1908 |
Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013 |
Les origines du christianisme
IIème partie. La société romaine à l'époque impériale.
3. Climat intellectuel et moral de la Rome impériale
d. Humanité
1908
Mais, nous diront les défenseurs du christianisme, cette description est unilatérale et donc inexacte. Bien sûr, les chrétiens n'étaient que des hommes et ne pouvaient se soustraire à l'empreinte dégradante de leur environnement. Mais ceci n'est qu'une des faces du christianisme. Sur l'autre face, nous trouvons cependant qu'il développe une morale bien supérieure à celle de l'antiquité, une humanité élevée, une miséricorde infinie, qui s'étendent à tout ce qui porte visage humain, ceux d'en bas comme ceux d'en haut, les étrangers comme les concitoyens, les ennemis comme les amis ; qu'il prêche la fraternisation des hommes de toutes les classes et de toutes les races. Cette morale ne peut s'expliquer par le siècle où le christianisme est apparu ; elle est d'autant plus admirable qu'elle a été enseignée à une époque de la plus profonde déliquescence morale ; sur ce point, le matérialisme historique est pris en défaut, ici nous avons un phénomène qui ne peut s'expliquer que par la grandeur hors du commun d'une personnalité totalement détachée des conditions d'espace et de temps, d'un homme-Dieu, ou bien, pour recourir au jargon moderne, d'un surhomme.
Voilà pour nos « idéalistes ».
Qu'en disent les faits ? Premier point : la charité envers les pauvres et l'humanité envers les esclaves. Est-ce que ces deux phénomènes sont l'apanage exclusif du christianisme ? Il est exact que nous ne trouvons dans l'antiquité que peu de choses relevant de la charité. La raison en est simple : la charité suppose au préalable la pauvreté à une échelle de masse. Or la vie intellectuelle de l'antiquité avait ses racines dans un système d'organisation communiste, dans la propriété commune de la maisonnée, de la cité, de la communauté, qui conféraient à leurs membres un droit sur leurs produits et leurs moyens de production communs. Il y avait rarement d'occasion de faire des aumônes.
On ne confondait pas l'hospitalité avec la charité. L'hospitalité était dans l'antiquité une pratique générale. Mais elle représente une relation entre égaux, alors que la charité repose sur l'inégalité sociale. L'hospitalité comble celui qui est reçu comme celui qui reçoit. La charité, en revanche, élève celui qui la fait, rabaisse et humilie celui qui la reçoit.
Dans les villes d'une certaine importance, nous l'avons vu, commença à se former un prolétariat de masse. Mais celui-ci possédait ou conquit un pouvoir politique et l'utilisa pour s'approprier la jouissance d'une partie des produits de consommation dont le travail des esclaves et l'exploitation des provinces alimentaient les riches et l’État. Grâce à la démocratie et à leur pouvoir politique, ces prolétaires n'avaient donc pas non plus besoin qu'on leur fasse la charité. Il n'y a de charité que là où non seulement il règne une misère de masse, mais aussi où le prolétariat est dépourvu de droits et de pouvoir, des conditions qui ne furent largement remplies qu'à l'époque impériale. Il n'est donc pas étonnant que l'idée de la charité ait seulement commencé à ce moment-là à se répandre dans la société romaine. Mais elle n'avait pas son origine dans une morale supérieure et surnaturelle du christianisme.
Dans les premiers temps de l'empire, les Césars pensaient encore qu'il était souhaitable d'acheter, outre les faveurs de l'armée, celles du prolétariat de la capitale, avec du pain et des jeux. Néron se distingua particulièrement dans ce domaine. Et dans nombre de grandes villes des provinces également, on cherchait de cette façon à maintenir le calme dans les couches inférieures de la population.
Mais cela ne dura pas longtemps. L'appauvrissement croissant de la société contraignit vite à réduire les dépenses de l’État, et les Césars commencèrent naturellement par les prolétaires, qui maintenant ne leur faisaient plus peur. Sans doute jouait aussi le désir de remédier au manque croissant de main-d’œuvre. Si les distributions de pain étaient suspendues, les prolétaires en état de travailler étaient obligés de chercher à s'employer, par exemple de se louer aux grands propriétaires terriens comme colons ou emphytéotes.
