2-3 janvier 1937
Retournons-nous un moment sur l’année écoulée pour en dresser le rapide bilan. Deux ordres de faits y dominent les événements.
La crise cyclique du capitalisme mondial s’est atténuée, comme il fallait s’y attendre et la reprise de l’activité économique a coïncidé avec une reprise d’activité politique. Les puissances fascistes sont allées de l’avant, marquant de sanglants succès que l’avenir jugera. On a vu la Société des Nations obligée de consentir à la conquête de l’Éthiopie par l’Italie, c’est-à-dire à l’agression et à l’assassinat de l’un de ses membres par un autre et ceci en plein jour… Mais quelle est, après cette victoire réelle, la situation économique de l’Italie ? Quelles privations accrues le régime fasciste impose-t-il aux populations laborieuses ?
On a vu l’intrigue fasciste aboutir, devant le silence complice des chancelleries, à la conquête de la Grèce par un régime totalitaire. La Grèce, pourtant, est une des clefs stratégiques de la Méditerranée. On s’étonnerait de l’aisance avec laquelle cette brillante opération a été conduite, si la guerre civile d’Espagne ne nous montrait chaque jour à quel point l’esprit de réaction, je veux dire l’esprit de classe, aveugle, même dans les vieux pays démocratiques, la plupart des politiques de la bourgeoisie. Ils se préparent ainsi de fort tristes réveils.
On a vu l’Allemagne procéder à un réarmement grandiose, imposer impunément à plus de soixante millions d’Européens le bâillon, la camisole de force, l’antisémitisme, le racisme, le culte obligatoire du Führer, une écrasante bêtise officielle, dûment casquée, gonflée d’enthousiasme publicitaire, armée, surarmée… On voit l’Allemagne hitlérienne intervenir en Espagne, méditer un mauvais coup analogue en Tchécoslovaquie, bafouer la Société des Nations à Dantzig, abattre chaque mois quelques têtes de militants ouvriers… Le sang d’Edgar André est encore frais. Tout ceci pour défendre la civilisation contre le bolchevisme !
On a vu les trimoteurs hitlériens au service des nationalistes espagnols (vous avez bien lu) détruire une des plus belles capitales de l’Europe… Comme il avait raison, le vieux Marx, d’écrire après le massacre des communards en 1871 1 :
De la grande offensive du fascisme européen, les premiers résultats sont visibles : l’Allemagne, à la veille du rationnement, la paix du continent menacée, l’Espagne en ruines et – par contrecoup – la cause de la bourgeoisie espagnole vraisemblablement perdue.
Le fascisme semble s’être jeté dans cette politique d’aventures à la vue du relèvement du mouvement ouvrier. Les classes laborieuses avaient aussi pris l’offensive, à leur façon, tout autrement, mais avec une irrésistible puissance qui démontrait que leur état de dépression d’après-guerre commençait à prendre fin. Éclatantes victoires du front populaire en Espagne et en France. Victoires socialistes dans tous les pays scandinaves, particulièrement privilégiés en Europe, par la liberté et le bien-être qu’ils assurent aux masses. Grèves formidables de juin en Belgique et en France, attestant le réveil des travailleurs, imposant en quelques jours à deux gouvernements et au patronat des réformes que personne n’osait revendiquer ou promettre la veille. Faits d’armes magnifiques enfin, de Barcelone, d’Oviedo, de Bilbao, de Madrid. Deux grandes puissances avaient soutenu et encouragé les militaires ; un groupe financier les appuyait ; ils étaient les maîtres des garnisons, des arsenaux, des colonies ; ils avaient tout prévu, sauf que les ouvriers de Barcelone iraient eux-mêmes prendre des fusils dans un bateau, coucheraient les meilleurs des leurs, avec Ascaso, sur le pavé rougi et mettraient un soir en prison, comme de tout petits Bonaparte avortés, toute une séquelle de généraux ; – que les prolétaires de Madrid et de Malaga feraient de même ; que rien, rien ne viendrait à bout des mineurs des Asturies et des pauvres gens de Madrid ; qu’il faudrait fusiller la moitié des ouvrières de Séville, faire le vide derrière soi pour garder jusqu’à l’arrivée des Maures bruns et blonds des lambeaux du pays déchiré…
Dès maintenant, les milices ouvrières d’Espagne se sont montrées dignes de vaincre, en dépit de leur inexpérience, de la pagaïe des premiers jours, de quelques échecs ; dès maintenant, elles ont ajouté à l’histoire du prolétariat international des pages inoubliables. Et c’est une chose désormais certaine que, sauf intervention étrangère massive, le peuple espagnol gagnera sa guerre. (Je me hâte d’ajouter, si hasardeux qu’il soit d’empiéter sur l’avenir, que cette intervention massive me parait improbable : les pays fascistes savent au fond très bien qu’ils ont trop à risquer avec des chances précaires…)
Se souvient-on des pronostics de la grande presse sur le ministère Doumergue-Tardieu, dernier cabinet parlementaire avant la république à poigne anti-ouvrière réclamée par les hommes du 6 février ? Depuis, la classe ouvrière a pris la parole et l’expérience du Front populaire montre tout au moins qu’elle n’est pas près d’abdiquer ses libertés élémentaires…
De notre côté, du côté du socialisme, un seul point noir, mais tragique et que l’on est désolé de devoir marquer pour ne point pécher contre la vérité : les proscriptions en Russie, l’exécution des compagnons de Lénine à Moscou. Que l’URSS serait admirable et grande sans ces taches de sang, si tout en aidant les travailleurs d’Espagne, elle offrait au monde l’exemple d’une véritable démocratie du travail, c’est-à-dire, pratiquement, du respect de la liberté d’opinion et d’organisation pour toutes les tendances du mouvement ouvrier !
