1921 |
Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste. |
La théorie du matérialisme historique
L'équilibre entre la société et la nature
Nous savons déjà que les causes des changements d'un système donné doivent être recherchées dans les rapports entre ce système et son milieu. Nous savons aussi que même les traits principaux de l'évolution (le progrès, la stagnation ou la destruction d'un système) dépendent particulièrement des rapports entre un système donné et son milieu. C'est donc dans les changements de ces rapports qu'il faut rechercher la cause qui provoque le changement du système lui-même. Mais où faut-il rechercher les rapports toujours changeants entre la société et la nature ?
Nous avons déjà vu que ces rapports changeants relèvent du domaine du travail social. En effet, par quoi s'exprime le processus de l'adaptation de la société humaine à la nature ? Ou, en d'autres termes, en quoi consiste l'état d'équilibre instable entre la société et la nature ?
La société humaine, tant qu'elle vit, est obligée de puiser son énergie matérielle dans le monde extérieur; elle ne peut exister autrement. Elle s'adapte d'autant mieux à la nature qu'elle y puise (et qu'elle s'assimile) plus d'énergie ; c'est seulement lorsque la quantité de cette énergie augmente que nous nous trouvons en présence du développement d'une société. Admettons, par exemple, qu'un beau jour, toutes les entreprises s'arrêtent, aussi bien que les travaux dans les fabriques, dans les usines, dans les mines, sur les voies ferrées, dans les champs et dans les forêts, sur terre et sur mer. La société ne pourrait pas tenir même huit jours, parce que rien que pour vivre sur ses réserves, il est nécessaire de transporter, de décharger, de distribuer.
« Tout enfant sait que n'importe quelle nation périrait de faim, si elle arrêtait tout travail, non pas même pour une année, mais pour quelques semaines à peine. » (K. Marx : Lettre à Kugelmann).
Les hommes travaillent la terre, récoltent le blé, l'orge, le maïs, ils élèvent des animaux, ils cultivent le coton, le chanvre, le lin, ils taillent les forêts, ils tirent la pierre des carrières et ils satisfont ainsi leurs besoins de nourriture, de vêtements, d'habitation. Ils tirent le charbon et le minerai de fer des profondeurs de la terre, ils construisent des machines en acier, à l'aide desquelles ils pénètrent la nature dans différentes directions, en transformant la terre entière en un atelier gigantesque, où les hommes frappent avec des marteaux, se penchent sur des établis, creusent la terre, suivent la marche régulière de machines monstrueuses, creusent des tunnels dans les montagnes, sillonnent les océans de leurs navires colossaux, transportent des charges à travers les airs, entourent la terre d'un réseau de rails, posent des câbles au fond des océans, et partout, en commençant par des villes tentaculaires, tumultueuses, pour finir par des coins perdus de notre terre, ils courent affairés comme des fourmis, travaillant pour leur « pain quotidien ». s'adaptant à la nature et adaptant à eux cette dernière. Une partie de la nature - le milieu, ce que nous appelons ici la nature extérieure, -s'oppose à une autre partie, la société humaine. La forme du contact entre ces deux parties d'un seul tout, est constituée par le processus du travail humain.
« Le travail est avant tout un processus qui se poursuit entre l'homme et la nature, processus dans lequel l'homme détermine par sa propre activité, règle et contrôle l'échange des matières entre lui et la nature, Il s'oppose lui-même comme force naturelle à l'essence de la nature. » (Capital, tome I).
Le contact direct entre la société et la nature, c'est-à-dire la transformation de l'énergie de la nature à la société est un processus matériel.
« Pour assimiler une substance naturelle dans la forme adaptée à sa propre vie, l'homme met en mouvement les forces naturelles qui appartiennent à son corps : les mains et les pieds, la tête et les doigts. » (Ibid.).
Ce processus matériel de « l'échange des matières » entre la société et la nature, constitue précisément le rapport essentiel entre le milieu et le système, entre les « conditions extérieures » et la société humaine.
