côté de leurs racines économiques. Les belles théories morales de cette époque ne les expliquent pas.
Et il en est de même de l'état d'esprit international.