Mais le besoin de main-d’œuvre lui-même faisait désormais surgir de nouveaux modes d'aide aux pauvres.
A l'époque impériale, toutes les vieilles organisations sociales se décomposent, pas seulement les communautés rurales, mais aussi les maisonnées et les grandes familles. Tout le monde ne pense qu'à soi, les rapports de parenté se dissolvent comme les relations politiques, l'engagement en faveur de la parentèle s'éteint comme l'engagement pour la cité et l’État. Les orphelins en étaient les premières victimes. Sans parents, ils étaient sans défense dans le monde, personne ne s'occupait d'eux. Le nombre d'enfants livrés à eux-mêmes augmentait d'autant plus que, dans cette situation d'appauvrissement généralisé, et alors que le don de soi était un vertu en voie d'extinction, de plus en plus de gens faisaient tout pour écarter d'eux les charges d'une famille. Les uns choisissaient de rester célibataires et se rabattaient sur la prostitution, la prostitution masculine prospérant particulièrement ; d'autres, mariés, s'efforçaient au moins de s'abstenir de procréer. Dans un cas comme dans l'autre, ces comportements contribuaient bien sûr puissamment au dépeuplement, au déficit de main-d’œuvre, et donc à l'appauvrissement de la société. Par ailleurs, beaucoup de ceux à qui naissaient des enfants, trouvaient plus pratique de se débarrasser d'eux en les exposant dans la rue. Ce phénomène atteignait des dimensions énormes. Les interdictions étaient totalement inefficaces. Et ainsi, la question, d'une part, de la prise en charge des enfants abandonnés, d'autre part des enfants de familles pauvres, devenait de plus en plus brûlante. Elle préoccupait aussi beaucoup les premiers chrétiens. L'aide à apporter aux orphelins était leur souci permanent. Non seulement la pitié, mais aussi la nécessité de se procurer des forces de travail et des soldats poussait à organiser un système qui assure l'entretien des orphelins, des enfants trouvés et des enfants de prolétaires.
Sous le règne d'Auguste, nous rencontrons déjà des démarches allant dans cette direction, elles deviennent réalité pratique au deuxième siècle. Les empereurs Nerva et Trajan ont été les premiers à créer, d'abord en Italie, des fondations gagées sur des domaines, soit achetés par l’État, soit mis en fermage, soit encore hypothéqués. Les revenus des intérêts des fermages et des hypothèques étaient destinés à financer l'éducation d'enfants dans la pauvreté, et en premier lieu, d'orphelins. 34
Dès son accession au trône, Hadrien développa cette institution qui, sous Trajan, était destinée à 5000 enfants environ. D'autres empereurs l'élargirent ensuite encore. En même temps, une politique sociale communale voyait le jour parallèlement à celle de l’État. Des initiatives privées l'avait précédée. La plus ancienne fondation privée d'aide sociale que nous connaissions remonte à l'époque d'Auguste. Helvius Basila, qui avait été préteur, légua aux citoyens d'Atina dans le Latium 88 000 marks pour distribuer du pain à un nombre malheureusement non précisé d'enfants. 35 Des fondations de ce type sont mentionnées en grand nombre à l'époque de Trajan. Célia Macrina, une dame fortunée de Tarracina qui avait perdu son fils, fit don d'un million de sesterces (plus de 200 000 marks) dont les intérêts devaient servir à nourrir cent garçons et autant de filles ; Pline le jeune créa en 97 dans sa ville natale de Comum (Côme) une fondation d'aide à l'enfance dans la pauvreté, les revenus annuels d'un domaine agricole valant 500 000 sesterces y étant consacrés. Il fonda des écoles, des bibliothèques, etc...