9-10 janvier 1937
Les masques tombent comme des feuilles mortes, l’un après l’autre.
L’époque est au cynisme. Sous un rapport, tout au moins, c’est bon signe, malgré tout. Cela signifie que les puissants de ce bas monde sont au bout du rouleau. Mentir ne leur sert plus de rien, ils tirent le couteau. Et, pendant que le Comité de non-intervention 2 délibère ou sommeille, ce qui revient exactement au même, 6 000 Allemands débarquent à Cadix 3. Et pendant que Mussolini signe avec le gouvernement britannique le « Gentlemen’s agreement » – c’est-à-dire « l’engagement d’honneur » de ne point attenter au statut de la Méditerranée, 4 000 – ou 6 000 – Italiens, sans doute des touristes revenus d’Éthiopie, débarquent à leur tour à Cadix 4 …
Les vieilles hypocrisies et les vieilles conventions, telles que le droit international, les traités, les pactes, avaient du bon, même et surtout pour les classes dirigeantes : sans quoi, elles ne les eussent pas inventés. Maintenant que tout se réduit à des chiffons de papier et à des paroles qu’emporte la brise, on peut se demander ce que ces classes dirigeantes pourront bien invoquer dans les grandes crises inéluctables de l’avenir. Tout fonder sur la force est dangereux, car la victoire des armes est inconstante, les guerres sociales l’attestent non moins que les guerres d’États.
L’intervention à découvert de l’Allemagne et de l’Italie fascistes en Espagne nous met tous devant un fait nouveau d’une extrême importance. Bien que la gravité en soit certaine, je n’y vois pas encore de raisons de pessimisme. La paix de l’Europe est menacée ; mais elle l’est ouvertement et, dès lors, il devient possible de la mieux […] 5. Les responsabilités sont visibles : tant mieux. La classe ouvrière d’Espagne a pour le moment 12 000 ennemis de plus, supérieurement équipés, à combattre. Leur nombre peut grandir… Jusqu’ici, nous y voyons seulement la preuve de la défaite de Franco. La réaction, avec ses Maures, ses Phalanges, ses Carlistes, ses millionnaires, ses avions Caproni et Junker, la réaction fasciste de la péninsule est battue par le peuple, puisqu’il faut, au risque des plus graves complications, lui envoyer ces renforts et transformer une sédition nationaliste en conquête étrangère.
Considérons rapidement l’expérience du passé. Tous les grands bouleversements sociaux ont déterminé des interventions étrangères qui ont, de coutume, coûté fort cher, causé de bien grandes souffrances et fini plutôt piteusement. La Révolution française connut l’aventure du duc de Brunswick qui, dans un manifeste demeuré fameux, annonça la destruction de Paris. (Voyez comme la mentalité des généraux de la contre-révolution change peu en plus d’un siècle ! Réservons ce sujet pour une étude sur la conservation des bas instincts par les conservateurs…) D’un point de vue purement militaire, la défaite de Brunswick à Valmy eut quelque chose d’inexplicable. Nul ne la comprit mieux cependant qu’un jeune poète qui, à l’armée prussienne, entendit les soldats sans culottes – et presque sans chaussures et presque sans cartouches – de l’autre côté du front acclamer la nation. Wolfgang Goethe comprit ce jour-là que ces hommes avaient quelque chose à défendre et qu’une grandeur nouvelle était née dans le monde 6.