Pour que la société puisse continuer à exister, il est nécessaire que le processus de la production se renouvelle constamment. Supposons qu'à un moment donné, on ait produit une quantité déterminée de blé, de chaussures, de chemins, etc... et que, pendant la même période, tout cela ait été consommé. Il est clair que la production a dû recommencer en son temps un nouveau cycle de mouvements. Elle doit se renouveler constamment, un chaînon doit en suivre un autre. Le processus de la production, considéré au point de vue de la répétition de ces chaînons (ou comme l'on dit, des cycles de production), s'appelle processus de reproduction. Pour que ce dernier ait lieu, il est nécessaire que toutes ses conditions matérielles soient réalisées. Par exemple, pour produire des tissus, il faut avoir des métiers, pour les métiers, on a besoin d'acier, pour l'acier, il faut du charbon et du minerai ; pour transporter ces derniers, on a besoin de voies ferrées et, par conséquent de rails, de locomotives, etc..., ainsi que de routes, de navires, etc... ; on a besoin aussi d'usines, d'entrepôts, etc... En un mot, toute une longue série de produits matériels de différente nature sont pour cela nécessaires. Il n'est pas difficile de voir que ces produits matériels disparaissent dans le processus de production, les uns plus rapidement, les autres moins : la nourriture des tisserands est consommée, les métiers s'usent, les magasins vieillissent et exigent des réparations, les locomotives s'abîment, les traverses et les rails se détériorent. Ainsi, le remplacement continuel, grâce à la production des objets les plus divers, détériorés ou disparus, est la condition nécessaire de la reproduction. À chaque moment, la société humaine, pour continuer le processus de reproduction, a besoin d'une certaine quantité de nourriture, de bâtiments, de produits de l'industrie, de transports, etc... Tous ces objets doivent être produits pour que la société n'abaisse pas son niveau de vie, en commençant par le blé et l'orge, le charbon et l'acier, pour finir par les microscopes ou la craie pour les écoles, par les reliures de livres ou le papier de journal, car toutes ces choses font partie de la vie matérielle de la société, sont des parties matérielles intégrantes du processus général de reproduction.
Ainsi, « l'échange des matières » entre la société et la nature doit être considéré comme un processus matériel. C'est en effet un processus matériel, parce qu'il concerne des objets matériels (objets de travail, moyens de travail et produits qui en résultent - tout cela, ce sont des objets matériels) ; d'autre part, le processus du travail lui-même constitue une perte d'énergie physiologique (des nerfs, des muscles, etc ... ) qui apparaît matériellement dans l'action physique des hommes qui travaillent.
« Si nous étudions tout ce processus au point de vue de son résultat », c'est-à-dire du produit, alors les moyens et l'objet du travail constituent les moyens de production et le travail lui-même est un travail productif. » (Capital, tome I.)
Le caractère matériel du travail productif est reconnu pudiquement aussi par les savants bourgeois, quand il leur arrive de faire « de la spécialité ». Ainsi, le professeur Herkner (H. Herkner : Arbeit und Arbeitsteilung - Travail et division du travail) écrit: « Si l'on veut expliquer l'essence du travail, il est nécessaire de prendre en considération deux sortes de phénomènes : d'abord, le travail physique se manifeste dans des mouvements extérieurs déterminés. Ainsi, la main gauche d'un forgeron prend avec des tenailles un morceau de fer rougi et le place sur l'enclume, tandis que sa main droite donne une forme à l'objet de son travail, à coups de marteau... On peut déterminer ici le nombre, l'aspect et la grandeur des résultats du travail... On peut décrire ici tout le processus du travail », etc... Herkner appelle cela travail « au sens objectif ». D'un autre côté, on peut étudier le même processus au point de vue des pensées et des sentiments qui animent le travailleur. Ce sera l'étude « du travail au sens subjectif ». Comme nous recherchons les rapports entre la Société et la nature, et comme ces rapports s'expriment justement dans le travail objectif (matériel), nous pouvons pour le moment ne pas envisager le côté « subjectif » de ce processus. Ainsi, il importe d'étudier la production matérielle de tous les éléments matériels (composants, objets) nécessaires pour le processus de la reproduction.
Cependant, du fait que les instruments de mesure, par exemple, sont des objets matériels et que leur fabrication est du domaine de la production matérielle, nécessaire pour le processus de la reproduction, il ne résulte nullement, comme l'affirme Kautsky (Neue Zeit), 15e année, vol. I, p. 233) et Cunow (Produktionsweise und Produktionsverhältnisse nach Marxscher Auffassung (Le mode de production et les rapports de production d'après Marx), Neue Zeit, 39e année, vol. I, p. 408), que les mathématiques et les études mathématiques relèvent elles-mêmes de la production, parce qu'elles sont nécessaires pour cette production même. Et pourtant, si tous les hommes devenaient du coup muets, et s'il n'y avait pas d'autres moyens de communiquer que la parole disparue, la production s'arrêterait évidemment aussi. Ainsi, la langue est aussi « nécessaire » pour la reproduction que beaucoup d'autres choses dans n'importe quelle société humaine. Mais il serait ridicule de considérer la langue comme un élément de production. Nous n'avons pas à nous préoccuper ici non plus dune autre question, « pénible » paraît-il, à savoir ce qui a existé d'abord la poule ou luf (la société ou la production) ? Cette question est dénuée de sens. On ne peut imaginer la société sans production, pas plus que la production sans société. Ce qui importe, c'est ceci : est-il vrai, oui ou non, que le changement de systèmes soit déterminé par le changement des rapports entre lui et son milieu! Si oui, la question suivante sera celle-ci : où faut-il rechercher ce changement, lorsqu'il s'agit de la société ? Réponse : dans le travail matériel. La question ainsi posée, la majorité des réfutations « profondes » du matérialisme historique perdent leur sens, et il devient clair que c'est ici qu'il faut rechercher « la cause des causes), de l'évolution sociale. Nous y reviendrons encore plus loin.