Mais toutes ces fondations ne pouvaient inverser la tendance au dépeuplement de l'empire. Celle-ci avait des racines trop profondes dans les rapports économiques et s'amplifiait au fur et à mesure que le déclin gagnait. L'appauvrissement général finit par tarir les sources d'où provenait l'aide à l'enfance et précipita dans la faillite l’État et les fondations.
Müller suit cette évolution :
« Leur existence est attestée pendant 150 ans. Hadrien augmenta les montants revenant aux enfants. Antonin le Pieux accorda de nouvelles sommes à cet effet. Les garçons et les filles de Cupramontana, une ville du Picenum, lui dédièrent une inscription en 145, de même ceux et celles de Sestinum en Ombrie en 161. Une dédicace semblable de Ficulea dans le Latium témoigne de la même activité chez Marc-Aurèle. Il semble que la fondation ait atteint son plus grand développement dans les premières années de ce règne ; à partir de là, vu la situation déplorable de l'empire, tout se mit à péricliter. Pressé par les besoins générés en permanence par les guerres, besoins qui l'amenèrent même à vendre aux enchères les bijoux de la couronne et autres objets précieux de la maison impériale, Marc-Aurèle semble en être venu à mettre la main sur les capitaux de l'aide sociale et à transférer le paiement des intérêts à la caisse de l’État. Sous le règne de Commode, neuf années de suite, celle-ci ne put pas faire face à ses obligations, et Pertinax, n'étant pas en mesure de payer les arriérés, fut contraint de les annuler. Mais la situation de la fondation semble s'être de nouveau améliorée. A la fin du troisième siècle, la présence d'un fonctionnaire est attestée. Mais elle s'éteint ensuite. Elle n'existait plus sous Constantin. » 36
L'extension de la pauvreté étranglait les fondations, mais l'idée de la bienfaisance, elle, se maintenait. La misère augmentant, elle ne pouvait que se renforcer. Elle n'est absolument pas propre au christianisme seul, il la partage avec son époque à qui elle était imposée non par de hautes considérations morales, mais par la décadence économique.
Mais l'engouement pour les œuvres de charité s'accompagnait aussi d'une autre particularité moins aimable : il était de bon ton de faire étalage des aumônes accordées. Pline, que nous venons de citer, nous en fournit un exemple. Ce n'est que par lui que nous savons quelque chose de ses institutions charitables ; il les a décrites par le menu dans des écrits destinés au public. Quand nous voyons comment Pline exhibe ses sentiments et quelle admiration il manifeste pour sa propre grandeur d'âme, nous n'avons pas l'impression que cela prouve en rien la grandeur morale de « l'âge d'or » de l'empire romain, de sa période la plus heureuse, suivant l'expression de Gregovorius xii 37 , en cela en accord avec la majorité de ses collègues, mais bien plutôt la fatuité de cette période, un complément édifiant de son arrogance de clerc et de sa pieuse hypocrisie.
C'est Niebuhr xiii , qui, à notre connaissance, porte le jugement le plus sévère sur Pline, en lui reprochant sa « puérile vanité » et son « humilité feinte » 38 .
La générosité envers les esclaves, dont on prétend qu'elle était une particularité du christianisme, est logée à la même enseigne que la charité.
Notons avant tout que le christianisme, du moins tel qu'il était quand il devint religion d’État, ne songea pas un instant à mener une lutte de principe contre l'esclavage. Il n'a rien fait pour l'abolir. Si l'exploitation lucrative des esclaves a cessé à l'époque du christianisme, cela s'est fait pour des raisons totalement étrangères à quelque opinion religieuse que ce soit. Nous les avons déjà examinées. Ce fut le déclin militaire de Rome qui enraya l'apport d'esclaves à vil prix et ôta à leur exploitation son caractère profitable. L'esclavage de luxe, par contre, se maintint au-delà de l'existence de l'empire, et mieux, à la même époque que celle où apparut le christianisme, apparut dans le monde romain une nouvelle catégorie d'esclaves, les eunuques, qui jouent un rôle important précisément sous les empereurs chrétiens à partir de Constantin. Mais nous les trouvons déjà à la cour de Claude, le père de Néron (Suétone, Tiberius Claudius Drusus, Chap. 28, 44.)
