2 janvier 1940
L’impôt que les paysans doivent payer à l’État soviétique est périodiquement modifié. Car les cultivateurs s’adaptent à chaque situation nouvelle de manière à défendre les produits de leur travail ; il faut dès lors rechercher sans cesse le moyen de les faire payer et, plus encore de les faire travailler pour payer, la tendance générale des exploités étant de produire moins sitôt que l’on leur enlève le plus gros du produit de leur travail. La loi du 28 août dernier, adoptée par le Conseil Suprême de l’Union a passé presque inaperçue à l’étranger tant les esprits étaient préoccupés par les événements internationaux ; nous n’en avons trouvé un commentaire – d’ailleurs excellent – que dans le Courrier socialiste1 (en langue russe), sous la signature du camarade A. Iougov. Cette loi mérite d’être connue, au moment où la Russie semble s’engager de plus en plus dans le conflit européen. N’oublions pas que les soldats qui attaquent la Finlande, dans les glaces polaires, sont des fils de cultivateurs en grande majorité. Tant vaut le moral des campagnes, tant vaut le moral de l’armée : ceci est plus vrai en urss que nulle part ailleurs. Et l’impôt joue un certain rôle très appréciable dans le moral des campagnes.
Rappelons le drame des dix dernières années. La collectivisation totale, en soumettant le cultivateur à une administration bureaucratique formée de membres du parti et en lui ravissant d’abord tout ce qu’il possédait, puis tout ce que la terre produisait, fit naître chez lui de telles réactions que ce fut la famine, la désorganisation de l’agriculture, la terreur dans les hameaux, la disparition du cheptel… Plutôt que de livrer son bétail au kolkhoze, c’est-à-dire à la coopérative agricole, qui n’était nullement en réalité une coopérative, mais une administration communiste, – le paysan le détruisait. Cette lutte entre plus de cent millions de ruraux et l’État stalinien dura des années et fit des millions de victimes. À la fin, l’État céda : il permit la reconstitution de la propriété privée du paysan, dans des limites satisfaisantes, mais à l’intérieur du kolkhoze. À partir de ce moment, l’agriculture renaît. Mais on voit le cultivateur labourer avec amour sa parcelle, soigner son petit bétail particulier, et négliger les terres du kolkhoze, et négliger le bétail du kolkhoze. Il eût fallu s’y attendre. L’État prélevait la part du lion sur les revenus collectifs, mais il ménageait les revenus individuels du paysan.
En 1939, l’État s’aperçoit que les cultivateurs commencent parfois à jouir d’une petite aisance, qu’ils doivent surtout à leur parcelle individuelle. En mai, un arrêté intervient pour empêcher que les cultivateurs ne s’attribuent des terres des kolkhozes. Il ne change rien. Le paysan considère le travail pour l’exploitation collective comme une corvée et il s’en acquitte le moins possible. En août, la loi nouvelle porte un coup droit aux derniers cultivateurs restés indépendants des kolkhozes ; l’impôt progressif qu’ils payeront absorbera jusqu’à 25 % de leur revenu.
La même loi taxe les paysans des kolkhozes sans en excepter les plus pauvres, ce que l’on fit toujours jusqu’à présent. Un revenu de 1000 roubles payera 50 roubles d’impôt. L’échelle progressive prévoit pour les membres des kolkhozes une imposition individuelle qui peut aller jusqu’à 13 pour cent du revenu, – ceci indépendamment des sommes versées à l’État par le kolkhoze lui-même.
Mais comment connaîtra-t-on les revenus d’Ivanov, de Sidorov, de Pétrov ? Va-t-on leur demander des déclarations ? On n’y a pas songé. Va-t-on pour les évaluer consulter les livres et les calculs de l’administration du kolkhoze et tenir compte de l’avis des intéressés ? Nullement. Les revenus du paysan seront évalués par les autorités d’après des moyennes régionales établies par les services du gouvernement. En d’autres termes, c’est l’État qui évaluera les revenus du contribuable et taxera ce dernier en conséquence.
Un autre trait saisissant de la nouvelle loi est celui-ci : sont exemptés de l’impôt, outre les invalides, les vieillards, les soldats en service actif, ce qui était déjà de règle, les instituteurs, les agronomes, les vétérinaires, les techniciens de l’agriculture, les directeurs et les membres des administrations locales. On voit que l’exemption est réservée au personnel technique et bureaucratique jouissant en général d’une aisance véritable.
Nous ne saurions mieux faire que citer ici le commentaire du camarade A. Iougov : « Pour la première fois, écrit-il, l’État soviétique, tout en frappant les paysans dont l’aisance s’accroît, encourage ouvertement l’enrichissement de la bureaucratie dirigeante… C’est nettement une loi politique ». Pour assurer sa stabilité, le régime stalinien doit s’efforcer d’enrichir la bureaucratie qui le maintient. Mais les événements internationaux vont sans doute l’obliger à se souvenir du paysan. Il serait trop dangereux de lui faire payer des impôts trop lourds et trop injustes quand on lui prend ses fils pour démembrer la Pologne, défendre la Mongolie annexée, assaillir la Finlande, tenir garnison en Lituanie…
9 janvier 1940
La guerre de Finlande, dans sa première phase tout au moins, devient pour Staline un cuisant échec. Que de mensonges, d’abord, pour la déclencher ! On forge un incident de frontière, coup classique, et l’on se refuse à l’éclaircir. On fait faire ensuite, dans l’urss entière, une campagne de meetings pour dénoncer à la population « l’agression finlandaise ». On forme enfin un gouvernement Kuusinen, à la tête duquel se trouve le secrétaire de l’Exécutif de l’Internationale communiste, réfugié à Moscou depuis vingt ans. Trait significatif : sur le cliché représentant Kuusinen signant le traité d’amitié que Staline vient de lui dicter, on voit Staline, Vorochilov, Motolov, Jdanov, quatre Russes ; mais on n’a pas trouvé un second réfugié finlandais à photographier avec eux, de même que l’on n’a pas trouvé un second Finlandais tant soit peu connu pour participer au gouvernement de Térioki… Le traité signé par cet exécutant docile, l’armée stalinienne franchit la frontière finlandaise, « à la demande du nouveau gouvernement populaire » qui s’est constitué sous l’égide du Guépéou dans un village abandonné à dix kilomètres des avant-postes soviétiques.
Sait-on que ces procédés inqualifiables sont mis en œuvre contre une petite république gouvernée par le plus authentique front populaire ? Il convient de le rappeler. Aux élections de juillet 1939, le Parlement de Helsinki vit se former une majorité comptant 85 socialistes et 56 paysans sur un total de 200 mandats.
La Finlande assaillie, ses villes bombardées sans merci, le gouvernement de l’urss feint d’ignorer ce qu’il fait lui-même et répond à la Société des Nations qu’il ne se passe rien, que la paix n’a jamais été mieux assurée dans cette région de l’Europe : à preuve le traité d’amitié signé avec M. Kuusinen. Staline entend tromper de même, et c’est beaucoup plus fou, son propre peuple. Pendant que l’artillerie tonne à trente kilomètres de Leningrad, le numéro de la Pravda du 21 décembre paraît sur douze pages avec 72 colonnes de textes dont 71 sont consacrées à la louange du Chef et une seule aux événements, à ce qui se fait dans le vaste monde : et dans cette dernière colonne un sobre communiqué de six lignes dit : « Canonnades et escarmouches en Finlande… » Les jours suivants apportent un flot d’étonnantes nouvelles à l’envahisseur partout repoussé, la petite Finlande tenant tête au colosse, les colonnes russes reculant, perdant leur matériel dans la neige, piétinant sur place. Enfin, paraît un communiqué officiel de l’armée rouge qui reconnaît l’échec en cherchant à l’expliquer avec une incroyable maladresse : la ligne Manherheim y est longuement comparée à la ligne Siegfried. Mais les revers se suivent, nous apprenons la défaite infligée à la 163e division russe.
L’explication de ces revers, nous croyons bien la connaître. L’état-major russe tenait sans nul doute à offrir au Secrétaire général du Bureau politique, pour son soixantième anniversaire, un communiqué de victoire. Il engagea pour cette raison des opérations hâtives, au cœur de l’hiver, dans des contrées sans routes, les colonnes de l’envahisseur ne pouvant compter pour leur ravitaillement que sur une seule voie ferrée, d’ailleurs éloignée, celle de Mourmansk. C’était, en présence d’un adversaire résolu à résister, courir à un échec et qui devait tourner au désastre, les envahisseurs, s’ils ne parvenaient pas à s’emparer des rares agglomérations, n’ayant aucun moyen de se soustraire à la fureur de l’hiver. Les Russes, repoussés une première fois, reprirent l’offensive dans les mêmes conditions et leur 163e division se fit détruire, d’après des relations qui paraissent dignes de foi. La seconde tentative s’explique par le désir de réparer un échec. Car le commandement de l’armée soviétique, privé des capacités par les épurations qui ont fait tomber les meilleures têtes par milliers, est formé d’hommes affolés par leur sentiment de responsabilité devant le Chef. Quand nous lisons que les Finlandais ont détruit des tanks et pris des canons, cela signifie que, par surcroît, les officiers supérieurs commandant les unités battues vont être traduits devant d’impitoyables tribunaux secrets et, pour la plupart, exécutés. La psychose de terreur ainsi créée dans l’armée soviétique diminue certainement la valeur technique des cadres sortis très amoindris de trois années d’épurations sanglantes.
L’hiver, la nature du pays, les fortifications existantes, le moral d’un peuple qui défend sa liberté, d’une part ; de l’autre, l’extrême difficulté des communications, les insuffisances d’un état-major décimé par le bourreau, les psychoses d’un régime totalitaire et le gâchis qu’elles provoquent, telles sont les principales raisons de l’échec essuyé par Staline au moment précis où les gazettes révélaient en lui « le plus grand stratège de tous les temps… » Cet échec est sérieux, grave même ; mais il ne remédie pas à une disproportion de forces vraiment tragique.
20-21 janvier 1940
Staline a fait répondre aux compliments que M. von Ribbentrop lui avait adressés à l’occasion de son soixantième anniversaire, le 21 décembre, que « l’amitié des peuples russe et allemand est scellée dans le sang… » La phrase est heureuse parce qu’elle est juste, bien qu’il ne s’agisse pas des peuples, mais de leurs pires ennemis. Les deux bureaucraties totalitaires ont fait amitié dans le sang. Dans quel sang ? Celui de leurs propres peuples d’abord, qui coule dans les camps de concentration et dans les tranchées, celui des peuples asservis, celui des hommes demeurés fidèles à la cause de l’homme, antistaliniens, socialistes de toutes nuances… Et ceci nous fait songer, une fois de plus, aux procès de Moscou. T’en souviens-tu, lecteur ? Te souviens-tu de tous ces vieux révolutionnaires que l’on a fusillés en les accusant d’être les « agents de l’Allemagne ». Et c’est pour pouvoir s’entendre avec Hitler qu’il a fallu les fusiller…
Nous avons sous les yeux des coupures de la presse soviétique de ce temps-là. Quelle époque de cynisme ! Lisons :
« Bandits trotskistes et bandits fascistes ont formé un ensemble écœurant, écrit la Pravda du 2 août 1936. Trotski, Zinoviev, Kamenev se sont révélés les complices de l’organisation criminelle dont le centre est à Berlin et dont les pattes sales rôdent dans tous les coins du monde à seule fin d’allumer l’incendie de la guerre pour la gloire des aventuriers fascistes et dans l’intérêt de la bourgeoisie impérialiste allemande ».
Nous traduisons mot à mot, pour mieux rendre le style d’une époque.
La Pravda du 31 août 1936 dit que Berlin « est le centre international de l’espionnage, du terrorisme et d’autres crimes accomplis conformément au plan de préparation de l’Allemagne à la guerre. Il serait malaisé de nommer un État dont les tribunaux n’aient pas eu à connaître des affaires d’espionnage, de corruption, de kidnapping, d’assassinat ou de tentatives d’assassinat, de faux et d’escroqueries organisées par les émissaires de Berlin ».