Brunswick pouvait peut-être battre l’armée de Dumouriez, mais il ne s’agissait pas de cela : il s’agissait de vaincre une nation et les armées des monarques ne s’étaient encore jamais mesurées avec une nation ; et la clameur de cette nation émouvait jusqu’aux jeunes aristocrates de l’armée prussienne…
La coalition, divisée par ses intérêts contradictoires, recula devant l’immensité de la tâche.
De 1918 à 1921, la révolution russe est sans cesse en présence de l’intervention étrangère. Des Anglais débarquent à Arkhangelsk 7, des Français et des Roumains à Odessa 8. Les Tchécoslovaques occupent le Transsibérien 9, les Japonais s’emparent de Vladivostok. Ce n’est, dans les armées de la contre-révolution, qu’uniformes, armes, artillerie, tanks de provenance étrangère. Ici des conseillers allemands, là des conseillers alliés. Un Goltz* sévit dans les régions de la Baltique, un Thomson en Transcaspie 10 ; le général Janin* contrôle le commandement russe en Sibérie, le général d’Anselme gouverne Odessa 11. La suite est connue, ce fut la guerre civile prolongée de deux ans, accumulant les ruines et sériant les massacres, le peuple russe obligé de tendre au degré suprême toutes ses énergies, le contrôle ouvrier de la production transformé en nationalisation totale, le bolchevisme clément et modéré des premiers mois aboutissant à l’inexorable dictature du camp retranché – et la victoire finale des armées rouges de Lénine et Trotski.
Comme en 1793, nulle part l’intervention étrangère ne fut, il est vrai, poussée à fond ; et l’on peut, dès lors, objecter que si elle l’eût été, les résultats eussent été fort différents. J’en doute fort, pour ma part, mais le hasard et même la volonté des gouvernants ne sont pour rien dans tout ceci. Dans ces deux précédents historiques l’intervention étrangère ne fut pas poussée à fond pour des raisons qui empêcheront très vraisemblablement, sans serrer de trop près l’analogie, de la pousser à fond en Espagne.
Ces raisons, les voici :
1) Conflit d’intérêts entre les puissances ; 2) perspectives de crises sociales chez les fauteurs d’intervention ; 3) nécessité d’envisager des opérations très longues, très amples et très coûteuses en présence d’un adversaire dont le potentiel de résistance est inconnu en réalité et malgré des États rivaux très hostiles susceptibles d’intervenir à leur tour au moment des plus grandes difficultés.
Nous pourrions invoquer d’autres exemples. Les États-Unis se sont bien gardés d’intervenir dans la révolution mexicaine. Le Japon a eu la louable sagesse de ne pas intervenir dans la révolution chinoise, après s’être heurté à Shanghai à une résistance inattendue. Sans doute un Führer ou un Duce peut-il perdre la raison. Malheur aux peuples, alors, mais aussi malheur aux classes qui confient leur destin aux dictateurs ! Les dictateurs au bout de cet effroyable saut dans l’inconnu perdraient infailliblement tout ce qu’ils ont à perdre.
16-17 janvier 1937
Le haut clergé catholique de divers pays, fidèle à sa mission temporelle qui est de collaborer par des moyens assez improprement dits spirituels à la défense du désordre établi n’a pas manqué de dénoncer une fois de plus, dans ses messages de fin d’année, le danger communiste. Qui s’en étonnera ? Puissante elle-même, et fort riche, l’Église a toujours été avec les puissants et les riches… Tout le haut clergé d’Espagne est avec les destructeurs de Madrid. On voit, par contre, des prêtres et des catholiques se battre du côté des républicains, c’est-à-dire du peuple socialiste. La rude réalité de la lutte des classes l’emporte ainsi sur les mensonges les plus habiles et la flamme spirituelle n’y peut guère. Elle appartient, déchirée, aux uns et aux autres : car les hommes sont gouvernés par leur intérêts bien plus que par leur foi, – et leur foi même se fonde le plus souvent, dans une très large mesure, sur leurs intérêts… ou se déforme selon leurs intérêts…
On ne comprendrait guère autrement la transformation du christianisme au cours des siècles et sous nos yeux. En condamnant le communisme, avec la plus déconcertante mauvaise foi, le haut clergé défend le régime capitaliste de la propriété, comme si ce régime pouvait avoir dans la doctrine chrétienne une justification véritable. Depuis l’avènement du christianisme, c’est-à-dire depuis que l’enseignement révolutionnaire des apôtres devint à son tour, entre les mains des gouvernants de la société antique, un moyen de gouvernement, le régime de la propriété a changé plusieurs fois. Le droit romain a fait place au droit féodal et celui-ci au droit capitaliste. Un droit nouveau, collectiviste, s’est enfin imposé depuis vingt ans en Russie à la suite d’une révolution faite par les travailleurs. La propriété capitaliste n’est donc ni éternelle ni inséparable du développement de la civilisation ; elle n’est pas non plus inséparable de la foi chrétienne. Emmanuel Mounier, l’animateur de la revue Esprit, publiait récemment sur ces sujets, un remarquable petit ouvrage : De la propriété capitaliste à la propriété humaine. Traitant ce problème en croyant, il nous semble opposer à la doctrine réactionnaire du clergé, la seule tradition chrétienne méritant ce nom : et il se trouve qu’elle est, dans son ensemble, sous ses deux aspects, moral et social, une tradition socialiste…
« On ne possède que ce qu’on donne… » « La vraie richesse n’est pas une accumulation de biens sensibles, mais une pauvreté lumineuse… » et que peut-on donner de plus que soi-même, que sa vie et son sang à sa cause ? Quelle plus lumineuse pauvreté, aujourd’hui, que celle du militant ouvrier vivant pour l’avenir de sa classe et de tous les hommes ? Mais ceci est l’aspect spirituel des choses et leur aspect économique nous importe en ce moment davantage : la propriété est une notion économique bien plus que spirituelle. Ici nous nous séparons de Mounier, pour plus de clarté pratique.