L'idée d'abolir l'esclavage était étrangère aux prolétaires libres eux-mêmes. Ils cherchaient à améliorer leur situation en soutirant davantage aux riches et à l’État sans travailler eux-mêmes, ce qui n'était possible que sur la base de l'exploitation des esclaves.
Il est significatif que dans l’État communiste d'avenir persiflé par Aristophane dans « l'Assemblée des Femmes », l'esclavage continue à exister. La différence entre possédants et non-possédants disparaît, mais seulement pour les hommes libres ; pour eux, tout devient propriété commune, même les esclaves, qui assurent la continuité de la production. C'est certes une comédie bouffonne, mais elle est tout à fait conforme à la façon de penser antique.
Nous trouvons une façon de penser analogue dans une brochure datant du quatrième siècle avant J.C. et traitant des sources de la prospérité publique en Attique – brochure citée par Pöhlmann xiv dans son ouvrage.
Cet écrit exige – citons Pöhlmann - « une extension considérable de la surface économique publique de l’État dans les échanges et la production » . Et en tout premier lieu que l’État achète des esclaves pour l'exploitation des mines d'argent. Le nombre des esclaves appartenant à l’État doit être accru de telle sorte qu'au final, pour chaque citoyen, il y ait trois esclaves. Ce qui permettrait alors à l’État d'accorder à chacun de ses citoyens au moins le revenu minimum d'existence. 39
Le professeur Pöhlmann considère que cette fameuse proposition est typique du « radicalisme collectiviste » et du « socialisme démocratique », qui voudrait étatiser tous les moyens de production dans l'intérêt du prolétariat. En vérité, elle caractérise la situation particulière du prolétariat antique et l'intérêt qu'il avait au maintien de l'esclavage. Mais la façon dont Pöhlmann l'interprète est typique de l'incompréhension de la science bourgeoise, pour qui toute étatisation de la propriété, jusques et y compris de la propriété des êtres humains, est du « collectivisme », toute mesure prise dans l'intérêt du prolétariat est du « socialisme démocratique », et peu importe que ce prolétariat soit dans le camp des exploiteurs ou des exploités.
En conformité avec l'intérêt que les prolétaires tiraient de l'esclavage, on ne trouve nulle part dans la pratique révolutionnaire du prolétariat romain une opposition de principe à ce que des êtres humains soient la propriété d'autres êtres humains. Ce qui explique que les esclaves se soient à l'occasion prêtés à la répression d'un soulèvement de prolétaires. Ce sont des esclaves qui, sous la conduite d'aristocrates, donnèrent le coup de grâce au mouvement prolétaire de Caïus Gracchus. Cinquante ans plus tard, ce sont des prolétaires romains qui, sous la conduite de Marcus Crassus, réprimèrent les esclaves révoltés menés par Spartacus.
Il ne faut pas confondre abolition générale de l'esclavage, une mesure à laquelle personne ne pensait sérieusement, et la façon de traiter les esclaves. Et là, il faut convenir que dans le christianisme, apparaît un adoucissement considérable des conceptions, avec la reconnaissance des droits humains des esclaves ; et celui-ci contraste violemment avec la situation misérable des esclaves du début de l'époque impériale, où, comme nous l'avons vu, le corps et la vie de l'esclave étaient livrés à la merci des humeurs de son maître, celui-ci faisant souvent l'usage le plus cruel de son droit.
Le christianisme s'est certes opposé résolument à ce type de traitement. Mais cela ne veut pas dire qu'il entrait en opposition avec l'esprit de son époque, qu'il était seul à défendre les droits des esclaves.
Quelle était la classe sociale qui revendiquait le droit de maltraiter à sa guise et de tuer les esclaves ? Bien sûr celle des riches propriétaires fonciers, et avant tout l'aristocratie.