La Pravda du 26 janvier 1937 qualifiait « le livre d’Hitler », Mein Kampf, « cet évangile du brigandage fasciste ». La Pravda du 22 février1938 écrivait :
« La politique du fascisme allemand tend plus que jamais à de nouvelles agressions, à des conquêtes coloniales, au déchaînement de la guerre mondiale, à l’asservissement des États petits et faibles, à l’extension de la réaction, de l’obscurantisme et de la haine de l’homme partout où cette extension est possible… »
Les Izvestia du 12 juin 1937, commentant l’exécution du maréchal Toukhatchevski et de sept généraux de la révolution russe, reprenait : « Nous connaissons bien l’appétit du loup des cannibales fascistes. Nous savons qui rêve, dans des accès de concupiscence sanguinaire, des champs, des grandes usines et des richesses naturelles de l’Ukraine ». Pendant qu’il faisait massacrer les meilleures têtes du grand état-major soviétique, en les accusant de pactiser avec l’Allemagne, Staline négociait lui-même avec les chefs du IIIe Reich, dans le secret le plus rigoureux. (Et les faux qui servirent à le débarrasser de Toukhatchevski furent peut-être fabriqués sur sa demande…) Quelque chose de ces tractations occultes filtra dans la presse anglaise. Et les Izvestia du 14 juin 1937 publièrent le démenti suivant :
« Le Morning Post répète l’absurde légende selon laquelle l’urss accomplit une évolution décidée vers un rapprochement avec l’Allemagne fasciste ; le Morning Post cherche à effrayer les naïfs en suscitant le spectre d’un nouveau Rapallo… »
La conclusion, nous l’emprunterons, et c’est justice, à un journal nazi, la Frankfurter Zeitung, du 29 août 1939. Commentant le pacte Hitler-Staline, signé quelques jours auparavant, le correspondant de ce journal à Moscou écrivait :
« Il a fallu des mois pour réaliser le rapprochement entre l’Allemagne et l’Union soviétique. Pour ce qui est de l’urss, de grands changements se sont accomplis dans sa structure et dans son personnel dirigeant, changements qu’il faut maintenant considérer comme les conditions préalables du développement historique. L’élimination de la vie publique de l’urss des dirigeants qualifiés trotskistes et éliminés pour cela même, a sans nul doute été un facteur essentiel du rapprochement entre l’Union Soviétique et l’Allemagne ».
Tous ces textes – et nous en connaissons des milliers d’autres de ce genre – n’ont vraiment pas besoin d’être commentés.
P. S. — M. V. Zenzinov* a consacré, dans la Novaia Rossia (La Russie nouvelle), paraissant à Paris, en octobre et novembre, une très intéressante analyse aux accusations portées contre les fusillés de Moscou ; et nous lui devons le texte de la Frankfurter Zeitung.
24 janvier 1940
Il m’a été donné de lire les six colonnes de la Pravda du 21 décembre consacrées par Dimitrov* à la louange de Staline, et aussi quelques autres articles publiés par les journaux soviétiques. Ces documents témoignent d’une évolution idéologique dont la gravité se fera sans doute sentir chaque jour davantage dans les luttes qui viennent. L’article de Dimitrov contenait soixante-dix fois le nom du Chef génial et il tenait sa place dans un numéro de douze pages dont 71 colonnes sur 72 étaient consacrées à la gloire du Chef. Mais là n’est pas son intérêt. Écrit pour servir de directive à la propagande « communiste » internationale, il constitue une déclaration de guerre à outrance à la social-démocratie, au socialisme international. La thèse que nous y retrouvons nous est familière, à une rectification verbale près. De 1930 à 1933, les partis staliniens consacrèrent toutes leurs forces à combattre les partis socialistes qu’ils qualifiaient couramment de « social-fascistes ». Le qualificatif est aujourd’hui tombé pour une raison essentielle : que l’on chercherait en vain dans toute la presse soviétique une seule critique, une seule note hostile à l’égard du fascisme ou du nazisme. L’antifascisme n’existe plus en urss ! Aucune allusion n’y est permise. Les biographies officielles de Staline, publiées par l’Institut Marx-Engels-Lénine – grands morts souffletés par le mensonge sans fin –, ne mentionnent pas même la guerre civile des deux Espagnes. À l’antifascisme l’agitation officielle substitue l’antisocialisme.
Il y a mieux, ou pis, comme l’on voudra. La propagande officielle, quand elle emploie encore certains mots du vocabulaire des dernières années, leur confère audacieusement un sens nouveau. Les « États agresseurs », ce sont désormais, pour la presse soviétique, l’Angleterre et la France… Le 1er janvier, la Pravda et les Izvestia publiaient des éditoriaux de fin d’année dénonçant en première page ces « impérialismes agresseurs » et les partis socialistes leurs complices : en quatrième ou troisième page l’on y pouvait lire un long message de fin d’année d’Hitler dénonçant en termes analogues « les ploutocraties et leur complice la social-démocratie pourrie ». Nous voici donc en présence d’une propagande orchestrée, stalinienne et hitlérienne, qui va jusqu’à employer les mêmes mots. Dimitrov et Goering s’affrontaient au procès de Leipzig et Dimitrov dénonçait l’incendiaire du Reichstag ; ils concertent maintenant leurs déclarations et Goering approuve les incendiaires de la Finlande, et Dimitrov approuve les incendiaires de la Pologne.
Pendant des années, la presse soviétique a fait une large place aux campagnes contre l’antisémitisme nazi. Elle n’y fait plus la moindre allusion. Par centaines et milliers, tous les jours, des Juifs échappés aux massacres se présentent aux nouvelles frontières de l’urss, en Ukraine et Russie-Blanche. Ceux qui passent racontent les dévastations systématiques, la faim, les épidémies, les exécutions, les suicides, l’extermination persévérante de leur peuple. Pas un mot là-dessus ! Cette complicité du régime stalinien dans l’un des plus immondes crimes du temps présent est tellement odieuse et flagrante qu’elle a fini par émouvoir l’opinion soviétique, réduite pourtant à un silence total, et que le Bureau politique a cru devoir rassurer des populations qui craignaient visiblement que le rapprochement idéologique avec le nazisme ne conduise l’urss à l’antisémitisme. Des thèses, signées d’un professeur inconnu mais certainement commandées par Staline, ont été publiées sur « la doctrine bolchevique de la nation ». Fumeuses à souhait, elles ne contiennent pas une allusion à l’antisémitisme, mais le lecteur attentif y découvre à la fin que la Constitution soviétique garantit les mêmes droits au Tartare, à l’Ukrainien, au Géorgien, au Russe et à l’Israélite… Ne doutons pas qu’elles aient été publiées pour ce seul mot rassurant – qui vaut du reste exactement ce que valent toutes les promesses d’une Constitution qui n’a rien empêché, rien garanti jusqu’ici : pas même la vie de ses auteurs…
Il ne faudrait pas sous-estimer l’importance des nouvelles adaptations de l’idéologie stalinienne à la collaboration avec le nazisme. C’est là un grand fait, significatif, très probablement durable, et qui portera loin. Il accentuera fortement la fascination des partis dits communistes ; il atteste que, « scellant dans le sang » des peuples – selon ses propres paroles – son amitié avec Hitler, Staline s’est trouvé dans la nécessité de faire à son nouvel allié des concessions décisives sur le plan de l’idéologie et de la propagande.
30 janvier 1940
La même question m’a souvent été posée, à propos de ce roman, par des lecteurs et des critiques : dans quelle mesure est-ce une œuvre d’imagination, un roman au sens traditionnel du mot, et dans quelle mesure une œuvre documentaire, un témoignage précis ? – À Frédéric Lefèvre* qui m’interrogeait ainsi, j’ai répondu :
« C’est bien un roman, mais c’est un roman rigoureusement véridique. Une foule de choses sur l’homme, sur la société, sur l’histoire ne peuvent être dites ni dans l’essai ni dans l’étude historique. Il faut, pour les exprimer avec une intensité de vie suffisante, la création littéraire, ce qu’elle permet d’intuition, de passion et de liberté pour reconstruire la réalité. Joindre la vision intérieure à la connaissance des hommes et des choses. En ce sens, S’il est minuit dans le siècle est, parce que c’est un roman, un témoignage beaucoup plus profond et plus exact que ne le seraient des Mémoires dans lesquels l’auteur ne relaterait que ce qu’il aurait vécu lui-même, avec le peu d’exactitude que permet le souvenir. Ce roman rend, je le crois, très exactement, l’atmosphère d’une époque déjà révolue. Il se peut que la ville des Eaux-Noires, la prison que j’ai appelée le Chaos, les luttes des hommes, mes camarades et mes frères – et donc moi-même – dans ce bled et dans cette cave paraissent au lecteur former un très sombre tableau. Je ne l’ai pas voulu, je n’ai voulu qu’être vrai, je me suis même efforcé d’y mettre toute la lumière étouffée, secrète, mais tenace que je n’ai jamais cessé de discerner chez les hommes de la terre russe. J’aurais voulu terminer sur une note d’espoir et je crois qu’elle y est. En tout cas, laissez-moi souligner que la période que je décris là, c’était encore le bon temps. J’aime l’exactitude même dans le roman ; le roman doit être un document, non certes à la façon d’une thèse d’histoire, un document moral, un document psychologique situé dans un cadre réel. Celui-ci se situe en Russie, en 1934, donc avant les procès d’imposture, avant les exécutions sans nombre… On nous étranglait tout doucement, mais nous vivions… C’était, vous dis-je, le bon temps. »
On a tort de vouloir reconnaître l’auteur en ses personnages. Pourquoi les créerait-il si ce n’était pour s’évader de lui-même, rompre le cercle un peu étouffant du moi, rompre avec l’égocentrisme involontaire, pénétrer autrui, s’incorporer à lui, atteindre par cette sorte de communion à une vérité plus générale sur l’homme ? Mais on n’y atteint jamais assez ; le romancier se retrouve toujours quelque peu en tous ses personnages et davantage en ceux qu’une parenté spirituelle rattache à lui. J’ai donné dans ce livre plusieurs portraits ressemblants : pas le mien toutefois. J’eusse voulu silhouetter les profils de deux générations : la vieille génération révolutionnaire, usée par ses luttes, brisée par la machine totalitaire qu’elle a bâtie de ses mains, sans le vouloir et sans s’en rendre compte – et c’est une des plus tragiques aventures que l’histoire connaisse –, et la jeune génération du travail, livrée à elle-même devant une réalité singulièrement écrasante, aux prises avec une pensée dirigée, avec la répression, avec des traditions socialistes reniées, avec sa propre ignorance, avec ses aspirations confuses… Jusqu’ici l’homme a appris à penser par la lutte et l’émulation des idées. La jeune génération soviétique est amoindrie par l’absence de toute pensée libre dans l’air qu’elle respire ; sa nourriture intellectuelle est d’une fadeur, d’une monotonie, d’une pauvreté inconcevables… J’ai cherché à montrer une jeune intelligence qui s’efforce à vivre sous toutes les contraintes, veut comprendre, et comprendre pour agir. Il y en a, on ne les voit guère, mais elles cheminent obscurément et l’avenir leur appartient, un avenir qu’elles feront dans la douleur, à travers les tâtonnements, les erreurs, les chutes…
Plusieurs des personnages de S’il est minuit dans le siècle figurent dans mes romans antérieurs : Les Hommes dans la prison, Naissance de notre force, Ville conquise 3. Le témoignage que je souhaite donner sur notre temps embrasse déjà trente années de luttes sociales. Il y manque un chaînon, tout un roman, achevé, La Tourmente, consacré à l’année de la révolution russe la plus riche en espérances, la plus grande peut-être par l’énergie déployée en 1920. Je l’avais écrit en déportation, la censure de Staline m’en déroba tous les manuscrits originaux et dactylographiés, lorsque je sortis de Russie en avril 1936. On a fusillé tous les hommes qui ont fait la grandeur de ce temps ; il est naturel que l’on tue les œuvres dans lesquelles cette grandeur se reflète ; et l’on continue d’épurer les bibliothèques… C’est encore le combat. Dans la mesure où me le permettront mes forces et les rigueurs d’un présent qui continue à s’assombrir, je continuerai à bâtir pour la vérité.
6 février 1940
M. René Gillouin*, dans une intéressante brochure publiée par Notre Combat 4, donne un portrait psychologique d’Hitler en grande partie inspiré par le livre de Rauschning 5 (René Gillouin, Hitler peint par lui-même) 6. Nous y trouvons ces lignes :
« Mais qu’Hitler appartienne à cette “famille psychologique” (celle des illuminés et des possédés), qu’il y ait en lui un élément supra-humain, ou infra-humain, comme on voudra, en tout cas extra-humain, et que cet élément soit le principe de son dynamisme, cela nous paraît incontestable ». M. Gillouin cite en renvoi quelques mots du professeur Jung sur le « don mystique d’Hitler ». « Ses voix, écrit le psychologue, ne sont autre chose que son subconscient, ou plutôt le subconscient de 78 millions d’Allemands… »
Voilà bien des nuées mystiques et psychologiques autour du cas Hitler qui nous paraît relever d’une explication sociale beaucoup plus positive, plus claire et plus éloignée du culte du chef qui caractérise, dans l’histoire, les grandes décadences et les grands despotismes. L’admiration – consciente ou subconsciente – du professeur Jung pour Hitler lui fait commettre une erreur évidente portant sur un grand nombre de millions d’Allemands : si Hitler exprimait le subconscient de tous les Allemands, lui faudrait-il une presse tellement dirigée, une police tellement nombreuse et impitoyable, tant de camps de concentration, tant de victimes ? Si même il se sentait sûr de l’assentiment de la majorité des Allemands, craindrait-il à ce point toute parole libre ? Le professeur Jung, quand il parle des Voix mystiques, néglige plusieurs réalités sociales d’une certaine importance, on le voit.