« L'échange des matières » entre l'homme et la nature consiste, comme nous l'avons vu, à puiser de l'énergie matérielle dans la nature extérieure et à l'infuser à la société ; la perte de l'énergie humaine (la production) équivaut au fait d'avoir puisé l'énergie de la nature, énergie qui doit être fournie à la société (distribution des produits entre les membres de la société) et assimilée par elle (consommation) ; cette assimilation est la base d'une perte ultérieure ; c'est ainsi que tourne la roue de la reproduction. Le processus de la reproduction, pris dans son ensemble, contient également divers éléments qui constituent un tout, une unité, dont la base reste néanmoins le processus de la production. En effet, tout le monde comprend, que la société humaine touche le plus près et de la façon la plus directe à la nature extérieure, lors du processus de production : elle « se frotte » à la nature précisément par ce côté : c'est pourquoi, dans le processus de reproduction, le côté productif détermine aussi bien la distribution que la consommation.
Le processus de la production sociale est l'adaptation de la société humaine à la nature extérieure. Mais c'est un processus actif. Lorsqu'une espèce animale quelconque s'adapte à la nature, elle est soumise, en réalité, en tant que matière, à l'influence du milieu. Lorsqu'il s'agit de la société humaine, elle s'adapte au milieu en adaptant ce dernier à elle-même. Elle est soumise à l'action de la nature en tant qu'objet, mais, en même temps, elle transforme elle-même la nature en objets pour son usage. Ainsi, par exemple, lorsque la coloration de certaines espèces d'insectes ou d'oiseaux commence à ressembler à la couleur du milieu dans lequel vivent ces espèces, cela n'est nullement le résultat des efforts faits par ces organismes ni de l'action de ces espèces sur la nature extérieure. Ce résultat est obtenu ici au prix de la perte d'une quantité innombrable d'individus pendant de nombreux millénaires et grâce à la survivance de certains individus les plus aptes et qui se sont constamment croisés. Les choses se passent tout autrement dans une société humaine. Elle lutte avec la nature, elle creuse des sillons dans la terre, elle se fraye un chemin à travers des forêts infranchissables, elle maîtrise les forces de la nature, en les faisant servir à ses propres buts ; elle change l'aspect de la terre elle-même. Ce n'est pas une adaptation passive, mais active. C'est par cela surtout que la société humaine se distingue des autres sociétés animales.
Les physiocrates (économistes français dit XVIIIe siècle) l'ont parfaitement compris. Ainsi, Nicolas Bandeau (Première Introduction à la Philosophie Économique ou Analyse des États policés, 1767. Collection des économistes et des réformateurs sociaux de la France, publiée par Dubois, Paris, 1910, p. 2) dit :
« Tous les animaux travaillent journellement à se procurer la jouissance des productions spontanées de la nature, c'est-à-dire des aliments que la terre leur fournit d'elle-même. Certaines espèces plus industrieuses amassent et conservent les mêmes productions pour en jouir dans la suite... L'homme, seul, destiné à étudier les secrets de la nature et de sa fécondité... s'est proposé d'y suppléer en se procurant, par son travail, plus de productions utiles qu'il en trouverait sur la surface de la terre inculte et sauvage. Cet art, père de tant d'autres arts, par lequel nous disposons, nous sollicitons, nous forçons pour ainsi dire la terre à produire ce qui nous est propre, c'est-à-dire utile ou agréable, est petit-être nu des caractères les plus nobles et les plus distincts de l'homme sur la terre ».
« ... L'homme, écrit le géographe L. Metchnikov (l. c.), tout en partageant avec toits les organismes la qualité précieuse, grâce à laquelle il s'adapte au milieu, domine tous les autres par son aptitude particulière et encore plus précieuse d'adapter le milieu à ses propres besoins ».
Strictement parlant, les germes d'une adaptation active (par le travail) existent chez certaines espèces d'animaux soi-disant sociables (chez les castors, qui construisent des digues, chez les fourmis qui font des fourmilières gigantesques, utilisent les pucerons et certaines plantes, chez les abeilles, etc...). D'autre part, les formes primitives du travail humain étaient aussi semblables a celles du travail instinctif des animaux.