Mais la démocratie, le peuple d'en-bas, qui lui-même ne possédait pas d'esclaves, n'avait pas le même intérêt que les grands esclavagistes à voir maintenu le droit de les maltraiter. Certes, tant que la couche des petits paysans, qui avaient eux aussi des esclaves, ou du moins que les traditions de cette catégorie sociale prédominèrent dans le peuple romain, rien n'incitait celui-ci à prendre parti en faveur des esclaves.
Mais progressivement s'instaura un basculement dans l'opinion, non pas parce que la morale aurait atteint un niveau supérieur, mais parce que la composition du prolétariat romain se modifiait. Il comptait de moins en moins de Romains nés libres, surtout de moins en moins de petits paysans dans ses rangs ; par contre, le nombre des esclaves affranchis qui, eux aussi, accédaient à la citoyenneté romaine, augmentait énormément, si bien que, pendant l'époque impériale, c'est eux qui constituaient la majorité de la population de Rome. Les raisons d'affranchir les esclaves étaient très diverses. Chez un nombre élevé de citoyens restés sans enfants, ce qui était un cas fréquent à cette époque où l'on craignait de plus en plus les charges liées au mariage et à la progéniture, le caprice ou bien un tempérament bienveillant les amenait à ordonner par disposition testamentaire l'affranchissement de leurs esclaves après leur mort. Plus d'un affranchit déjà de son vivant l'un ou l'autre de ses esclaves, en récompense de mérites particuliers, ou bien par goût de l'ostentation, car quand on affranchissait beaucoup d'esclaves, on passait pour riche. D'autres étaient affranchis par calcul politique, car l'affranchi, devenu la plupart du temps le client de son ancien maître, restait dépendant de lui, tout en acquérant des droits politiques. Il augmentait donc l'influence politique de son maître. Enfin, les esclaves avaient le droit de faire des économies et d'acheter leur liberté avec les sommes épargnées, et plus d'un maître faisait là une bonne affaire, quand un esclave qu'il avait usé jusqu'à la corde, se rachetait pour un prix qui lui permettait d'en acquérir un nouveau tout frais dont les forces étaient encore intactes.
Plus les esclaves étaient nombreux dans la population, plus augmentait le nombre des affranchis. Le prolétariat libre se recrutait désormais de plus en plus non plus parmi les paysans, mais parmi les esclaves. Or, le même prolétariat se confrontait politiquement à l'aristocratie esclavagiste à laquelle il s'efforçait d'arracher des droits politiques et du pouvoir politique auxquels étaient liés des bénéfices économiques extrêmement tentateurs. Il n'est donc pas étonnant que dans la démocratie romaine, se soit manifesté un mouvement de sympathie pour les esclaves précisément à cette époque, alors que les excès des propriétaires traitant leurs esclaves comme des bêtes atteignaient des sommets.
A cela s'ajoutait encore un autre phénomène.
Quand les Césars arrivèrent au pouvoir, leur maisonnée, comme celle de tous les Romains distingués, était gérée par des esclaves et des affranchis. Les Romains avaient beau être tombés bien bas, un citoyen né libre aurait estimé en-dessous de sa dignité de se louer pour des services personnels même auprès du plus puissant de ses concitoyens. Or, la maisonnée des Césars devenait maintenant la cour impériale, leurs employés domestiques devenaient des employés de celle-ci. Ils devinrent le point de départ d'un nouvel appareil d'administration de l’État, juxtaposé à celui hérité de la République. Et c'est le premier qui de plus en plus gérait les affaires réelles et gouvernait l’État, tandis que les charges héritées de l'époque républicaine devenaient de façon croissante des titres sans contenu réel, propres à flatter la vanité, mais dépourvus de pouvoir effectif.