Pour nous, le Führer nous apparaît, quels que soient les mystères de sa psychologie, humain, trop humain, trop bassement, misérablement, sauvagement humain… Et plutôt que de recourir à des notions obscures pour expliquer son succès dans l’histoire, jusqu’ici, nous voudrions rappeler les circonstances nullement mystiques dont il est le produit. En 1932, l’Allemagne, atteinte dans ses forces vives par une crise économique chronique, a sept millions de chômeurs. Les salaires moyens des ouvriers encore employés ont baissé de près de 40 %. Les importations ont diminué de deux tiers environ et les exportations de moitié, par rapport à 1930. Si ce n’est pas la faillite d’un système, qu’est-ce ? À la vérité, le pays le plus hautement industrialisé de l’Europe est à la fois le lieu de deux banqueroutes : celle du capitalisme qui ne conçoit pas une organisation économique dirigée et gérée au profit de la collectivité, et celle du socialisme qui n’a pas su, quand le pouvoir tombait entre ses mains, prendre les leviers de commande pour commencer l’organisation d’un ordre nouveau. L’homme de la rue n’entend pas des voix, mais il est affamé et désespéré. Toutes les solutions que l’on a préconisées devant lui ont échoué tandis que la société devenait inhabitable. Une société qui refuse le travail et du pain à la majorité de ses membres (ou à une trop forte minorité) est finie. Sept millions de chômeurs, cela veut dire quinze à vingt millions de sous-alimentés, autant d’hommes menacés de chômage et des charges énormes pour la collectivité. Cela veut dire aussi une menace permanente de guerre civile.
Au plus fort de cette faillite, le nazisme, conduit par un déclassé frénétique, ancien chômeur, ancien soldat, ancien agitateur payé des bandes réactionnaires, déçu du socialisme qui l’attire cependant puisqu’il se veut national-socialiste, offre une dernière carte aux détenteurs de la puissance économique. Ce sont eux, d’ailleurs, qui l’ont fait. Sans eux, Hitler serait-il jamais sorti de la pénombre où végètent les aventuriers des révolutions et des contre-révolutions manquées ? Fritz Thyssen, un des rois du fer et de l’acier, le Fritz Thyssen qui déclarait le 7 février 1924 à un rédacteur du Journal des débats : « Pour nous la démocratie n’est rien ! » – subventionnait Hitler depuis longtemps, Emil Kirdof, du trust métallurgique de la « Gelsenkirchen » finançait, avec plus de fidélité encore, le mouvement nazi. Ce n’étaient pas les seuls… La politique des magnats de la métallurgie allemande explique Hitler bien davantage que les Voix subconscientes ou l’infra-humain.
Pour jouer ce rôle de condottiere de la rédaction dans un régime qui s’effondrait, il fallait évidemment un agitateur capable d’action au sens le plus élémentaire, le moins rationnel, le moins humain ; il fallait un visionnaire, un passionné, un inintellectuel chargé de cette sorte d’hystérie sociale qui émanait des foules poussées au désespoir. Ici notre conclusion rejoint celle de M. René Gillouin et, la mystique de la phrase écartée, celle du professeur Jung. Mais en tout ceci, la psychologie du personnage n’a qu’une importance dérisoire en comparaison avec celle des facteurs historiques-sociaux.
14 février 1940
J’ai déjà parlé, dans ces colonnes 7, sous un titre presque semblable à celui-ci, du beau livre de l’amiral Byrd*, Pôle Sud 8. Le lecteur me permettra de revenir sur ce sujet dont l’actualité magnifique dépasse de haut les récits des invasions, des massacres et du demi-délire des dictateurs… Je ferme le livre le plus réconfortant qui soit peut-être aujourd’hui, un livre qui est le sobre récit d’un acte : Seul, par l’amiral Richard Byrd 9. La traduction française vient d’en paraître chez Grasset, au moment où l’auteur survolait de nouveau les solitudes glacées de l’Antarctique, pour ajouter sur les cartes de nouvelles montagnes baignées d’une lumière prodigieuse.
Byrd, chef d’une expédition américaine au pôle Sud, décidait en 1934 d’établir une station d’observations météorologiques à l’intérieur, dans les glaces, à une centaine de kilomètres à vol d’oiseau du campement de Petite Amérique. Mais qui envoyer là, pour y passer la longue nuit polaire dans un isolement total ? Un homme seul pourrait devenir fou ; deux hommes finiraient par s’exaspérer l’un l’autre, se communiquer leur cafard, souffrir davantage qu’un homme seul. Byrd, pour résoudre ces problèmes de responsabilité, y alla lui-même, nous offrant ainsi, à une époque où les chefs inhumains plastronnent sur les estrades, l’exemple du chef qui, par respect des hommes, par conscience de sa responsabilité, prend sur lui la plus lourde tâche.
Avant de partir, il rédigea pour ceux qu’il chargeait du commandement de l’expédition en son absence des instructions détaillées et un communiqué général. « C’était, dit-il, un simple appel au travail, au ménagement des vivres, au respect des mesures de sûreté, à la discipline », qui se terminait par une déclaration d’égalité : « Il n’existe pas ici de distinctions de classe comme dans le monde civilisé… » (Pas flatteur, ce rappel, pour le monde civilisé…) Et, comme il partait, le cuisinier de l’expédition lui cria gaiement : « Souvenez-vous, amiral, pas de distinction de classe à la base avancée ! » On note avec plaisir ces traits d’esprit socialistes chez d’admirables Américains – et peu nous importe qu’ils n’y mettent point le mot ! – au moment où tant de détraqués de la décadence européenne s’enivrent de hiérarchie. Ces grands travailleurs, mécaniciens, charpentiers, aviateurs, savants, officiers, que la civilisation américaine jette à la conquête du continent antarctique, armés d’une technique supérieure, ne sont ni des aventuriers ni des conquérants de l’or : ils se sentent des égaux.
Richard Byrd lui-même fait preuve d’une incontestable grandeur personnelle. C’est l’organisateur et le cerveau de ces expéditions. C’en est le technicien le plus qualifié. C’en est le chef obéi et digne d’être obéi ; c’en est le grand responsable. Aucun orgueil en lui, mais combien de ferme dignité ! Et dans l’exploit individuel comme il se sent rattaché aux autres, à tous les hommes par le sentiment d’appartenir à la vaste collectivité. Il écrit : « J’ai intitulé mon livre Seul mais il est évident qu’aucun homme n’aurait pu accomplir ce que j’ai accompli sans l’appui loyal et cordial de ses semblables. Cette entraide demeure peut-être ce qu’il y a de plus beau dans l’aventure. »
Pendant quatre mois et demi – toute la nuit polaire – Byrd vécut seul à la base avancée, dans un confortable abri creusé dans la neige. Il y manqua mourir… Que le mot « confortable » ne fasse pas illusion. Dans l’abri même le froid tombait au-dessous de 50 degrés. Le froid éteignait les ampoules électriques, le froid gelait le mercure des thermomètres. Il atteignit dans la plaine - 83 degrés ; Byrd, malade, sortait en chancelant pour faire ses observations. Les émanations de gaz de son poêle l’empoisonnaient lentement. Ses forces déclinèrent, il ne tint plus debout, il fallut qu’il se traînât de syncope en syncope, pour mettre de la glycérine dans l’encre des appareils enregistreurs, ouvrir des boîtes de conserve, allumer une lampe, manipuler son télégraphe morse. Il ne voulait pas appeler au secours pour ne pas risquer la vie des hommes qui fussent venus le chercher à travers les ténèbres et le gel terrible. Mais à Petite Amérique, on devina la cause de ses communications défaillantes, on imagina des prétextes pour venir – et c’est ainsi qu’il fut sauvé à son poste, au tout dernier moment semble-t-il. Quand arrivèrent les camarades, il trouva encore la force de leur dire : « Une bonne soupe chaude vous attend » – et perdit connaissance. Voici le chef !
Un chapitre du livre est intitulé : « Désespoir ». Et c’est dans ces pages-là que l’homme atteint à la paix dans la force spirituelle. Il pense à l’univers et à lui-même qui n’est qu’un intime fragment pensant de l’univers. Et il jette sur le papier son credo, pareil à celui de Goethe : « L’univers est vivant… mû par une intelligence qui se manifeste partout… dont le but principal est peut-être l’accomplissement de l’harmonie universelle… La vie humaine n’est pas seule dans l’univers… » Je pense à un autre chef des hommes toujours en marche, à Blanqui, enfermé, seul, au fort du Taureau, y contemplant, gardé par des sabres nus, les étoiles et rentrant dans sa cellule pour écrire L’Éternité par les astres. Et je pense au mot de Maxime Gorki : Il est beau d’être un homme.
16 février 1940
M. Rauschning* nous donne dans Hitler m’a dit 10 le portrait vivant d’Hitler dont il a été, en sa qualité de grand bourgeois réactionnaire allemand et de président du Sénat de Dantzig, pendant de longues années, un fidèle collaborateur. Il ne faudrait pas l’oublier : la grande bourgeoisie conservatrice d’Allemagne a subventionné Hitler, l’a nourri, fortifié, porté au pouvoir : car le pouvoir, il ne l’a pas pris, il l’a reçu des mains défaillantes du vieux président Hindenburg, lui-même conseillé par les maîtres de la métallurgie, les hobereaux, les généraux. On ne voit pas très bien, dans le livre de M. Rauschning l’évolution de l’auteur ; mais on se rend compte qu’il admira d’abord le chef des bandes en chemises brunes qui promettait de rétablir l’ordre dans le Reich en infligeant à la classe ouvrière toutes les saignées qu’on voudrait ; qui promettait de refaire une grande Allemagne contre-révolutionnaire et antisocialiste en mettant au service des magnats de l’industrie lourde ses formations de déclassés avides, décidés à faire leur trouée dans l’effondrement d’une civilisation dont l’outillage ne pouvait plus, sans des changements décisifs, fonctionner au profit de la collectivité. Les Rauschning, les Thyssen 11 admirèrent d’abord, et financèrent ; quand ils comprirent qu’ils s’étaient donné des maîtres sans foi, il était trop tard. Rauschning et Thyssen ont pris la fuite ; d’autres, en Allemagne, se rongent les poings. Les uns et les autres, dans leur désespoir, ont le sentiment d’assister à une sorte d’Apocalypse ; et M. Rauschning nous fait d’Hitler un portrait de personnage apocalyptique. On voudrait lui répondre :
« Ce funeste visionnaire, monsieur, est né de votre banqueroute. Il incarne assez bien la faillite d’un système que vous n’avez eu ni l’intelligence ni la générosité de sacrifier. Pendant quinze ans, vous avez défendu, tantôt à coups de mitrailleuses, dans les rues, tantôt par une inflation insensée, tantôt par des expédients économiques qui finirent par jeter sur le pavé sept millions de chômeurs, des privilèges mortels pour votre nation. L’Allemagne est une vaste usine, formidablement équipée. Vous n’avez pas consenti à ce qu’elle fût réorganisée au profit de la communauté, pour s’intégrer ensuite dans une communauté européenne. Vous n’avez pas consenti à ce qu’elle employât ses richesses, encore énormes mais scandaleusement réparties, à fabriquer pour la consommation des masses ; et vous avez dû les employer, sous la dictature d’un chef de bande, à fabriquer des obus pour tenter de porter un coup mortel à la civilisation européenne. N’appelez pas aujourd’hui à votre secours la mystique, la psychologie du subconscient, la magie noire ou blanche : il ne s’agit que de votre faillite. »
Mais sur cette faillite même, M. Rauschning est extrêmement discret. Une fois seulement il qualifie Hitler « l’homme de l’industrie lourde ». Une autre fois, il cite un mot magnifique du Führer. C’est dans le chapitre XVI, intitulé : « Enrichissez-vous ! » La devise est vieille comme le monde capitaliste et ne suscite de coutume, dans ce monde, aucune indignation particulière. Mais les hommes en chemise brune ayant reçu le pouvoir se mirent à s’enrichir brutalement : c’étaient pour la plupart des déclassés appartenant à la petite bourgeoisie ruinée précisément par la politique de la Schwerindustrie. Ils se remplirent les poches comme ils purent, sans y mettre de façons, et ce fut naturellement en prenant l’argent où il y en avait, c’est-à-dire chez les riches. L’indignation de ceux-ci fut grande. Rauschning raconte qu’Hitler prit avec fougue le parti de ses Gauleiters 12, accusés de faire des fortunes par de mauvais procédés. « “Si nous contribuons à la grandeur de l’Allemagne, s’écria le Führer, nous avons aussi le droit de songer à nous. Nous n’avons pas à nous soucier des conceptions bourgeoises d’honneur et de réputation. Que ces messieurs se le tiennent pour dit : Nous faisons au grand jour et sans aucun scrupule de conscience ce qu’eux-mêmes faisaient secrètement et avec des remords.” »
« Hitler, écrit Rauschning, hurla : “Pensaient-ils, par hasard, tous ces bourgeois, que nous allions les sortir du pétrin et qu’ils nous renverraient ensuite les mains vides ? Trop commode, messieurs !” » L’homme de main de la contre-révolution tient le langage qui lui est propre. Tout aussi net quatre pages plus loin : « “J’ai besoin d’hommes à poigne qui ne méditent pas sur les principes avant d’assommer quelqu’un. Et s’ils chapardent à l’occasion montres et bijoux, je m’en fiche comme d’une crotte.” » Quand une classe dirigeante remet son sort entre les mains d’assommeurs professionnels plutôt que d’accepter la loi d’une démocratie, c’est d’abord qu’elle n’est plus ni digne ni capable de diriger, ensuite qu’elle se voue à la dictature des déclassés – et c’est assurément la pire.