Les premiers Pères de l’Église furent, sinon des communistes (étant bien entendu qu’ils ne pouvaient pas l’être au sens moderne du mot) du moins des hommes animés d’un esprit communautaire. « …Leurs anathèmes bien connus sur les propriétaires dénoncent avec une énergie trop oubliée depuis, toutes les avarices qui se tapissent sous les revendications de la propriété privée… » – « Dans la bouche de saint Jean Chrysostome nous trouvons l’apologie de la propriété collective : « N’est-ce pas un mal de posséder tout seul les biens du maître, de jouir seul des biens communs ? » … On sait que pendant deux siècles les Apostoliques rejetèrent de leur communauté les propriétaires ».
Mounier rejoint, dans sa critique de la propriété capitaliste, tous les théoriciens du socialisme. « Du droit à la responsabilité, le capitalisme a fait un droit au profit usuraire et à l’impunité. Il prétend défendre la personne, et il l’écrase sous le mécanisme anonyme de l’argent ; la liberté, et il l’étouffe sous la guerre économique, l’exploitation sociale et les oligarchies occultes ; l’initiative, mais il l’accorde à ceux-là seuls qui sont maîtres ; le risque, mais il s’en préserve par une solidarité de gangsters où commencent à entrer les États ». Au nom même du personnalisme chrétien, Mounier revendique la propriété collective des moyens de production, œuvre collective en réalité, œuvre des générations et des masses, gérés d’ailleurs collectivement. Car, à y regarder d’un peu près, le mécanisme même de la société moderne est déjà profondément collectiviste dans le travail, l’administration, le perfectionnement technique : il ne cesse de l’être que dans la répartition des biens et des droits et c’est ici que l’ancien régime de la propriété entre à la fois en conflit avec l’intérêt de la très grande majorité des hommes, celui de la production elle-même et tout sentiment de justice.
Je ne suivrai pas Mounier dans son esquisse d’un nouveau régime de la propriété assez entachée d’utopisme à première vue.
Nous pouvons et devons influencer le cours des évènements ; mais l’histoire se fait bien plus que nous ne la faisons et elle ne tient compte des recherches idéologiques et des programmes que dans la mesure où ceux-ci, s’inspirant du cours des choses et des intérêts appelés à prévaloir, intègrent la volonté humaine au devenir social. En d’autres termes : dans la mesure où nous facilitons l’accomplissement des transformations devenues nécessaires. L’heure de la socialisation des moyens de production sonne ou va sonner. C’est pourquoi l’on se bat en Espagne comme on s’est battu en Russie. La résistance des réactionnaires engendre des souffrances d’autant plus grandes qu’elle tend au fond à contraindre le fleuve à remonter vers sa source. Grandeur spirituelle engagée dans ces luttes, le christianisme en sortira rénové ou discrédité selon le rôle qu’il y jouera. Devenu entre les mains des dignitaires de l’Église une force réactionnaire, il n’a pas de meilleurs serviteurs aujourd’hui que ceux qui s’efforcent de le remettre au service des pauvres et des exploités.