Les esclaves et les affranchis de la cour impériale devinrent les maîtres du monde, et du même mouvement, en usant de malversations, chantages et corruption, ses exploiteurs les plus prospères. Friedländer en fait un excellent tableau dans son histoire des mœurs de la Rome impériale que nous avons déjà citée à plusieurs reprises : « Les richesses accumulées en raison de leur position privilégiée étaient une des sources principales de leur puissance. A une époque où les richesses des affranchis étaient proverbiales, assurément, seule une infime minorité était en état de se mesurer avec ces serviteurs impériaux. Narcisse possédait 400 millions de sesterces (87 millions de marks), la plus grosse fortune connue de toute l'antiquité ; Pallas, 300 millions (65 ¼ millions de marks). Calliste, Epaphrodite, Doryphore et d'autres un patrimoine à peine moins colossal. Quand un jour Claude gémit que les caisses impériales étaient à sec, on disait à Rome qu'il nagerait dans l'opulence si ses deux affranchis (Narcisse et Pallas) l'admettaient dans leur association. »
Effectivement, une source de revenus d'un certain nombre d'empereurs consistait à contraindre des esclaves et des affranchis fortunés à partager le fruit de leurs escroqueries et de leurs chantages avec eux.
« A la tête de richesses aussi gigantesques, le luxe et la splendeur des affranchis impériaux surpassaient celle des grands personnages de Rome. Leurs palais étaient les plus magnifiques de Rome, celui de Posides, l'eunuque de Claude, faisait, selon Juvénal, de l'ombre au Capitole, et ils resplendissaient d'un luxe colossal fait des produits les plus rares et les plus précieux du monde entier ... Mais les affranchis impériaux ornèrent aussi Rome et d'autres villes de la monarchie de somptueux bâtiments d'utilité publique. Cléandre, le puissant affranchi de Commode, consacra une partie de son immense fortune à l'édification de maisons, de thermes ainsi que d'autres établissements utiles aussi bien à des particuliers qu'à des villes entières ».
Cette ascension de nombre d'esclaves et d'affranchis frappait d'autant plus les esprits qu'on pouvait la comparer avec le déclin financier parallèle de la vieille aristocratie foncière. Elle offrait un spectacle qui rappelle celui de l'ascension actuelle de l'aristocratie juive de la finance. Et si aujourd'hui les aristocrates de naissance en faillite caressent les Juifs fortunés quand ils en ont besoin, tout en les haïssant et les méprisant au fond de leur cœur, les esclaves et les affranchis impériaux étaient traités de la même manière.
« La plus haute aristocratie de Rome rivalisait d'hommages et d'honneurs rendus aux tout puissants serviteurs de l'empereur, quelque mépris et quelque haine abyssale que pussent concevoir en leur for intérieur ces descendants de glorieuses lignées ancestrales pour des individus issus de nations détestées, marqués de façon indélébile de la honte de la servitude, et qui du reste, juridiquement, se situaient sous bien des rapports encore en-dessous des mendiants nés libres. »
En apparence, la position des serviteurs de l'empereur était très modeste, totalement subordonnée aux dignitaires de haute naissance.
« En réalité, la relation était très différente, et même s'inversait très souvent, et les 'esclaves' immensément méprisés avaient la satisfaction se voir 'admirer et féliciter par des hommes libres et nobles', de voir les plus hauts personnages de Rome s'humilier profondément devant eux ; peu nombreux étaient ceux qui s'aventuraient à les traiter comme des domestiques … Pour Pallas, une grossière flatterie inventa de toutes pièces un arbre généalogique qui le faisait descendre du roi d'Arcadie du même nom, et un descendant des Scipions proposa au Sénat une adresse de remerciement, au motif que ce rejeton d'une maison royale faisait passer son antique noblesse derrière le bien de l’État et condescendait à être le serviteur d'un prince. Sur proposition d'un des consuls (en 52), on lui offrit les insignes de préteur et un important présent en argent (15 millions de sesterces). » Pallas n'accepta que les insignes.