27 février 1940
Confondre des moments différents de l’histoire, des mouvements sociaux opposés, des principes contraires, tel est bien l’un des procédés favoris des gens qui, par intérêt – et quelquefois par ignorance – cherchent à déformer la vérité. Il est plus facile, d’ailleurs, de la déformer que de la rechercher. Ces diverses raisons font qu’il ne manque pas de journalistes et même d’économistes pour tenter de rejeter sur le socialisme le discrédit de la réaction stalinienne, présenter Staline comme le continuateur de Lénine – et c’est ce qu’il souhaite lui-même faire admettre – , confondre sous la même réprobation la révolution russe et la contre-révolution stalinienne qui a, quant à présent, vaincu cette révolution de l’intérieur, à peu près comme en 1794, le 9 Thermidor, les enrichis et les profiteurs de la révolution française l’emportèrent sur les Jacobins qui représentaient l’élément actif d’un peuple révolutionnaire fatigué par ses exploits et désorienté par une longue crise économique.
En réalité, la révolution russe commence en mars 1917 par la chute de l’autocratie, continue, entre 1918 et 1921 par les grandes victoires socialistes, se stabilise entre 1921 et 1925, commence à porter ses fruits entre 1924 et 1928 en améliorant très sensiblement la condition matérielle des masses (par rapport à ce qu’elle était sous l’ancien régime) ; fin 1927, la crise du parti que l’on a quelquefois appelé le « Thermidor soviétique » se termine par l’avènement au pouvoir de la bureaucratie dont Staline est le chef politique. À cette date, la révolution est finie, étranglée, un nouveau régime s’institue, qui est celui de la contre-révolution intérieure. Celle-ci, comme en 1794 les Thermidoriens, maintient bien entendu certaines conquêtes essentielles de la période antérieure, mais pour les exploiter à son seul profit.
Ce que nous exposons ici, l’étude de la vie économique de l’urss au cours des vingt années écoulées le démontre irréfutablement. Un économiste libéral qui s’est consacré depuis le début à cette étude, en utilisant avec esprit critique toutes les données fournies par la statistique soviétique – et sa connaissance approfondie de la vie russe –, le professeur Prokopovitch, vient de publier en anglais, à Genève, un remarquable bilan de L’Économie soviétique en 1939, fondé sur toute l’évolution passée. Les courbes qu’il fait ressortir sont d’une netteté parfaite. Pendant la première phase de la révolution, la guerre civile, la production baisse dans les villes et dans les campagnes, la condition matérielle des travailleurs empire. Les frais généraux de la lutte sociale sont considérables, mais aussitôt acquise la victoire, le relèvement économique commence et il est acquis en cinq années environ, entre 1922 et 1927. Dans les villes et dans les campagnes, la République socialiste a réussi à reconstruire, à remettre en marche toutes les entreprises, à remédier à l’effroyable délabrement des transports qui résultait de la grande guerre, à assurer à la population un minimum de bien-être dépassant le niveau d’avant-guerre ! Donnons des chiffres. Le cheval et la vache témoignent du bien-être du paysan russe ; or, entre 1916 et 1922 (du fait donc de la guerre mondiale et de la guerre civile) le nombre des chevaux décroît de 32,5 % ; le nombre de bêtes à cornes décroît de 24,4 % ; celui des vaches de 4,6 %. Les paysans perdent plus du quart de leur bétail. La paix revenue, dans une société nouvelle, l’accroissement du cheptel sera vite supérieur à la perte. Entre 1922 et 1928, cet accroissement est en effet de 28,9 % pour les chevaux, 54,1 % pour les bêtes à cornes, 23,3 % pour les vaches. Survient la crise du pouvoir et Staline triomphe en 1927, pour imposer la collectivisation agricole. On voit fondre le bétail, tandis que la misère s’installe aux foyers des gens de la terre. Chiffres : entre 1928 et 1933 on voit disparaître 50,6 % des chevaux, 45,6 % des bêtes à cornes, 36,4 % des vaches…
Considérons maintenant les salaires réels des ouvriers. Le président du Conseil des Commissaires du peuple, M. Molotov s’est permis d’affirmer un jour que les salaires avaient doublé pendant la première période quinquennale…M. Prokopovitch lui répond : « Non, les salaires réels ont été au contraire diminués de 45 % » – et il le prouve. Il est d’une difficulté extrême de tenir compte à la fois des valeurs instables et variées du rouble papier, des prix, qui varient, eux aussi de diverses façons, et enfin des subterfuges compliqués de la statistique officielle. P. Prokopovitch finit par dresser le tableau suivant, qui s’accorde, je dois le dire, avec tout ce que j’ai pu observer sur place. Si l’on rassemble dans un « panier à provisions » les articles de consommation nécessaires à la subsistance de l’ouvrier russe, on constate que son salaire mensuel de 24,3 roubles-or, lui permettait en 1913 l’achat de 3,7 paniers ; en 1928 (et c’est l’acquis de la révolution), son salaire de 66,9 roubles-papier lui permet l’achat de 5,6 paniers ; en 1937, dix ans après la victoire de la contre-révolution stalinienne, son salaire de 241,8 roubles-papier ne lui permet que d’acheter 2,6 paniers. La dictature de la bureaucratie a ramené les salaires réels à quelque 30 % au-dessous de leur niveau de 1913.
5 mars 1940
Je me souviens de la sourde hostilité à laquelle je me heurtais chez bien des personnes quand, en 1936, j’arrivai de Russie à Bruxelles, puis à Paris. Je m’efforçais de faire comprendre – en ces beaux jours du Front populaire stalinisé – que les diverses propositions qui s’étaient, là-bas, dressées contre la dictature du secrétariat général, et que l’on traquait sans fin ni merci pour cette raison, songeaient essentiellement à défendre l’idée socialiste et les intérêts réels des travailleurs menacés par une nouvelle caste de parvenus. « Mais enfin, me demandait-on parfois, vous ne nierez pas que l’ouvrier soviétique vit mieux qu’auparavant ? — Non, répondais-je, il a perdu tout ce qu’il avait gagné en 1927, après dix ans de victoires et de travail, et il vit même, bien souvent, moins bien ou plus mal que sous l’ancien régime. » (Ceci dit sans envisager un certain acquis moral dont nous reparlerons un autre jour.) Et mes contradicteurs, je le voyais, eussent volontiers mis au compte de mon « esprit partisan » une affirmation aussi énorme, aussi gravement en contradiction avec la propagande officielle à laquelle ils prêtaient foi sans s’imaginer l’usage impudent qu’elle faisait du mensonge et des truquages. Puis, peu à peu, la vérité commença à percer. Les témoignages concordants d’Yvon, de Walter Citrine, de Kléber Legay, d’André Gide, d’Anton Ciliga 13 firent leur chemin et les procès de Moscou, jetant une lueur effroyable sur la réalité russe, familiarisèrent le public avec l’idée qu’une contre-révolution s’était installée dans les institutions de la révolution.
Et nous voici en 1940, après le pacte Hitler-Staline, le partage de la Pologne, l’abandon au nazisme – par l’urss – de toute la Pologne ethnique, pendant la guerre atroce de Finlande. Bien des yeux se sont ouverts, mais pas tous. À ceux qui souhaitent connaître et comprendre, nous continuerons d’apporter des données précises.
Nous citions ici 14, il y a quelques jours le bilan de L’Économie soviétique en 1939 du professeur Prokopovitch, récemment publié à Genève, en anglais 15. Nous tenons à lui emprunter encore quelques indications établies d’après les renseignements de source soviétique, au prix de recoupements habiles et intelligents 16. Nous exposions que le salaire réel moyen de l’ouvrier soviétique était en 1939 d’environ 30 % au-dessous de ce qu’il était avant la révolution ; et plus inférieur encore au salaire réel des années 1927-1928, au cours desquelles dix années de régime socialiste commencèrent à porter leurs fruits. Pour l’industrie lourde, on a les données suivantes. Le salaire de 1913, dernière année de l’avant-guerre, est de 23 roubles-or et 30 kopecks ; si on l’exprime par un nombre conventionnel, qui sera 100, d’après la capacité d’achat, on s’aperçoit qu’en 1927-1928, avant la réaction stalinienne, le travailleur de l’industrie lourde gagnait 151 ; son salaire réel avait augmenté d’un tiers six à sept ans après la fin de la guerre civile ! Par contre, en 1937, il ne gagne plus que 70… Données approximatives, mais saisissantes. La majeure partie des salaires nominaux est escamotée par les taxes sur les prix. Pour arriver à ces résultats, le gouvernement a procédé simultanément par l’inflation et l’augmentation des salaires payés en roubles-papier dévalués, et par une politique des prix fort ingénieuse en ses multiples aspects, mais tendant invariablement à frustrer le consommateur. Qu’il nous suffise de rappeler que le même article est encore vendu à des prix très différents selon qu’il s’agit des coopératives dans lesquelles s’approvisionnent les dirigeants, des magasins réservés aux paysans ayant fait à l’État des livraisons de grains, ou des magasins accessibles au public, ou encore du marché libre et semi-clandestin.
La contre-révolution stalinienne a de même aggravé la crise du logement, dans des proportions significatives. En 1923, la population urbaine disposait en moyenne de 5 à 6 mètres carrés de superficie habitable par tête d’habitant : en 1937, la moyenne correspondante tombe à 4 mètres, ce qui atteste l’insalubrité, la promiscuité, la gêne pour tout le monde. Sans doute a-t-on beaucoup bâti ; mais l’industrialisation et la dévastation des campagnes par la collectivisation forcée ont plus que doublé la population des villes. Les loyers sont très bas et ne peuvent pas ne pas l’être, étant donné l’inconfort des logements et les bas salaires. Ils représentent moins de 5 % du budget d’une famille ouvrière ; leur montant ne suffit pas à l’entretien des immeubles surpeuplés.
Les plans en cours d’exécution ne prévoyaient pas à cet état de choses d’amélioration appréciable d’ici 1942… Ils ne prévoyaient pas non plus les mobilisations successives, la construction de nouvelles fortifications dans le Midi, la coûteuse et inhumaine conquête de la Finlande, l’aggravation de la crise permanente des transports résultants de ces facteurs. À n’en pas douter, la situation des travailleurs soviétiques a sensiblement empiré au cours des derniers mois ; elle doit être particulièrement pénible à Leningrad, par suite de la proximité du front de Finlande et de l’effort fourni par les transports de la région. Nous sommes enclins à conclure que les travailleurs soviétiques ne pourront reprendre leur marche vers plus de bien-être, interrompue en 1928 par l’avènement de Staline, que lorsque l’expérience du totalitarisme bureaucratique aura pris fin. Lorsque, en d’autres termes, ils seront redevenus les maîtres de leurs destinées.
12 mars 1940
L’ancien ambassadeur de la République espagnole à Paris, Luis Araquistáin, qui appartient à la gauche du parti socialiste dont Largo Caballero est le leader, a publié récemment une brochure remarquablement intéressante sur Le Communisme et la guerre d’Espagne (en espagnol). On me dit qu’il prépare un livre sur le même sujet. Souhaitons que cet ouvrage voie bientôt le jour. Nul doute qu’il n’apporte sur des problèmes d’une brûlante et sanglante actualité des lumières utiles… Que la guerre des deux Espagne ait été le commencement véritable de la guerre européenne, nous paraît assez évident. Et il est saisissant de constater que le rôle de l’urss infortunée, gouvernée par Staline, dans ces deux séries d’événements fut le même : un funeste rôle. C’est probablement que les mobiles auxquels obéit le Fusilleur de Moscou ne varient pas en eux-mêmes.
Je n’entreprendrai pas de résumer ici les vingt-cinq pages denses de Luis Araquistáin sur l’intrigue stalinienne, ourdie par l’ambassadeur Rosenberg et le PC espagnol pour provoquer la démission de Largo Caballero, au moment où celui-ci mettait au point un projet d’offensive dont la réalisation pouvait procurer la victoire à la République ; sur le rôle très particulier des conseillers et des techniciens russes envoyés en Espagne ; sur l’envoi à Moscou – en dépôt ! – de 510.079.529,3 grammes d’or (cinq cent dix millions soixante-dix-neuf mille cinq cent vingt-neuf grammes et trois dixièmes…) par le gouvernement Negrín ; sur les instructions politiques envoyées par Staline, Molotov et Vorochilov à Largo Caballero… Relevons seulement, en passant, que « bien des opérations militaires désastreuses, telles que celles de Brunete et de Teruel, furent imposées par les conseillers russes contre l’opinion des chefs espagnols les plus compétents… » Nous savons que l’opération de Brunete répondait moins à un dessein stratégique qu’à des besoins de politique intérieure : elle était nécessaire à un complot stalinien que l’échec subi sur le champ de bataille fit avorter. Relevons ce singulier détail : que M. Negrín, président du Conseil de par la volonté des communistes, a refusé de rendre compte de l’emploi assigné à l’or déposé à Moscou jusqu’au jour où un régime républicain sera établi en Espagne…. Relevons enfin que M. Alvarez del Vayo, ministre des Affaires étrangères du cabinet Negrín, fit toujours une politique purement stalinienne. Nous le savions : mais le témoignage de Luis Araquistáin nous est précieux par sa précision.
