1921 |
Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste. |
La théorie du matérialisme historique
L'équilibre entre la société et la nature
Si nous étudions la société en tant que système, le milieu dans lequel elle évolue sera représenté par la « nature extérieure », c'est-à-dire d'abord par notre planète avec tous ses caractères naturels. On ne peut imaginer une société humaine en dehors de ce milieu qui lui fournit sa nourriture. Telle est sa signification vitale. Cependant, il serait naïf de considérer la nature du point de vue de la finalité ; il serait naïf de dire que l'homme est le roi de la nature et que tout dans la nature est fait pour satisfaire les besoins humains. En réalité, la nature frappe souvent l'homme d'une façon si dure qu'il ne reste pas grand'chose pour le « roi de la nature ». C'est seulement à la suite d'une longue et opiniâtre lutte contre la nature que l'homme commence à la brider. Cependant l'homme, en tant qu'espèce animale, et la société humaine, sont des produits de la nature, une partie de ce tout infini. L'homme ne pourra jamais sortir de la nature, et même lorsqu'il la soumet, il ne fait qu'exploiter les lois de la nature pour ses fins à lui. Il est donc compréhensible que la nature doive exercer une grande influence sur tout le développement de la société humaine. Avant d'entreprendre l'étude des rapports qui s'établissent entre l'homme et la nature, ainsi que des formes dans lesquelles s'exprime l'influence de la nature sur la société humaine, il faut d'abord que nous examinions les côtés par lesquels la nature touche l'homme de plus près. Il suffit de regarder autour de nous pour constater la dépendance de la société à l'égard de la nature:
« La terre (il faut y rattacher également l'eau au point de vue économique) qui fournit à l'homme sa nourriture, ses moyens bruts de subsistance, existe sans aucun concours de sa part, en tant qu'objet universel du travail humain.
Tous les objets que le travail n'a qu'à tirer de ces rapports directs avec la terre, sont des objets de travail donnés par la nature: ainsi, par exemple, le poisson qu'on pêche, l'arbre qu'on abat dans la forêt vierge, le minerai qu'on extrait de la terre. Garde-manger primitif de l'homme, la terre est, elle aussi, le premier arsenal de ses moyens de travail. Elle lui fournit, par exemple, la pierre dont il se sert pour sa fronde, pour frotter, couper, etc... » (K. Marx, Capital. Tome I).
La nature apparaît directement comme un objet de travail dans certaines branches d'industrie (industrie minière, chasse, l'agriculture, en partie, etc...). En d'autres termes, c'est elle qui fournit la matière première nécessaire pour la fabrication et pour une série de moyens d'existence. En outre, comme nous l'avons déjà dit, l'homme se sert des lois de la nature pour lutter contre elle. « Il utilise les propriétés mécaniques, physiques et chimiques des corps pour les obliger à agir selon ses fins comme forces devant influer sur d'autres corps ». L'homme exploite la force de la vapeur, de l'électricité, etc... la gravitation, etc..., etc... S'il en est ainsi, il est compréhensible que l'état de la nature dans un endroit et à un moment donnés, ne peut pas ne pas influer sur la société humaine. Le climat (degré d'humidité, régime des vents, température, etc ...), le relief du sol (les montagnes et les vallées, la distribution des eaux, la nature des fleuves, l'existence des métaux, des minerais, etc...), les rivages (si le pays est maritime), le régime des eaux, l'existence de certaines espèces d'animaux et de plantes, etc... voilà les principaux facteurs qui influent sur la société humaine. On ne peut pas pêcher les baleines sur la terre; il est difficile de s'adonner comme il faut à l'agriculture dans les montagnes ; on ne peut pas exploiter les forêts dans un désert; il n'est pas possible de vivre en hiver sous la tente, dans les pays froids ; il est inutile de chauffer les maisons dans les pays chauds ; là où le sol ne fournit pas de métaux, on n'en trouvera pas sous les sabots d'un cheval.
En examinant plus en détail l'influence de la nature, nous arrivons aux constatations suivantes :
Répartition des terres fermes et des mersg. - L'homme, en général, est un animal terrestre. La mer agit de deux façons : premièrement, elle divise. C'est pourquoi la mer a souvent servi de frontière naturelle ; d'autre part, à un certain degré d'évolution, la mer devient, au contraire, la meilleure voie de communication. Les rivages exercent principalement leur influence selon qu'ils sont plus ou moins appropries à la création des ports. La plupart des ports modernes ont même été créés conformément aux commodités naturelles des rivages, à peu d'exceptions près (par exemple Cherbourg). La surface de la terre, en agissant par sa faune et par sa flore exerce également une influence directe, bien que différente, selon le degré de développement de la civilisation, principalement sur les voies de communication (sentiers, routes, voies ferrées, tunnels, etc ... ).