Le sénat décida alors de manifester solennellement sa reconnaissance à Pallas. « Ce décret fut publié sur un écriteau de bronze apposé à côté d'un Jules César en armes, et qui vantait ce propriétaire de 300 millions de sesterces comme un modèle de désintéressement total. L. Vitellius, le père de l'empereur du même nom, un homme très haut placé, mais dont à vrai dire la virtuosité à jouer de la bassesse suscitait même alors l'étonnement, révérait parmi ses dieux domestiques des portraits en or de Pallas et de Narcisse …
« Mais rien n'est plus significatif de la position dont jouissaient ces anciens esclaves que le fait qu'ils pouvaient se permettre de contracter mariage avec les filles de familles distinguées et même apparentées à la maison impériale, et ce à une époque où la noblesse s'enorgueillissait immensément de l'ancienneté de ses origines et d'une longue lignée de nobles ancêtres. » 40
C'est ainsi que les citoyens romains, les maîtres du monde, en étaient venus à être gouvernés par des esclaves et d'ex-esclaves et à s'incliner devant eux.
Cela ne pouvait évidemment manquer de se répercuter dans les conceptions de l'époque sur l'esclavage en général. Les aristocrates pouvaient bien d'autant plus haïr les esclaves qu'ils étaient contraints de s'incliner devant certains d'entre eux, la masse du peuple conçut du respect pour les esclaves, et ceux-ci commençaient à prendre conscience d'eux-mêmes.
D'un autre côté, le césarisme s'était formé dans la lutte de la démocratie, elle-même constituée en grande partie d'anciens esclaves, contre l'aristocratie des grands esclavagistes. Celle-ci, pas aussi facile à acheter que les masses populaires non-possédantes, était la seule rivale de quelque importance à laquelle les Césars nouveaux venus se virent confrontés dans la lutte pour le pouvoir ; les grands propriétaires d'esclaves représentaient sous l'empire l'opposition républicaine, dans la mesure où on pouvait encore parler d'opposition. Les esclaves et les affranchis étaient en revanche les plus fidèles soutiens des empereurs.
Tout cela ne pouvait manquer de promouvoir un état d'esprit favorable aux esclaves, non seulement dans le prolétariat, mais aussi à la cour impériale et dans les milieux qui se laissaient guider par elle, un état d'esprit que les philosophes de cour tout comme les prédicateurs de rue traduisaient dans un langage très énergique.
On pourrait citer une foule d'exemples et de formulations allant dans ce sens, mais nous n'allons retenir qu'un fait significatif : l'indulgence de Néron, ce fou furieux, pour les esclaves et les affranchis. Il était pour cette raison en lutte perpétuelle avec le sénat aristocratique qui, si servile qu'il fût vis-à-vis de certains affranchis dans les sommets du pouvoir, ne cessait d'exiger les mesures les plus rigoureuses contre les esclaves et les affranchis en général. Ainsi le sénat demanda-t-il en 56 que « l'insolence » des affranchis soit brisée en donnant à leur ancien maître le droit de reprendre la liberté de ceux qui s'avéreraient être des « propres à rien », autrement dit pas suffisamment obéissants à son égard. Néron s'opposa avec la dernière énergie à cette motion. Il fit remarquer l'importance qu'avait prise l'état d'affranchi où se recrutaient bon nombre de chevaliers et même de sénateurs, et rappela le vieux principe romain suivant lequel, quelles que fussent les différences séparant les diverses classes du peuple, la liberté devait être un bien commun universel. Néron présenta une contre-motion refusant de restreindre les droits des affranchis, et contraignit un sénat pusillanime à l'adopter.
La situation en 61 se révéla plus compliquée. Le préfet urbain Pedanius Secundus avait été assassiné par un de ses esclaves. L'ancienne loi aristocratique exigeait pour le châtiment de ce crime l'exécution de l'ensemble des esclaves qui étaient présents dans la maison au moment du meurtre, ce qui signifiait dans ce cas pas moins de 400 personnes, dont des femmes et des enfants. Mais l'opinion publique soutenait des mesures plus modérées. Les masses populaires prenaient résolument position en faveur des esclaves, il semblait que le sénat lui-même fût prêt à se laisser entraîner par l'état d'esprit général. C'est alors que Caïus Cassius, le chef de l'opposition républicaine au sénat, descendant d'un des meurtriers de César, se lança dans une harangue véhémente pour exhorter le sénat à ne pas se laisser intimider et à fermer vigoureusement la porte à la clémence. Seule, la peur, dit-il, pouvait brider la lie de l'humanité. Le discours de cet extrémiste produisit un effet retentissant, personne ne répliqua au sénat, Néron lui-même se laissa intimider et jugea plus prudent de se taire. Les esclaves furent tous exécutés. Mais quand les aristocrates républicains, enhardis par cette victoire, déposèrent au sénat une motion qui demandait la déportation hors d'Italie des affranchis qui avaient vécu sous le même toit que les esclaves condamnés, Néron se leva, déclara que, puisque la coutume ancienne ne devait pas être tempérée par des sentiments de compassion, il ne fallait pas non plus la durcir. Et il fit échouer la proposition.