Jusqu’où alla la mainmise russe sur la malheureuse république ainsi conduite à sa perte, on le verra par les détails suivants. Le ministère de la Défense était, sous l’égide de M. Negrín, dirigé en fait par trois sous-secrétaires d’État de la Guerre, de la Marine et de l’Air, communistes tous les trois. De hauts fonctionnaires communistes dirigeaient les principaux services des Affaires étrangères. Quatre-vingt-dix pour cent des fonctionnaires du sous-secrétariat de la Propagande étaient communistes, à commencer par le sous-secrétaire d’État lui-même. Le chef de la chancellerie des Affaires étrangères était communiste, de sorte, écrit Araquistáin, que « l’ambassade russe était informée des communications secrètes avant même qu’elles ne parvinssent au gouvernement… »
Toute la presse – et, ajouterons-nous, la censure – était contrôlée par les communistes… Nous savons comment fut brimé, persécuté, outrageusement calomnié un parti ouvrier d’extrême gauche, fondé par des communistes antistaliniens, Maurín, Nin, Andrade, Gorkin, le POUM ou parti ouvrier d’unification marxiste. Araquistáin nous montre comment la gauche socialiste fut également brimée et persécutée. Dès 1937, M. Negrín interdit à Largo Caballero de prendre la parole en public, le fit arrêter sur la route entre Valence et Alicante et consigner à son domicile. L’organe de la gauche socialiste à Madrid, Claridad, fondé par Araquistáin, fut exproprié sur demande du PC. L’organe de la gauche socialiste à Valence fut occupé par les gardes d’assaut et arraché par la force aux militants dont il exprimait l’opinion… Araquistáin ne parle pas des assassinats, mais il conclut que l’union sacrée des formations ouvrières et républicaines, qui s’était formée autour de Largo Caballero en septembre 1936, fut détruite par l’intrigue communiste. À partir de ce moment, « la guerre était perdue »… Nous le pensâmes à l’époque, et nous fûmes du petit nombre de ceux qui, connaissant ces faits et prévoyant leurs conséquences, dénoncèrent le crime et le péril. Nos rares voix clamèrent dans le désert. Bien des socialistes mêmes nous désapprouvaient, estimant qu’il fallait pour tenter de « gagner la guerre d’abord » faire le silence sur certaines choses, feindre d’en ignorer d’autres. L’expérience a montré combien il est funeste de pactiser, pour de semblables raisons, avec le complot permanent contre la vérité, contre la liberté, contre le socialisme, contre les peuples, tramé par la bureaucratie stalinienne.
16-17 mars 1940
Je commentais ici même, il y a peu de jours, la brochure de notre camarade Luis Araquistáin sur Le Communisme et la Guerre d’Espagne. Ce qu’elle nous apporte de plus nouveau à méditer, c’est une explication de la politique de Staline dans la guerre civile d’Espagne. L’hypothèse émise par Luis Araquistáin semble en tout cas s’accorder rigoureusement avec les faits.
Les faits, on s’en souvient, en gros. Pendant les deux premiers mois de la guerre civile, Staline s’abstient d’intervenir alors qu’une aide énergique, même discrète, fournie à ce moment pourrait assurer la victoire rapide des républicains. Mais Staline se méfie ; il est sans doute mal informé par des agents incapables, les événements l’ont surpris, il manque d’assurance et craint les complications en Occident. Il espère aussi que les républicains s’en tireront tout seuls. Il se décide à intervenir à la fin de septembre 1936 ou au début d’octobre et envoie aussitôt des armes, des techniciens, des agents secrets, des généraux. La formation des Brigades internationales est poussée avec zèle par les partis communistes.
Mais par la suite, pendant deux années, jamais les armes et les munitions russes, bien que payées en or, au prix fort, à des prix souvent incontrôlés, n’arriveront de Russie en quantités suffisantes. La Catalogne, cœur de l’Espagne rouge, en manquera toujours ; et c’est en vain que ses représentants en réclameront. Les Russes craignent visiblement l’esprit d’indépendance, le libertarisme, l’indocilité des Catalans – et, sous divers prétextes, leur refusent les moyens de vaincre. Ceci n’est toutefois qu’une explication locale. Pourquoi en général tant de retard, tant de mauvais matériel, de camions à peine utilisables, pourquoi tant d’attentes vaines ? « Jamais, écrit Luis Araquistáin, le matériel soviétique ne fut suffisant… Pourquoi ? Il y a là une énigme que les historiens futurs pourront seuls – peut-être – éclaircir. » Dès 1937, cependant, un certain nombre d’Espagnols pensèrent que Staline ne souhaitait pas, en réalité, la victoire de la République, car cette victoire eût contrarié au plus haut point Hitler, avec lequel il recherchait une entente. Staline ne pouvait pas souhaiter non plus la fin de la guerre civile, car Hitler, absorbé par ses entreprises dans la péninsule, se serait alors retourné, les mains libres, vers l’Europe centrale et l’urss. Je cite l’ancien ambassadeur d’Espagne à Paris : « Staline entendait simplement prolonger le plus possible notre guerre pour occuper Mussolini et Hitler et contraindre par la suite ce dernier à un accord avec l’urss. Il ne voyait dans la guerre d’Espagne qu’une diversion stratégique. » Ce n’est évidemment qu’une hypothèse, mais qui force l’attention.
À Paris, en 1937, Araquistáin relate qu’il engagea de son propre chef des pourparlers avec des personnalités allemandes et italiennes afin d’obtenir que les deux gouvernements totalitaires se désintéressassent – moyennant compensations – de la guerre civile entre Espagnols. Livrés à eux-mêmes, les Espagnols eussent pu transiger, composer, faire l’économie, par une paix sans vainqueurs ni vaincus, de dix-huit mois de massacres et de destructions. Ici et là, les ouvertures du diplomate socialiste furent favorablement accueillies, son plan parut réalisable. Il en informa Álvarez del Vayo, ministre des Affaires étrangères, qui trouva ces conversations « hautement intéressantes ». Vayo se rendait à Genève où il mit Litvinov au courant – et Litvinov s’opposa catégoriquement à la continuation des pourparlers. « Un arrangement de cette sorte serait, déclarait le porte-parole de Staline à la Société des Nations, une prime à l’agresseur. » Le mot vaut aujourd’hui son pesant d’or, hélas ! Ce qu’il disait, Litvinov le croyait peut-être, n’étant lui-même que l’instrument passif d’un tyran fourbe qui ne confiait ses desseins véritables à personne ; et peu nous importe. Avant de démissionner, Araquistáin informa Negrín des possibilités de négociations avec les puissances totalitaires ; M. Negrín, naturellement, ne songea qu’à continuer la guerre. Il était entièrement acquis à l’influence stalinienne.
Ces révélations et ces hypothèses ne nous surprennent pas. Nous pensons depuis longtemps que le principal souci de Staline, commandé par sa crainte de la guerre, était de créer à la guerre des abcès de fixation en Occident et en Extrême-Orient pour la détourner des frontières de l’urss. Le certain c’est que les négociations secrètes entre Moscou et Berlin prennent bonne tournure au moment précis où la défaite des républicains d’Espagne procure à Hitler des avantages stratégiques considérables. Staline, se détournant alors des miliciens d’Espagne qu’il a conduits à la défaite, amorce, dès février 1939, un accord avec le Führer.
23-24 mars 1940
Nous pensons que les événements doivent être considérés, en même temps que des points de vue politique et historique, sous l’angle de certaines valeurs morales définissant l’homme, ses droits, sa sécurité et son âme même. Nous pensons que cet angle-là est plus particulièrement celui de la pensée socialiste.
La paix de Staline, imposée à la Finlande, appelle ainsi trois importantes remarques.
I. – Pour la première fois dans l’histoire contemporaine une paix est négociée sans armistice préalable… C’est dire que l’on a continué de tuer et de détruire tout en négociant dans la capitale du plus fort. Cette cruauté ne répond, semble-t-il, à aucune nécessité stratégique ou politique. Les Russes, au cours des derniers combats, n’ont acquis aucun avantage marquant, mais ils ont sacrifié sur la glace et la neige quelques centaines de combattants qui ne doutaient pas que leur souffrance et leur mort n’avaient plus la moindre justification.
Bafoués dans le suprême sacrifice, Staline, Vorochilov, Molotov entendaient que l’absurde bataille continuât pendant qu’ils échangeaient avec les négociateurs finlandais d’hypocrites poignées de mains. Pis : l’artillerie russe a tiré sur les positions finlandaises une heure avant la cessation officielle du feu ; l’aviation russe a bombardé Rovaniemi, brûlant quelques habitations encore, moins de deux heures avant la fin officielle des hostilités, alors que la paix était signée et qu’on le savait des deux côtés du front. Ces dernières tueries, entièrement superflues, remplacent au bas du traité de spoliation et d’oppression la signature du Fusilleur. On retrouve en tout ceci son mépris de l’homme, mépris du matériel humain doublé d’une colère aveugle contre ceux qui, meilleurs, plus fiers, plus dignes que lui, lui résistent. Il a mené cette guerre jusqu’au bout ainsi qu’un procès de Moscou, avec la même fourberie et la même inhumanité, tombant nécessairement au-dessous des normes, assez inhumaines pourtant, de la guerre moderne, fixées par les mœurs de la civilisation capitaliste.
II. – La cynique désinvolture avec laquelle Staline a lâché Kuusinen, nous l’avions prévue… Qu’est devenu le « gouvernement populaire de la République finlandaise » avec lequel l’urss signa un traité de paix et d’amitié ? Auquel l’urss céda de son plein gré un vaste territoire au nord du lac Ladoga, « estimant (nous citons de mémoire ce singulier document) que l’heure était venue de réaliser l’unité des peuples de Carélie et de Finlande » ? Les peuples de Carélie et de Finlande sont bafoués, ruinés, mutilés. Le traité de décembre n’est plus en mars qu’un chiffon de papier maculé de sang innocent. Le « gouvernement populaire » de Térioki sombre dans le ridicule et l’odieux. Il ne reste plus à Staline qu’à faire fusiller Kuusinen, qui avouera, n’en doutez point, tout ce que l’on voudra. Si même dans Viborg dépeuplée et en ruines, le Fusilleur installait un gouvernement fantôme, Kuusinen n’y pourrait figurer longtemps. Après s’être rendu le complice d’un tel crime contre son peuple, il est devenu par trop gênant. Le prestige de Staline – s’il est permis de parler de ça – et celui de l’urss sont tout deux éclaboussés de cette honte. Deux fois l’urss stalinienne a forfait sa signature, en déchirant le traité de non-agression conclu avec Helsinki, en déchirant le traité conclu avec Kuusinen. Ni scrupules ni respect humain dans ce comportement dicté en dernier ressort par la peur. Et nous voici de nouveau bien au-dessous des normes du droit international de la bourgeoisie.
III. – Depuis les origines du bolchevisme, les marxistes révolutionnaires russes n’ont jamais varié sur la reconnaissance absolue du droit des nationalités. La question n’est pas simple, les guerres et les guerres civiles l’ont compliquée, nous le savons ; mais la réaction stalinienne elle-même s’était efforcée jusqu’à ces derniers temps de sauvegarder au moins les apparences du respect des nationalités au sein et en dehors de l’Union… Plus rien n’en subsiste ! La doctrine traditionnelle est foulée aux pieds. Elle le fut une première fois quand Staline livra toute la Pologne ethnique au IIIe Reich, c’est-à-dire à la conquête brutale et à la dévastation. Elle l’est de nouveau par la tentative d’assassinat commise contre la Finlande et par la mutilation de ce pays. Rien, en effet, d’aucun point de vue doctrinal soviétique, ne saurait justifier l’annexion de Viborg, ville purement finlandaise. Et les gouvernants de Moscou répétaient depuis des années : « Nous ne voulons pas un pouce du territoire d’autrui, nous ne céderons pas un du nôtre » ! Deux fois en moins de six mois, sur ce seul point, ils ont trahi leur propre doctrine officielle.
Le reniement et la trahison des idées qui firent la grandeur de la révolution russe, le mépris des traités, le mépris de la parole donnée, le mépris des traités, le mépris du droit des peuples, le mépris de l’homme, le mépris du sang versé, une extrême brutalité au service d’une peur noire, ces traits de caractère nous les avons retrouvés à toutes les pages de la biographie de Staline. Le Fossoyeur de la révolution russe a marqué le traité de son empreinte personnelle : et c’est une empreinte digitale écrasée dans un caillot de sang.
26 mars 1940
Le leader du « Front noir », Schwarzefront, ce front invisible d’une opposition qui prétend dresser contre Hitler les éléments sains et révolutionnaires du nazisme, Otto Strasser 17, réfugié en France, vient de publier chez Bernard Grasset un livre très vivant : Hitler et moi. Je n’aime pas ce titre trop teinté d’orgueil et qui semble confronter le Führer d’une opposition persécutée au Führer d’un despotisme.