23-24 janvier 1937
Il est mort épuisé par son labeur surhumain, le 21 janvier 1924, il y a juste treize ans. Depuis près de deux ans, la maladie le clouait à son fauteuil, avec une terrible expression de détresse que certaines photographies ont fixée. Son intelligence vivait ; elle avait même, par intervalles, de puissantes flambées. À ces moments s’exprimait sa grande anxiété. Les maux du régime naissant, qu’il avait fondé, lui apparaissaient dans toute leur étendue. Il voyait les nuées s’accumuler sur l’horizon, grises et plombées. Rien n’est plus tragique que l’histoire de ses dernières luttes contre la maladie pour travailler encore, chercher des solutions et des alliés, parer aux menaces… Et certes, s’il avait vécu quelques années de plus, les chemins de la révolution russe en eussent été profondément modifiés dans un sens favorable. Sa grande autorité et sa vaste intelligence fussent efficacement intervenues dans le cours des choses, il n’est pas permis d’en douter. Jusqu’où fût allée l’efficacité de son action, cela pose un autre problème. Peut-être eût-il réussi à orienter l’État socialiste dans la voie de l’accord avec les ruraux de manière à modérer ou surmonter les tendances réactionnaires de l’intérieur. Peut-être eût-il succombé à la longue, dans ce combat, comme une autre intelligence égale à la sienne. L’histoire fait son chemin en se servant tour à tour des hommes de génie et des médiocres. Elle suscite, après Napoléon, l’homme de Sedan. Le hasard s’y mêle à l’inexorable ; le sort des personnes tient du hasard, le devenir social de l’inexorable et cet inexorable emporte et brise les hasards… Tant de causes économiques et historiques ont travaillé à l’usure de la révolution que, si Lénine vivait, le plus probable est qu’il subirait aujourd’hui la proscription comme ceux qui furent ses compagnons des grandes journées. Mais le régime serait meilleur…
Cette vue n’est nullement pessimiste. Pour maîtriser la nature, il faut que l’homme la comprenne et s’adapte à elle. Pour construire le paratonnerre, il faut savoir que la foudre doit tomber et comment. Ne pas compter sur la prière pour l’empêcher de tomber ! Pour transformer la société, discerner ses voies, obéir à la nécessité la plus forte qui est la nécessité économique. C’est toute la science marxiste. Marx et Engels, savants probes, en analysant le mécanisme moderne de la production, avaient ramené le socialisme, aspiration des masses à plus de mieux-être et de justice, de l’utopie à la science. Avec Lénine, à la faveur d’un cataclysme social prolongé par la guerre, le socialisme passe de la science à l’action.
Les circonstances simplifiaient singulièrement les problèmes. La guerre réduisait tout à quelques alternatives du genre être ou ne pas être. Mais cela, il fallait avoir le courage de le voir et, l’ayant vu, d’agir audacieusement. Car être, vivre, on ne le pouvait plus comme par le passé, on ne le pouvait plus qu’au prix d’une rupture avec le passé. C’est à quoi les hommes se résolvent avec le plus de peine, prisonniers qu’ils sont de leurs routines et de leurs illusions. Les écrits de Lénine révèlent au lecteur de grandes richesses ; mais jamais ils ne sont d’une valeur plus éclatante que dans ces six mois de l’année 1917 où il est à peu près seul à s’orienter d’un pas sûr au milieu d’événements chaotiques, à comprendre que l’on est dans une situation instable, entre deux dictatures également possibles : celle de la réaction, celle du prolétariat, et que l’on n’a par conséquent que le choix entre l’action et le désastre. Ce n’est pas, chez lui, une opinion née de la passion révolutionnaire, qui pourrait être aveugle comme toute autre passion, c’est la conviction de l’économiste et du politique, fondée sur l’analyse quotidienne d’une situation donnée. Il tient compte de tout : de l’état de la production, des stocks, des échanges, des intentions et des possibilités du patronat, de la mentalité des généraux, et des avocats qui sont encore au pouvoir, des aspirations des masses dans les villes et les campagnes. Et il conclut fermement : l’heure est venue. Réfugié en Finlande 12, dans une hutte de branchages au bord de la mer, il écrit au début d’octobre, au Comité central du parti bolchevique :
« Chers camarades ! Les événements nous prescrivent si nettement notre devoir que l’attente devient un crime. Le mouvement agraire se développe avec une force croissante. Les troupes nous vouent une sympathie de plus en plus vive. À Moscou, nous avons 99 pour 100 des voix de soldats ; les troupes finlandaises et la flotte sont contre le gouvernement… Avec les socialistes-révolutionnaires de gauche nous avons incontestablement la majorité dans le pays. Les cheminots et les postiers sont en conflit avec le pouvoir… Dans ces conditions, attendre devient un crime… »
Et encore :
« La victoire est certaine. Neuf chances sur dix pour qu’elle nous soit acquise sans effusion de sang… »
L’action lui donna raison.