Les pierres et les minerais. - On élève des constructions selon la nature des pierres dont on dispose : dans les montagnes, on trouve surtout la pierre dure (le granit, le porphyre, le basalte, le schiste, etc ... ), dans les vallées, on trouve surtout une pierre tendre. Quant aux minerais et aux métaux, leur importance a augmenté surtout dans ces derniers temps (le fer, le charbon). Certains minerais ont été la cause principale des migrations et de la colonisation (le plomb avait attiré les Phéniciens vers le Nord, l'or, vers l'Afrique du Sud et l'Inde Orientale; l'or et l'argent ont attiré les Espagnols en Amérique, etc.). C'est suivant l'emplacement des mines de charbon et de fer que se répartissent les différents centres de l'industrie lourde. Le caractère du sol détermine avant tout la flore et le climat.
Les eaux continentales. - L'eau a d'abord de l'importance comme eau potable (voir son « prix » au désert) ; ensuite, elle joue un grand rôle en agriculture (selon sa quantité, il faut dessécher ou irriguer le sol) ; on sait quelle grande importance pour l'agriculture ont eu les inondations provoquées par de grands fleuves (le Nil, le Gange, etc.), et quelle influence ce fait a exercé sur les civilisations égyptienne et hindoue. D'autre part, l'eau a une grande importance en tant que force motrice (les moulins à eau comptent parmi les inventions les plus anciennes ; c'est autour d'eux que se sont développées les villes ; dans les temps modernes, l'eau est utilisée pour l'électrification comme « houille blanche », surtout en Amérique, en Allemagne, en Suisse, en Norvège, en Suède et en Italie ). Enfin, il faut encore souligner le grand rôle que joue le système des eaux comme système de communication (certains savants y attachent une importance toute particulière).
Le climat agit sur les hommes, principalement par l'influence qu'il exerce sur la production. Dans le domaine de l'agriculture, c'est du climat que dépend le choix des cultures ; le climat détermine aussi la durée de la saison agricole (ainsi, par exemple, en Russie, la saison des travaux agricoles est très brève, tandis que dans certains autres pays, dans le Midi, elle dure presque toute l'année ); par là même, le climat influe aussi sur l'industrie, en libérant la main-duvre, etc... Il joue également un rôle très grand dans les transports (routes pour les traîneaux en hiver, ports fermés ou non par les glaces, rivières, etc ... ).
Le climat froid exige un travail plus intense pour la nourriture, les vêtements, les habitations, le chauffage artificiel, etc... On passe plus de temps à la maison dans le Nord et à lair libre dans le Midi.
La flore agit de diverses façons : aux stades inférieurs (la civilisation, c'est du caractère des forêts que dépendaient les routes (forêts infranchissables) ; c'est le bois qui détermine le caractère des constructions, du chauffage, etc... ; c'est du genre de plantes de la forêt ou de la steppe que dépendent la chasse, l'agriculture ou certains genres d'agriculture ; il en est de même pour l'élevage.
La faune représentait pour les peuples primitifs une force ennemie puissante ; en général, elle constituait pour eux une source de nourriture, et, partant, un objet de chasse et de pêche ; plus tard, elle a déterminé la domestication des animaux et a exercé ainsi une certaine influence pour la production et les transports (bêtes de somme).
La mer, en tant que moyen de transport, a joué et joue toujours un rôle important. Le transport des voyageurs et des marchandises coûte bien meilleur marché par mer ; en outre, la mer représente un large champ d'exploitation pour un grand nombre d'industries (la pêche, la chasse aux phoques, aux baleines, etc...) (Voir A. Hettener : Die geographischen Bedingungen der menschlichen Wirtschaft, (Les conditions géographiques de l'économie humaine), dans Grundriss der Socialökonomik (Esquisse de l'économie sociale) de Gottel-Herkner. Tübingen, 1914). L'influence des conditions climatériques est caractérisée par le fait suivant : en nous basant sur l'étude de la carte des températures annuelles moyennes (des isothermes) [1], « on peut observer que les agglomérations humaines les plus importantes sont groupées entre deux isothermes extrêmes, celui de + 16. et celui de + 40. L'isotherme de + 100 définit avec une exactitude suffisante l'axe central de cette zone climatérique et de la civilisation ; c'est là que sont groupées les villes les plus riches et les plus peuplées du monde - (Chicago, New-York, Philadelphie, Londres, Vienne, Odessa, Pékin. Sur l'isotherme 160, se trouvent Saint-Louis, Lisbonne, Rome, Constantinople, + Osaka, Kioto, Tokio). Sur l'isotherme + 40 : (Québec, Christiania, Stockholm, Leningrad, Moscou). Au sud de l'isotherme + 160, à titre d'exception, sont disséminées quelques villes, dont la population dépasse 100 000 hommes (Mexico, la Nouvelle-Orléans, Le Caire, Alexandrie, Téhéran, Calcutta, Bombay, Madras, Canton). La limite septentrionale, ou l'isotherme + 40, a un caractère plus absolu : au nord de cette ligne, il n'y a plus de villes importantes, sauf Winnipeg (Canada) et quelques centres administratifs de la Sibérie ». (L. I. Metchnikov : La civilisation et les grands fleuves historiques, théorie géographique du développement des sociétés modernes).
Notes
[1] Lignes d'égale température moyenne. (N. D. T.)