Mais peut-être y a-t-il sur ce point, entre le socialiste que je suis et le pur nazi, le vrai nazi que se veut Otto Strasser, plus qu’une différence de goût et de tempérament : un contraste de doctrines. Laissons néanmoins ces détails. Strasser apparaît dans son livre tel qu’il est dans la vie, plein d’idées, d’expériences, d’une sorte de courage bon enfant, d’un idéalisme pratique plutôt dangereux pour ceux qu’il combat, avec le visage typique d’un officier ou d’un intellectuel allemand de l’entre-deux-guerres. Le portrait qu’il trace d’Hitler, qu’il connut de près, concorde avec ceux de Rauschning 18, de Conrad Heiden – et des diplomates Nevile Henderson et François-Poncet 19. Et Strasser nous fait mieux encore entrevoir l’homme Hitler, ce déclassé formé par la débâcle sociale de son pays, impulsif et calculateur, convaincu de sa mission, suppléant par l’instinct et l’élan hystérique à la capacité intellectuelle et à la volonté qui lui font défaut, d’apparence ascétique, supérieurement doué pour percevoir et exprimer l’attente de foules désaxées. C’est le produit d’une décadence et il incarne une décadence. Et il dit : « Je poursuivrai mon chemin avec la précision d’un somnambule ». Le mot « précision » est évidemment impropre, mais on voit bien l’élan irrationnel qui porte le faux somnambule. Strasser l’accuse d’avoir avec persévérance trahi le mouvement national-socialiste en se mettant au service des coffres-forts les plus imposants. En allemand, le premier terme, dans un mot composé, qualifie l’autre et c’est le second qui est essentiel : selon le génie de la langue, l’essentiel dans national-socialisme, c’est donc socialisme. Mais Hitler se moque bien de la linguistique, du génie de la langue, de l’idéologie. L’essentiel pour lui, ce fut d’être appuyé par les gros capitalistes Hugenberg, Kirdorff, Thyssen, Krupp. De là l’extrême précarité de sa situation, l’énormité du mensonge social dont il nourrit sa puissance – et les conséquences historiques, futures, de l’avènement de cette contre-révolution grimée en révolution pour tromper les masses. « Duplicité ? – écrit Strasser… Ce mot est à la fois trop faible et trop fort. Adolf n’a pas cessé de sentir ce que veut le peuple allemand ; il parle de socialisme, de communauté et de paix parce que ses partisans, parce que l’Allemagne entière veut le socialisme, la communauté du peuple et la paix. » Le Front noir se sépara d’Hitler parce que ce dernier se mettait au service des ploutocrates : le Front noir voulait une réorganisation révolutionnaire de l’Allemagne. Hitler fit le massacre du 30 juin 1934 pour se débarrasser de la gauche de son parti comme l’exigeaient les Krupp et les Thyssen. Sans doute, sans doute…
Nous aurions pour ces raisons mêmes quelques questions à poser à Otto Strasser. Jusqu’à sa rupture avec Hitler, en 1930, il appartint au parti nazi dont il accepta en gros l’idéologie. N’était-ce pas un parti antisocialiste, antimarxiste, anti-ouvrier dès lors ? Dans tous les pays, le mouvement ouvrier a identifié marxisme et socialisme ; cette identification, des millions d’hommes l’ont consacrée de leur activité, plusieurs révolutions victorieuses ou vaincues l’ont consacrée dans l’histoire. Le « socialisme » nazi, du moment qu’il se déclarait antimarxiste, ne se révélait-il pas en réalité antisocialiste ? Et contre qui les bandes armées des chemises brunes se sont-elles battues dans la rue, faisant leur apprentissage de l’assassinat collectif, si ce n’est contre les ouvriers ? Qui servaient-elles quand elles détruisaient les organisations ouvrières ? Dès le début, l’usage que le nazisme a fait du mot socialisme n’est que basse fourberie ; et dès le début, en dirigeant ses plus vives attaques contre le marxisme, c’est-à-dire contre la conscience historique du mouvement ouvrier, contre l’armature scientifique du mouvement socialiste, il s’affirmait anti-scientifique, irrationnel, ennemi de la liberté de pensée, – tel que le devait souhaiter le faux somnambule en train de se vendre à la réaction. Je ne soulèverai pas ici la question de l’antisémitisme afin de ne pas élargir le débat.
Otto Strasser parle aujourd’hui à l’opinion des pays de langue française, au nom du Front noir. Il espère, demain, jouer sa partie politique dans une Allemagne délivrée. S’il entend mériter l’intérêt, sinon la confiance de ceux qui le lisent, il lui appartient de s’expliquer encore sur quelques points capitaux. — Que pensez-vous, Strasser, que pense le Front noir des droits du mouvement ouvrier ? Quelle est votre attitude à l’égard du socialisme marxiste ? Êtes-vous antisémite ? Nous avons besoin de le savoir pour être tout à fait fixés sur ce qui vous sépare d’Hitler.
1er avril 1940
Tant d’événements nous entraînent, nous emportent, que nous négligeons les plus chers anniversaires. À peine si, dans la presse socialiste française, l’on a discrètement mentionné celui de la Commune de 1871. La chute de l’autocratie en Russie, cette révolution de mars 1917 qui fit passer sur le monde un si grand souffle d’espérance, personne ne l’a rappelée. Car nous faisons l’histoire et nous en sommes les jouets. Les grands faits d’hier et d’avant-hier changent à nos yeux au fur et à mesure que les perspectives présentes se modifient ; et ce n’est pas fini, ce ne sera jamais tout à fait fini. Pour la jeune génération socialiste, la révolution russe n’apparaît plus qu’à travers le prisme sanglant du stalinisme. Comment la comprendre dès lors, comment y retrouver des exemples et des sources de confiance ? On ne les retrouvera qu’aux tournants de l’avenir, quand le cauchemar sera dissipé.
Le 18 mars dernier, jour anniversaire de la prise du pouvoir par la Commune de Paris, un souvenir poignant m’est revenu à l’occasion de certains travaux. Le 18 mars 1921, je passai une grande partie de la journée dans mon cabinet de travail de l’Institut Smolny, à Petrograd, à quelques mètres du cabinet de Zinoviev, alors président du soviet de la ville… Je le vis plusieurs fois dans la journée, morne et d’humeur sombre, sa lourde tête ébouriffée toujours près du téléphone.
Les canons tonnaient avec régularité sur le golfe de Finlande : il me semblait voir leur souffle rauque rider les eaux tristes et houleuses de la Neva. Nous vivions des heures intolérables, nous nous sentions pris dans une impasse, réduits à des actions mauvaises, ployant déjà sous le poids de fautes lourdes… Les journaux de Petrograd commémoraient longuement, dans le style pathétique de l’époque, l’anniversaire de la Commune de Paris, et ce canon haletant que l’on entendait c’était celui de la flotte rouge qui tirait sur Cronstadt. Les marins de Cronstadt s’étaient révoltés le 28 février contre le régime établi dans la république des Soviets par le Comité central du parti bolchevique de Lénine, Trotski, Dzerjinsky, Zinoviev, Kamenev. Ce n’était pas un soulèvement contre-révolutionnaire, c’était le soulèvement des meilleurs fils de la révolution, de ces marins qui, partout, avaient déployé sous les drapeaux rouges une magnifique énergie. Ils réclamaient un changement économique et des soviets librement élus. Le changement économique était devenu tellement nécessaire que, pendant le soulèvement même, Lénine le fit décider au Xe congrès du parti et ce fut la fin des réquisitions dans les campagnes, la fin du communisme de guerre avec ses réglementations bureaucratiques de la production et de la consommation rationnée, le début de la NEP, nouvelle politique économique, liberté du commerce, de l’artisanat, de la production rurale (l’impôt se substituant aux réquisitions). Le Comité central avait eu le tort impardonnable de s’obstiner dans la voie du communisme de guerre : quelques mois auparavant, il avait repoussé une proposition de Trotski, tendant à établir une sorte de NEP, et qui, adoptée, nous eût évité Cronstadt. On avait déporté à Pskov l’historien socialiste Rojkov* pour avoir écrit à Lénine en préconisant une réforme de ce genre. Boukharine, dans un gros ouvrage théorique, démontrait que le communisme de guerre nous conduirait en droite ligne – ou peu s’en fallait – au socialisme véritable…
Le conflit arrivé à ce degré, il ne restait plus au gouvernement révolutionnaire qu’à réprimer le soulèvement de Cronstadt sans perdre un jour. Les marins avaient raison à divers égards, mais ils mettaient néanmoins en danger l’existence même de la République affamée, épuisée, guettée par une foule d’ennemis, en proie aux révoltes paysannes : à Tambov, de véritables armées de paysans instituaient, conduites par un maître d’école nommé Antonov*, une sorte de pouvoir contre-révolutionnaire. Il fallait se hâter de vaincre Cronstadt, car la glace pouvait se rompre, rendant la forteresse imprenable ; une nouvelle guerre civile, entre révolutionnaires, cette fois, mais les uns aigris et désespérés par les privations, prêts à tout céder aux masses arriérées, les autres représentant la plus haute et la plus ferme conscience sociale, mais captifs de leur propre politique et d’un État déjà malade – une nouvelle guerre civile, mortelle, pouvait commencer… En dépit de la gravité du moment, le Comité central de Lénine-Trotski demeure responsable devant l’histoire des fautes qu’il commit alors. Pourquoi s’était-il refusé à négocier avec le soviet de Cronstadt avant la rébellion ? Pourquoi, puisqu’il allait proclamer la NEP, une si dure intransigeance ? Pourquoi refusa-t-il de recourir à une médiation offerte et parfaitement possible ? Pourquoi laissa-t-il fusiller en masse les vaincus ? Comment ne comprit-il pas qu’une réforme économique serait insuffisante, qu’il fallait aussi un souffle d’air frais, un souffle de liberté ? Mais loin d’y songer pour le pays, Lénine fit à ce moment interdire dans le parti les tendances et fractions.
C’est au drame de Cronstadt 1921 qu’il faut remonter pour voir la révolution russe changer de visage. Cronstadt marque la première victoire sanglante de l’État bureaucratique sur les masses laborieuses. Cet État est encore dirigé par les grands bolcheviks, qui sont des socialistes ardents et clairvoyants ; mais en réalité, la machine les domine déjà et déjà l’habitude d’un pouvoir absolu – sans contrôle démocratique – modifie leur mentalité… Tout n’est pas encore perdu, mais tout est bien compromis.
9 avril 1940
Rappelons les faits. L’ambassadeur de l’urss à Paris, M. Souritz 20, fait porter tout récemment dans un bureau de poste un télégramme (rédigé en français) de félicitations à son gouvernement à l’occasion de la conclusion de la paix avec la Finlande.
La censure lit ce télégramme, comme il se doit, M. Souritz ne l’ignore pas ; et elle y trouve des phrases de meeting communiste sur « les provocateurs de guerre anglo-français » qui ont, paraît-il, mis la Finlande à feu et à sang… Un ambassadeur étant par définition tenu de ne point insulter, diffamer ou discréditer le gouvernement auprès duquel il est accrédité, la gaffe semble un peu forte ; le gouvernement français, informé, fait dire à Moscou que cette singulière petite manifestation télégraphique rend la présence de M. Souritz à Paris indésirable. M. Lozovski*, que nous avons connu secrétaire de l’Internationale des syndicats rouges 21 et qui remplit maintenant les fonctions de sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, répond aimablement au chargé d’affaires français : « C’est entendu, nous rappelons M. Souritz. L’incident est réglé ».
Drôle d’incident. On n’appartient pas pendant plus de dix ans à la carrière diplomatique pour commettre de semblables gaffes. M. Souritz a été ambassadeur de l’urss à Ankara, avant Karakhane, fusillé ; puis ambassadeur à Berlin, après Krestinski, fusillé, et avant Iouténiev, vraisemblablement fusillé. C’est un vieux militant du Bund socialiste juif de Russie dont la plupart des leaders d’autrefois, passés comme lui au communisme, ont disparu dans les prisons de Staline : ainsi Rakhmiel-Weinstein, Froumkina, Bornstein, Moroz… M. Souritz survit donc à une génération de militants socialistes qui furent les compagnons de sa jeunesse et à une génération de diplomates soviétiques qui furent ses collègues et ses amis, dans l’âge mûr. Il appartenait de plus à l’équipe de M. Litvinov, autre tort grave… (Notons en passant que M. Maïsky, ambassadeur à Londres, et M. Roubinine, ambassadeur à Bruxelles, appartiennent à la même équipe, ce qui ne nous rassure pas sur leur avenir…). M. Souritz est un homme cultivé, très fin, un haut fonctionnaire stalinien d’une docilité parfaite, tout à fait terrorisé, nous le savons depuis les procès de Moscou et qui ne craignait rien tant que d’être rappelé. Ce n’est pas un méchant homme, ce n’est pas un agitateur de meeting, ce n’est pas – nous en jurerions, bien que ne le connaissant pas personnellement – un « ennemi de la France »…
Que s’est-il donc passé ? Très probablement ceci — ou quelque chose d’approchant. Un membre du personnel de l’ambassade appartenant au service secret du Guépéou à l’étranger est entré dans son cabinet, tenant à la main une feuille de papier, et lui a dit avec toute la déférence requise : « Camarade ambassadeur, voici le texte d’un message à notre gouvernement dont l’envoi me paraît indispensable… D’ailleurs, je viens de recevoir à ce sujet un coup de téléphone précis… » En d’autres termes, M. Souritz n’a pu envoyer son malencontreux télégramme que par ordre supérieur.