Je l’ai vu maintes fois, un peu plus tard, dans la phase la plus ardente de sa vie. Nul n’était plus simple, plus éloigné de jouer l’homme de génie – qu’il était vraisemblablement –, le grand chef, le maître de l’État. Tous ces mots, dits à son propos, l’eussent indigné. Sa plus grande menace quand les désaccords s’aggravaient au sein du parti, était : « Je fous ma démission au Comité central, je rentre dans le rang et je défends mon point de vue à la base… » Il portait encore ses vieux vestons d’émigré zurichois. Quand on voulut fêter son cinquantième anniversaire, il se fâcha presque ; et ne vint que vingt minutes à la soirée intime qui réunit quelques camarades. Quand on parla d’éditer ses Œuvres complètes, il répondit à Kamenev, avec une sorte de contrariété :
« Pour quoi faire ? Que n’a-t-on pas écrit en trente ans ! Ce n’est pas la peine… »
Il ne se croyait pas infaillible et ne l’était point. Il a commis de grandes erreurs ; et souvent, dans son action la plus juste, une part d’erreur s’est mêlée à une perspicacité extraordinaire. Dans l’ensemble, son œuvre reste pourtant comme un nouveau point de départ dans l’histoire, un exemple magnifique de désintéressement et de dévouement à la classe ouvrière, une application victorieuse de la pensée marxiste à la lutte des classes. C’est vers elle que nous nous retournons aujourd’hui comme vers une lumière, et non vers sa morne dépouille embaumée à Moscou sous un lourd mausolée…
30-31 janvier 1937
Le drame russe continue à se dérouler sous nos yeux, comme une tragédie antique. On a beau en connaître la logique intérieure, les dessous, les probabilités, chaque jour apporte sa surprise – et ce sont toujours d’effroyables surprises. Il est encore un peu tôt pour porter un jugement sur le procès en cours, mais dès aujourd’hui, quelques conclusions d’ensemble s’imposent à tout observateur informé. Que s’est-il passé ? Pendant des années, depuis l’exclusion de tous les opposants du parti communiste russe (1927), puis l’abjuration et la réintégration dans ce parti du plus grand nombre des ex-opposants, pour la plupart fondateurs du régime et du parti, le monde a vu monter l’étoile du Chef, obéi et suivi avec une admiration sans réserve par un parti unanime, selon l’expression consacrée, à 100 pour 100. Tout à coup, le 1er décembre 1934, au milieu des ovations et des approbations continuelles, un coup de revolver claque et l’un des chefs du parti, Kirov, tombe sous les coups d’un membre du parti… Je signale en passant que Le Messager socialiste, organe des socialistes russes émigrés 13, vient de publier sur cette affaire, demeurée assez mystérieuse, des lettres extrêmement intéressantes et qui en donnent une version à retenir. Kirov, partisan avec Maxime Gorki d’une atténuation de la répression dans le pays, serait tombé sous les coups d’un meurtrier à double face : jeune opposant et indicateur de la Sûreté. Ceci nous expliquerait pourquoi tous les chefs du Guépéou de Leningrad, à cette époque, furent sévèrement condamnés comme ayant laissé s’accomplir un attentat dont ils connaissaient la préparation. Ce drame a de multiples rebondissements de moins en moins croyables à vrai dire, jusqu’au procès de juillet 1936 qui aboutit à l’exécution des plus vieux compagnons de Lénine, Zinoviev, Kamenev, Ivan Smirnov, Evdokimov*, Bakaev*, et de quelques vagues comparses à physionomie d’agents provocateurs.
L’opinion ouvrière du monde, interdite devant tant de sang versé, constate avec stupeur que les aveux de certains accusés (je pense à l’accusé Gottzman 14) sont manifestement faux. Un grand trouble naît dans les consciences les moins prévenues. Il apparaît que plusieurs centaines d’hommes, qui ont fait la révolution soviétique dans ses premières années, ses années épiques, sont impliqués dans de vastes complots, frappés par une répression impitoyable, voués à disparaître… Ce n’est qu’arrestations, sans fin ni merci, au milieu d’un tel concert d’aveux, de repentirs, de protestations, de dévouement au Chef – et de preuves de haine mortelle envers ce même Chef – que l’on ne s’y retrouve plus.