Néron institua également un juge à lui qui, comme le rapporte Sénèque, « devait procéder à une enquête sur les mauvais traitements infligés aux esclaves par leurs maîtres et mettre des bornes à la cruauté et à l'arbitraire des maîtres ainsi qu'à leur avarice concernant la nourriture des esclaves. » Le même empereur restreignit le nombre des jeux de gladiateurs et, selon Suétone, ne fit parfois exécuter aucun d'entre eux, même pas les criminels condamnés.
On rapporte une attitude semblable chez Tibère. Ces faits montrent clairement la stérilité d'une histoire moralisatrice ou tendancieusement politique qui se donne pour tâche de jauger les hommes du passé à l'aune morale ou politique de notre temps. Néron, matricide et assassin de sa femme, use de clémence et accorde la vie à des esclaves et des criminels ; le tyran défend la liberté contre les républicains ; le débauché déséquilibré pratique les vertus de l'humanité et de la charité avant les saints et les martyrs du christianisme, donne à manger aux affamés, à boire aux assoiffés, habille ceux qui sont nus – voyez sa générosité princière envers le prolétariat romain - ; il défend la cause des pauvres et des misérables : cette figure historique défie toutes les tentatives de l'évaluer à l'aune de la morale. Mais autant il est difficile et stupide de vouloir décider si Néron était dans le fond un brave gars ou une crapule, ou bien l'un et l'autre à la fois, comme on l'admet la plupart du temps aujourd'hui, autant il est facile de comprendre Néron et ses actes, ceux qui éveillent notre sympathie comme ceux qui nous révulsent, à partir de son époque et de sa position.
La bienveillance que la cour impériale comme le prolétariat éprouvaient pour les esclaves était vigoureusement entretenue par le fait que l'esclave cessait d'être une marchandise bon marché. D'un côté, cela mettait fin à cet aspect du travail des esclaves qui avait engendré les plus épouvantables brutalités, leur exploitation pour le profit. Il ne restait plus que l'esclavage de luxe qui dès le départ prenait des formes plus douces. Et celles-ci prenaient d'autant plus le dessus que les esclaves devenaient plus rares et plus chers, que la perte en cas de décès prématuré d'un esclave était plus importante, et qu'il était plus difficile de le remplacer.
Enfin, le service des armes n'étant plus qu'un souvenir de plus en plus lointain, cette tendance était renforcée par la répulsion croissante qu'éprouvaient beaucoup de citadins pour les effusions de sang. A cela s'ajoutait le cosmopolitisme qui enseignait à respecter également tout être humain sans considération de son origine et estompait les différences et les oppositions nationales.
Notes de K. Kautsky
34 cf. B. Matthias, Institutions alimentaires et économie agraire romaines – Annuaire statistique et économique, 1885, VI, p. 503 sq.
35 A. Müller, Politique de la jeunesse à l'époque impériale romaine, 1903, p. 21
36 ibid. p.7, 8.
37 L'empereur Hadrien, 1884
38 Histoire romaine, 1845, V, p. 312
39 Histoire du communisme dans l'antiquité, II, p. 252 sq.
40 Friedländer, Histoire des mœurs romaines, I, p. 42-47
Notes du traducteur
xii historien allemand (1821-1891)
xiii historien allemand (1776-1831)
xiv historien de l'antiquité (1852-1914)