Pourquoi cet ordre ? Sans doute pour créer un petit incident, à des fins qui nous paraissent obscures.
Sans nul doute aussi pour se débarrasser de M. Souritz. Car après une « gaffe » de cette force, il ne saurait prétendre à un nouveau poste dans la diplomatie ; et si, se doutant bien de la fin qui l’attend à Moscou, il avait été tenté de solliciter l’asile, en qualité de réfugié politique, en France ou en Angleterre, on le mettait dans la situation la plus fausse… Une dépêche publiée à Londres nous apprend que M. Souritz s’est arrêté à Bucarest, attendant, pour continuer son voyage, de connaître quel sort on lui réserve à Moscou… Voilà ce que l’on ne lui dira pas. Mais il ne peut pas ignorer que son collègue et ami Karakhane fut rappelé d’Ankara pour être envoyé à Washington, – et coffré à sa descente du train ; que son collègue et ami Antonov-Ovseenko, consul-général à Barcelone (après avoir été ambassadeur à Prague et à Varsovie), fut rappelé pour recevoir le portefeuille de la Justice – et coffré à sa descente du paquebot ; que son collègue et ami Raskolnikov, ambassadeur à Sofia, fut rappelé pour recevoir une nouvelle nomination et mis hors-la-loi en cours de voyage, ce qui lui permit de se réfugier à l’étranger… Le cas de M. Souritz est, on le voit, beaucoup plus tragique qu’il ne semble. Nous souhaitons à cet ancien socialiste le courage de rompre avec un régime qui le tuera presque certainement s’il lui demeure fidèle. Il a fait de son mieux, à Paris, pendant des années, la politique dite de Litvinov : collaboration avec la SDN, pacte franco-soviétique, résistance à l’agression, soutien des fronts populaires… Staline a changé de politique ; et l’on sait ce qu’il fait des hommes qui, ayant été ses instruments, ne sont plus que des témoins gênants.
19 avril 1940
Le Prométhée vainqueur de M. Georges Valois* est un petit livre plein d’idées… En sous-titre : ou explication de la guerre (Paris, édition Liberté). Il pourrait même fournir l’occasion d’un utile débat sur la valeur des idées à notre époque de connaissances précises, de spécialisations, de technique intellectuelle. Si intéressantes qu’elles soient, les idées générales formulées par un esprit largement armé de savoir risquent toujours de se trouver en défaut sur quelques points d’importance, du fait d’une insuffisance de connaissances spéciales. Pour cette raison, le travail de ceux qu’on appelait autrefois les « idéologues » a beaucoup perdu de son attrait et de son intérêt : l’idéologie recule devant le savant ou, plus simplement, devant l’homme informé ; les idées ne valent plus que lorsqu’elles s’accordent avec le savoir ; les vastes synthèses sont devenues difficiles à esquisser.
Nous connaissons trop le monde pour pouvoir le bien comprendre ; nous sommes débordés par les résultats de la recherche humaine et il en résulte souvent que notre ignorance générale dépasse nos connaissances particulières ; ou encore que des hommes très renseignés sur certaines choses fassent preuve, par ailleurs, d’une dangereuse ignorance… Ceci est particulièrement vrai de la plupart des intellectuels, possesseurs de connaissances professionnelles suffisantes ou approfondies, mais déplorablement ignorants en des matières essentielles comme la sociologie et l’économie politique.
M. Georges Valois m’a fait penser tout ceci, car je serai enclin à lui reprocher de substituer, toutes les fois qu’il traite de la révolution russe – cette expérience historique capitale de notre époque – le jeu habile et brillant des idées à l’étude attentive des faits ; de procéder en un mot en idéologue et non en sociologue, ce qui le conduit à des conclusions sommaires tellement éloignées, me semble-t-il, de la réalité (dont la vérité n’est que le reflet dans notre esprit) qu’il faudrait des tomes pour les discuter. Épinglons en passant, pour justifier ceci, des phrases de ce genre : « La révolution russe n’a pas eu lieu », – « l’imposture inouïe de Lénine », – « Lénine qui agissait en tsar » et « la Révolution française avait été faite pour libérer l’individu de l’État… ». Cette dernière assertion est d’autant plus étonnante que la révolution française a fait l’objet d’études assez complètes et assez répandues, à la différence de la révolution russe. On peut tenir pour établi qu’elle ouvrit les voies au développement capitaliste qui devait entraîner la formation des grands États nationaux puis des empires industriels et financiers. La civilisation bourgeoise ne s’est jamais souciée de libérer l’individu du joug de l’État et pour cause : elle repose sur l’organisation étatique.
Ces réserves faites, l’ouvrage de Georges Valois, qui redécouvre ou réinvente à sa façon le socialisme, a toute une première partie remarquable par la clarté et l’ampleur des vues. Et c’est de cette partie que j’eusse voulu parler plus longuement ; mais les réserves s’imposent. Sur la guerre présente peu de vues générales ont été jusqu’ici exprimées et cela se comprend… Valois écrit :
« La guerre actuelle vient du fait que les États, nations et peuples n’ont pas trouvé le moyen de résoudre, par la raison et la technique, le triple problème de l’exploitation rationnelle des matières premières du monde entier – de la création de la propriété collective, permettant l’organisation rationnelle des économies nationales, – de la création des institutions économiques apportant de nouvelles garanties à la liberté individuelle au lieu de la supprimer… ». « Le monde est tout simplement dans une de ses plus grandes mutations totales… ». « Au-dessus de toutes les intrigues et ambitions des hommes d’État, des dictateurs et des oligarchies, la guerre de 1939 est la suite des grandes guerres ouvertes par les guerres de la Révolution et de l’Empire, au milieu desquelles, faute d’une technique politico-économique de la paix, l’humanité tend confusément à la constitution des grandes communautés qui pourront exploiter rationnellement les richesses planétaires, dont les possibilités d’exploitations sont renouvelées, depuis le xviiie siècle, par la science et la technique. »
Nous dirions, employant le langage coutumier du socialisme, que l’âge de la propriété privée des moyens de production est révolu ; que cette guerre, dont la cause principale est dans la faillite du capitalisme et la carence du socialisme en Allemagne, c’est-à-dire dans la plus grande usine de l’Europe, constitue une des phases de la transformation sociale du monde européen ; et qu’à moins de susciter des réactions sauvages qui pourraient ouvrir par la force une longue période de décadence et de misère générale, elle semble devoir amener des changements imprévisiblement profonds dans le régime de la propriété, du travail, de la gestion des richesses collectives, c’est-à-dire acheminer les nations vers diverses formes de socialisme… Il est curieux, à cet égard, de voir des économistes libéraux anglais reprendre à leur compte des arguments naguère considérés comme ceux du socialisme et songer à des États-Unis d’Europe.
23 avril 1940
Le traité de paix signé entre la Finlande et l’urss prévoit, à bref délai, l’échange des prisonniers… Je ne puis songer, à ce propos, aux prisonniers russes sans éprouver un serrement de cœur. Ce sont des milliers de pauvres gens, échappés aux balles et au grand gel, qu’attendent maintenant d’autres épreuves. Officiellement, il n’y a pas eu de guerre en Finlande ; il n’y a pas eu d’échecs militaires ; pas eu de défaites locales ; pas eu de bombardements de villes et de villages ; le Chef est infaillible, humain, génial, et c’est le stratège le plus grand de tous les temps… Mais les pauvres soldats rouges qui ont vu leurs camarades périr par milliers, traversé eux-mêmes le froid mortel, le feu, les attaques insensées, l’horreur inexprimable de tout cela, savent la vérité. Rentrés dans leurs foyers, ils la diraient… Les laissera-t-on rentrer dans leurs foyers ?
Des commissions de triage constitueront des dossiers individuels, interrogeront longuement les rapatriés, accueilleront les dénonciations. On s’efforcera de leur reprocher de s’être rendus, voir d’être passés à l’ennemi, d’avoir répondu aux questions de l’ennemi… On tentera d’en faire des lâches ou des traîtres pour fusiller ceux qui ont été les témoins des pires débâcles, de l’incapacité du commandement, de l’agitation. Et comme la loi soviétique ordonne la déportation, dans les conditions les plus rigoureuses, des familles des traîtres, il sera possible d’exercer sur les victimes désignées le chantage à la destinée des êtres chers…
Et pourtant, les récits des correspondants de guerre en Finlande qui ont pu approcher les combattants russes nous apprennent qu’ils se sont le plus souvent battus avec ténacité, dans des conditions souvent effroyables, et tenus dignement en captivité. Un journaliste italien, M. Mondanelli, et un vieux socialiste-révolutionnaire russe, V. Zenzinov 22, ont donné, notamment, dans divers journaux des notes fort intéressantes sur l’homme russe dans la guerre de Finlande ; et bien qu’inspirées par des façons de voir opposées, ces notes sont concordantes. Les prisonniers communistes gardaient la ferme attitude d’hommes qui ont une conviction et trouvent naturel de risquer leur vie pour accomplir un haut devoir. « Nous venons libérer le peuple finlandais… Nous venons au secours du gouvernement Kuusinen* qui est celui des travailleurs révoltés… » Ils tenaient ce langage et quelques-uns, désorientés par ce qu’ils apprenaient, se réfugiaient dans une aveugle fidélité : « Chez nous », dit au journaliste italien une jeune communiste, infirmière, « il n’y a pas d’opinion individuelle : il y a l’opinion du parti. » Cette jeunesse, conduite à l’agression et au massacre par l’État totalitaire, a de belles réserves de foi, de solidarité, d’énergie désintéressée. Il ne lui manque que l’intelligence critique et c’est ce que le système lui refuse avec le plus d’acharnement. Tous ceux qui ont approché ces prisonniers ont constaté leur avidité de comprendre, la simple bonne foi avec laquelle ils faisaient face à l’argument inattendu.
Les prisonniers non communistes avouaient leur désarroi et ne cachaient pas qu’ils faisaient la guerre à contrecœur sans savoir pourquoi. Après la défaite de la 44e division soviétique à Suomussalmi, V. Zenzinov put prendre connaissance d’un certain nombre de lettres ramassées sur des morts 23. Celles des soldats sont écrites dans une langue gauche, et elles donnent la sensation directe de la vie au village. L’impôt est lourd, on manque de tissu, on manque de fourrage… « Si c’est possible », écrit une mère d’un tué au front de Finlande, « tâche de nous envoyer deux morceaux de savon… » La lettre d’un soldat en garnison à Wilna, récemment occupée, à son frère dit que « Wilna est une ville remarquable où l’on peut tout acheter pour quasi rien »…
Les dossiers personnels des communistes renferment des autobiographies dans lesquelles il est question de parents arrêtés par le Guépéou, et le communiste déclare avoir porté ce fait à la connaissance du comité du parti, déclare avoir rompu toutes relations avec ces « contre-révolutionnaires »… Un lieutenant note : « Mon frère Fédor, comptable d’une caisse d’épargne, a été arrêté en 1938 par le Guépéou, j’ignore pour quelle raison… » Les questionnaires que les officiers communistes sont tenus de remplir fouillent le passé familial, le passé politique, la conscience même des interrogés avec une brutalité ingénue. « Avez-vous jamais douté de la ligne générale ? été trotskiste, opposant de droite, membre de groupements contre-révolutionnaires, quand et où ? Si vous avez douté, pendant combien de temps ? » Il y en a comme cela des pages entières.
L’homme russe est allé à la guerre avec toute sa peine de vivre, avec ses soucis amers, avec les peurs qui le tenaillent sous l’oppression, avec sa foi aussi, et son courage, et son grand idéalisme exploité à fond par le régime. Ceux qui l’ont approché l’ont reconnu tel qu’il fut en de meilleurs jours de son histoire. Le nouveau despotisme n’a pas réussi à modifier son caractère. L’homme russe n’a pas dit son dernier mot.
20 avril 1940
On ne s’est pas encore demandé quelles doivent être les répercussions de l’agression commise par le IIIe Reich contre les pays scandinaves sur les rapports entre Berlin et Moscou. La question est pourtant d’une grosse importance. Elle nous semble, au surplus, assez claire.
Staline a mis à profit la première phase de la guerre européenne pour s’assurer des positions stratégiques dans la Baltique, du nord au sud de cette mer. Il a établi des bases militaires en Lituanie, Lettonie, Estonie. Il a sacrifié par milliers de jeunes travailleurs russes pour conquérir sur la petite Finlande l’île de Hangoe, clef stratégique des golfes de Bothnie et de Finlande. Nous savons que l’on a beaucoup écrit sur les raisons qui ont pu le guider. Des auteurs diserts ont invoqué à cette occasion la politique d’Ivan le Terrible et de Pierre le Grand qui, tous deux, dirigèrent vers la Baltique l’expansion russe en Europe. D’autres ont voulu montrer en Staline, qui ne craint rien tant que de voir la révolution s’allumer chez ses voisins, le continuateur de Lénine qui ne voyait de salut pour la jeune république des soviets que dans une révolution socialiste en Allemagne. Des troisièmes, enfin, ont diversement commenté la résurrection de l’impérialisme russe, sans s’embarrasser de précédents historiques. Ces thèses différentes ne sont certes pas sans intérêt quand les développent des hommes instruits qui cherchent à comprendre… Dans le journalisme courant, il faut bien dire qu’elles deviennent souvent d’une indigence lamentable : plus faites alors pour égarer que pour éclairer.