De nouveaux procès sont annoncés et sans cesse différés pendant six mois. L’on ne reparle plus d’un grand nombre d’accusés, dont on ne sait même pas s’ils sont encore de ce monde. Le procès de Radek*, Piatakov*, Sokolnikov*, Mouralov*, Serebriakov* et douze autres s’ouvre enfin le 23 janvier. Tous accusés de complot, haute trahison, espionnage, terrorisme. Les cinq vieux bolcheviks que je viens de nommer ont d’étonnantes biographies : amis et collaborateurs de Lénine, artisans dévoués de la révolution, bâtisseurs du régime, hommes d’État jusques hier, excepté Mouralov, opposant irréductible et probe, déporté depuis 1928. Tous s’accusent de crimes contre la patrie socialiste. Tous, vivant dans la maison de verre du pouvoir, ont conspiré indéfiniment. Mouralov, déporté, soumis à la haute surveillance. Dès le premier jour, haute surveillance. Dès le premier jour, étrange effet d’audience, Piatakov raconte en détail un voyage qu’il fit en avion de Berlin à Oslo en décembre 1935, pour aller voir le banni, l’opposant intraitable Trotski. Le soir même, la presse norvégienne réplique, affirmant que, vérifications faites, aucun avion n’est venu de Berlin à Oslo en décembre 1935 !
Procès de complaisance politique comme le précédent, et dont l’objet est double : réparer la mauvaise impression produite par le précédent, cela au moyen de révélations plus fortes et plus croyables ; supprimer un certain nombre d’hommes gênants, gênants à cause de leur grand passé, de leur autorité, de ce qu’ils savent de la terrible réprobation qui est en eux. Cette fois encore les accusés ont été sélectionnés, les non-complaisants disparaissent on ne sait où, on ne sait comme. Ne paraissent à la barre que ceux qui, marché conclu, ont adopté une attitude bien définie, vont prodiguer des aveux convenus. Pourquoi le font-ils, allant ainsi à une mort probable ? Ce n’est point par lâcheté, je les connais trop bien pour en douter : c’est, comme dans le procès précédent, à la fois par dévouement et par calcul. On peut tout leur demander au nom de l’intérêt supérieur de la révolution, tout, ils consentiront à tout. Dévouement. Non sans arrière-pensée : il s’agit pour eux de se donner à ce prix une faible chance de survivre. Un jour peut-être, la révolution aura autrement besoin d’eux, non plus pour les avilir et supplier, mais pour leur donner l’occasion tant attendue de racheter les pires palinodies… Est-on coupable de ce que l’on subit ? À quoi leur servirait-il d’être – comme beaucoup d’autres, leurs pareils et leurs camarades – héroïques et dignes pour disparaître dans des ténèbres totales ?
Et dans les aveux convenus qu’ils prodiguent, le vrai, cette fois, se mêle au faux avec une certaine habileté. Le vrai pour faire passer le faux commandé. Le vrai, c’est la haine du chef, l’anxiété pour le régime, la peur de la guerre, la prévision de catastrophes probables, une foule de conciliabules et de propos sur ces sujets, les sympathies cachées puis secrètement affirmées pour le seul survivant qui soit debout, en exil. Le faux, toutes ces répugnantes histoires d’intrigues allemandes, de sabotage dans des mines – et pourquoi faire, grands dieux ! –, d’attentats parfaitement inutiles et idiots qui ne furent jamais commis…
Demain ce sera le tour de Rykov*, successeur de Lénine à la tête du gouvernement soviétique, de Boukharine*, théoricien écouté du parti depuis 1917, rédacteur des Izvestia jusqu’à ces jours derniers, de Christian Racovski*, chef du gouvernement de l’Ukraine pendant la guerre civile, Dougianov, ancien secrétaire du Comité central… Et de bien d’autres moins connus. Tous compromis, presque tous arrêtés, perdus dès maintenant… Il ne restera personne de la génération de Lénine. Dès lors, il faut bien le constater. Peu importent les détails et les procédés. C’est le procès d’une génération entière. Le procès de ceux qui ont fait la révolution et qui tous, quelles qu’aient été leurs attitudes et leurs tendances, condamnent et réprouvent le régime actuel comme étant profondément en contradiction avec les aspirations de ses fondateurs. Fait plus grave encore, ils ne le tiennent pas pour viable et voient tous, avec une saisissante unanimité, en le dictateur, un funeste personnage.