Continuons de serrer de plus près la vivante réalité et demandons-nous contre qui – contre quel adversaire possible ? – Staline a multiplié le long du littoral de la Baltique les bases d’aviation et de sous-marins ? Ce ne peut pas être contre les pays scandinaves, pacifiques, prospères et trop peu peuplés pour songer à attaquer jamais l’urss ; ce n’est pas non plus pour tenter avec les moyens dérisoires dont il dispose (ce disant, je songe surtout à l’état intérieur de la Russie et aux privations imposées aux peuples de l’urss) la conquête de la Scandinavie, au prix d’un immense conflit avec l’Occident ; ce n’est pas, enfin, et bien que la propagande soviétique l’ait soutenu, pour se prémunir contre la Grande-Bretagne et la France qui sont loin ; c’est donc contre le seul adversaire proche et redoutable que la Russie ait à considérer dans la Baltique, l’Allemagne. Aussi, écrivions-nous, il y a quelque temps, que l’urss venait de gagner sur le IIIe Reich la bataille de la Baltique.
Et voici que tout est remis en question ! Il va de soi que le sort de la Suède se joue sur les champs de bataille de la Norvège. Si la Norvège succombait, la Suède n’échapperait pas au joug. C’est elle, au surplus, qui possède les mines de fer convoitées par le nouvel impérialisme allemand. La Suède devenue zone d’influence de cet impérialisme, la Baltique ne serait plus en fait qu’une mer intérieure allemande. Et l’urss qui a désormais en Pologne une frontière commune avec le IIIe Reich, frontière difficile à défendre, en aurait une autre, sur mer, offrant à l’adversaire les plus belles bases d’opérations… Ne perdons jamais de vue que c’est la peur de l’agression allemande qui a poussé Staline à pactiser avec l’ennemi le plus redoutable et le plus proche, en sacrifiant à la fois l’idéologie, les intérêts supérieurs du peuple russe et du mouvement ouvrier international et, par surcroît, la nation polonaise toute entière. Par rapport à l’Allemagne industrielle, l’urss demeure, en effet, pour longtemps encore, un pays très arriéré, sans moyens de communication modernes, sans réserves de bien-être, sans cadres techniques, avec une industrie jeune, mal organisée, desservie par une main-d’œuvre sous-alimentée, et une agriculture instable… La conscience de cette faiblesse intérieure et la préoccupation essentielle non d’y remédier, mais de maintenir à tout prix le régime bureaucratique (qui est la cause de cette faiblesse) ont guidé Staline dans sa politique étrangère récente. La tentative de conquête de la Scandinavie, commencée par le IIIe Reich, grosse de périls futurs pour l’urss, lui impose les plus amères réflexions. Et la logique des faits doit lui faire souhaiter la victoire des Alliés en Norvège. Il est significatif que les Russes aient évacué Petsamo à l’heure même où les Allemands débarquaient à Narvik ; significatif aussi que M. Maïsky, ambassadeur de Staline à Londres, ait donné à son collègue de Norvège une manifestation publique de sympathie : ce n’est certainement pas sans avoir reçu une directive à ce sujet. Les grandes lignes de la situation ainsi établies, ne nous faisons pas d’illusions. Tant que la puissance allemande restera redoutable, Staline demeurera enclin à composer avec elle. Il nous semble bien dominé par le respect le plus têtu, le plus borné que l’on puisse concevoir, de la force immédiate, de la force matérielle, de la force nue… La crainte que les événements de Norvège lui inspirent ne l’empêchera pas de jouer sa partie dans les Balkans, si Hitler prend dans cette région du monde l’initiative d’une agression. Mais de tout ceci résulte une situation nouvelle dont les développements peuvent être inattendus.
7 mai 1940
À peine avais-je envoyé à La Wallonie l’article intitulé « L’homme russe et la guerre » que je recevais, dans la nouvelle revue social-démocrate russe publiée à Paris, par Théodore Dan*, le Novy Mir (Le Nouveau Monde24) une documentation particulièrement intéressante sur ce même sujet. Une militante socialiste russe, qui signe D. D., s’est trouvée en Pologne et en Lituanie au moment où l’occupation soviétique de Wilna venait de cesser. Elle s’est intéressée aux soldats russes, tels que la population les a vus, tels qu’elle a pu les voir elle-même. Ses notes sont vivantes et justes, je puis l’attester.
Arrivés dans les petites villes polono-lituaniennes – qui comptent parmi les plus pauvres de l’Est européen –, ces soldats soviétiques furent stupéfaits de l’abondance des biens qu’ils y trouvèrent. Ils entraient dans les boutiques et demandaient timidement si ce qui était exposé à l’étalage pouvait s’acheter. « J’peux m’acheter des bonbons ? » demandait un petit paysan portant l’uniforme de Staline. « Mais oui », lui répondait le commerçant. « J’peux en acheter une livre ? — Bien sûr. — J’peux m’en acheter un kilo ? — Naturellement… » Le soldat russe acheta tout ce qu’il put… Ses camarades vidaient littéralement les magasins, car le rouble avait cours, nul ne se doutant de ce que l’armée russe s’en irait dans quelques semaines. Si étonnés, les soldats russes, de pouvoir acheter librement ce qui leur plaisait, ou plus exactement ce dont ils avaient besoin, qu’on en vit un se présenter dans un magasin accompagné de deux camarades qui venaient certifier qu’il avait réellement un besoin urgent de linge de corps. Ils se révélaient ainsi accoutumés à vivre dans une société au sein de laquelle, quand on s’est procuré par son travail un peu d’argent, on est très embarrassé de s’acheter quelque chose, faute de marchandise ; au sein de laquelle, pour acheter des articles de première nécessité il faut prouver que l’on en a un besoin urgent. L’esprit façonné par la pénurie et les méthodes bureaucratiques de répartition.
La pénurie de marchandises dure en Russie depuis près de quinze ans. Il y eut toujours un certain déficit de marchandises par rapport aux besoins et aux possibilités d’achat de la population : c’est le propre des pays à industrie faible. De 1922 à 1926, quand la révolution commença de porter ses fruits, après la guerre civile, la pénurie de marchandises s’atténua sensiblement, le commerce étatisé, coopératif et privé fut libre. Le Thermidor soviétique changea tout à partir de 1927-1928, en imposant au pays les sacrifices exténuants du premier plan quinquennal, les luttes atroces de la collectivisation forcée et la terreur qui suivit. Les jeunes hommes qui ont aujourd’hui entre vingt et vingt-cinq ans ont donc grandi en régime de disette (et souvent de famine), de répartition réglementée, de spéculation (souvent organisée par l’État) sur les marchandises rares. Ils ne concevaient pas, car l’imagination de l’homme est strictement conditionnée par la vie sociale, qu’il pût y avoir une telle abondance de biens, que l’on en vendît au premier venu, à des prix raisonnables, sans formalités et sans épuiser immédiatement les stocks. À ce propos, le trait suivant est aussi amusant que révélateur. Un jeune Russe s’achetait des chaussures chez un cordonnier. Les boîtes en carton contenant l’article s’alignaient dans leurs casiers. Le soldat, plein de doutes devant tant de richesses, s’enquit : « Et toutes ces boîtes-là contiennent aussi des chaussures ? » On lui en donna l’assurance, non sans sourire j’imagine, mais il demanda alors à s’en convaincre en ouvrant au hasard quelques boîtes… Rendu méfiant par les trucs de la propagande, vous voyez. D’autres disaient que « la propagande capitaliste était admirablement faite » et ils ajoutaient que l’on avait certainement envoyé toutes ces marchandises pour faire impression sur les troupes soviétiques…
Je me souvenais en lisant ces notes d’un entretien que j’eus avec des jeunes communistes de Leningrad qui faisaient des études de journalisme. J’avais proposé de publier à leur intention un petit livre sur la presse dans quelque capitale d’Occident, afin de montrer comment l’information, les opinions, les intérêts des classes sociales se manifestaient dans les divers quotidiens. Un de mes auditeurs s’enquit du nombre de quotidiens paraissant à Paris et je répondis : « Une vingtaine le matin, quatre ou cinq le soir. » Mon interlocuteur reprit : « Et ils disent tous des choses différentes ? Et personne ne les contrôle ? Et l’un peut dire le contraire de ce que dit l’autre ? » Tout cela paraissait inconcevable. Comment peut-on laisser publier à la fois deux choses opposées sur le même sujet ?! Ces jeunes gens formés par un régime totalitaire ne le comprenaient pas. Je dois dire à leur éloge qu’ils comprirent davantage quand je leur expliquai que la presse libre est en réalité contrôlée, dans sa majeure partie sinon en entier, par les propriétaires des journaux qui sont hommes d’argent.
Les soldats russes rencontrés en Pologne témoignaient pour les mœurs et les institutions de l’Occident de cette curiosité étonnée, fraîche, défiante, saine. La réaction totalitaire trompe ces hommes sans réussir à les aveugler. Les contrastes inhérents au despotisme qui s’est installé sur le terrain conquis par une révolution des masses rendent l’homme soviétique particulièrement réceptif aux impressions du monde extérieur. Les prises de contact entre les troupes russes envoyées dans les pays baltes et la population de ces pays marqueront certainement à cet égard le commencement d’un réveil de la jeunesse soviétique.
1 En russe, le Sotsialistitcheskii Vestinik, appelé en français, selon les cas, le Courrier ou le Messager socialiste. Voir la note à ce sujet dans l’article « Le Birobidjan, république juive ».
2 Roman écrit en 1938-1939, S’il est minuit dans le siècle est publié chez Grasset en 1939.
3 Les Hommes dans la prison, préface de Panaït Istrati, Rieder, 1930 ; Naissance de notre force, Rieder, 1931 ; Ville conquise, Rieder, 1932.
4 Publiée par l’éditeur Robert Denoël, cette revue hebdomadaire parut du 21 septembre 1939 au 31 mai 1940, soit 38 fascicules in-8, sur le principe « un auteur, un sujet ». Lire ici : http://www.thyssens.com/02biblio/10notre_combat.php
5 Quelques jours plus tard, Victor Serge consacra un article à ce livre : « Hitler peint par Rauschning ».
6 Notre Combat, 22 décembre 1939, n° 14.
7 « Courage des hommes. Byrd », 24 novembre 1939.
8 Richard Byrd, Pôle Sud, traduit de l’anglais par L. C. Herbert, Grasset, 1937.
9 Richard Byrd, Seul, traduit de l’anglais par Henry Muller, Grasset, 1940.
10 Hitler m’a dit, Coopération, 1939, rééd. Hachette, 2005. L’authenticité des témoignages rapportés par Rauschning est aujourd’hui contestée.
11 Famille d’industriels allemands spécialisés dans la production de l’acier.
12 Le Gauleiter était le chef d’une branche régionale du parti nazi.
13 Rober Guilhéneuf dit Yvon, De la sainte Russie à l’urss, préface d’André Gide, Gallimard, 1938 ;Walter Citrine, À la recherche de la vérité en Russie (In Search for Truth in Russia), Berger-Levrault, 1937 ; Kléber Legay, Un mineur français en urss, préface de Georges Dumoulin, Pierre Tisné, 1938. Sur les témoignages d’André Gide et d’Anton Ciliga, voir « Le plus triste voyage d’André Gide » et « Le témoignage d’Anton Ciliga ».
14 Dans la chronique « Les deux bilans de l’urss ».
15 Outre cette brochure, Prokopovitch a publié notamment The Economic Condition of Soviet Russia (P. S. King, Londres,1924) et Histoire économique de l’urss, (Flammarion, « Au Portulan », 1952).
16 Pour une analyse plus approfondie, voir le livre de Victor Serge, Destin d’une révolution, op. cit.
17 Voir la note sur les frères Strasser de l’article « Défense du pilote ».
18 Lire ici même l’article de Victor Serge, « Hitler peint par Rauschning ».
19 André François-Poncet et Sir Nevile Henderson étaient respectivement ambassadeurs de France et de Grande-Bretagne à Berlin à l’automne 1938, au moment de la crise de Munich.
20 Iakov Z. Souritz fut ambassadeur à Paris de 1937 à 1940.
21 L’Internationale syndicale rouge fut créée durant un congrès constitutif qui se déroula du 2 au 19 juillet 1921, à la veille du IIIe congrès de l’Internationale communiste et en lien avec elle, afin de regrouper les syndicats hostiles aux orientations réformistes de la Fédération syndicale internationale. Elle sera dissoute en 1937.
22 « Lumières sur l’intervention stalinienne en Espagne », chronique du 12 mars 1940.
23 Les travaux de Zenzinov sur l’Union soviétique, écrits depuis la Finlande, ont été publiés sous le titre Vstrecha s Rossiei en 1944.
24 La bataille de Suomussalmi a opposé les armées finlandaise et soviétique entre le 7 décembre 1939 et le 8 janvier 1940. La victoire des troupes finlandaises, pourtant dominées numériquement, a été décisive pour l’issue de la guerre.