6-7 février 1937
Voici plus de vingt ans que nous vivons tous sur des décombres. La grande guerre n’a pas accumulé que les ruines matérielles et les cadavres, par millions. Elle nous laisse nous débattre parmi les ruines de valeurs morales, chèrement, péniblement acquises par des siècles de civilisation. C’est une dangereuse erreur des philosophies bourgeoises que la séparation trop rigoureuse des valeurs matérielles et morales. En détruisant Madrid, les généraux nationalistes détruisent, dans le cœur et la conscience des hommes d’aujourd’hui, quelque chose d’impondérable, mais de plus précieux encore que les habitations, les hôpitaux, les musées, les églises 15 … La Grande Guerre a détruit le respect de la vie humaine. Si l’on peut, pour un dessein stratégique insensé, sacrifier trois cent mille hommes en une semaine ; s’il est dans l’ordre des choses parfaitement naturelles que la cervelle d’un Péguy* soit trouée par une balle perdue ; si l’on peut fusiller les caporaux de Vingré 16, pour l’exemple, bien qu’innocents ; si l’on peut tuer des enfants dans les villes, au hasard des bombardements aériens, que vaut désormais la vie humaine ?
Suite directe de la guerre, la révolution russe prit son essor magnifique pour tirer un grand pays du chaos où la guerre, précisément, le plongeait. Ses combattants, les fondateurs de l’ordre nouveau, pénétrés des idées socialistes qui représentent la synthèse des aspirations les plus élevées des masses de notre temps, consentirent à tous les sacrifices, à toutes les duretés aussi, pour faire du neuf et conférer un sens réel, tangible, aux vieilles valeurs humaines foulées aux pieds. Faut-il rappeler que tous les partis socialistes inscrivaient notamment dans leurs programmes l’abolition de la peine de mort ? Et que la révolution russe commença par là ? Comme aujourd’hui les généraux, soutenus par des puissances réactionnaires, l’imposent à l’Espagne, des généraux, soutenus par l’étranger, imposèrent à la Russie socialiste une longue guerre civile, dont la terreur fut à l’intérieur la conséquence directe. Il fallut, littéralement, vaincre ou mourir et pour vaincre subir les plus cruelles nécessités, jusques et y compris celle d’être soi-même impitoyable. Mais dès que la victoire parut assurée, le chef de la Tchéka, Dzerjinski, proposa l’abolition de la peine de mort et l’obtint sans peine du Conseil des commissaires du peuple présidé par Lénine.
La guerre de 1920, commencée par la Pologne, fit revenir le gouvernement des Soviets sur cette mesure salutaire 17. Et puis, peu à peu, tout commença de changer. Les meilleurs étaient tombés dans la lutte, l’Europe demeurait à quelques égards un étrange chaos où l’inhumanité triomphait souvent. Des régimes se fondaient en Finlande, en Hongrie, en Bulgarie sur la terreur blanche, c’est-à-dire l’égorgement systématique de l’élite des travailleurs. La République allemande établissait de chancelantes assises sur le sang de Rosa Luxemburg, de Karl Liebknecht, de Gustav Landauer*, d’Eugène Leviné* et de beaucoup d’autres. On y tuait Walter Rathenau*, grand libéral trop intelligent. Des Saintes-Vehmes y agissaient dans l’impunité 18. Le fascisme, en Italie, détruisait des coopératives, des syndicats, des maisons ouvrières, inventait le supplice odieux de l’huile de ricin, assassinait Matteoti*, rétablissait solennellement la peine de mort, abolie autrefois. La grande démocratie américaine, après quatre années d’hésitations, envoyait Sacco et Vanzetti à la chaise électrique 19… La lutte sociale revêtait ces formes monstrueuses parce que la guerre avait mis l’ordre capitaliste à deux doigts de sa perte et mis la vie humaine à un prix dérisoire.
En ce sens tout s’enchaîne, tout continue à s’enchaîner. Et c’est pourquoi, indépendamment même des faits et des idées en cause, les exécutions de vieux bolcheviks à Moscou ne peuvent qu’avoir les suites les plus graves et les plus lamentables. Après le 30 juin 1934 d’Hitler, l’URSS pouvait acquérir dans le monde une situation morale unique en lui offrant l’exemple du respect humain. Quel contraste victorieux n’eût-elle pas fait avec l’Allemagne de la croix gammée, en rendant la liberté aux socialistes, en cessant les proscriptions politiques, en abolissant la peine de mort !
Nous sommes aujourd’hui tragiquement loin de compte. Une charrette suit l’autre et ceux qui y montent pour aller à la mort, après s’être avilis, furent les plus courageux, les plus grands au début de la révolution. Admettons un instant (je ne l’admets nullement, je suis trop informé) qu’ils aient effectivement et dangereusement conspiré. Sommes-nous donc au commencement d’un droit nouveau affirmant qu’un gouvernement a le droit d’envoyer à la mort tous ses adversaires politiques ? Si demain, en Allemagne, en Italie ou ailleurs, un pouvoir fasciste se prévalait de cet exemple contre nos frères et camarades de toutes tendances, ne voit-on pas quel grand pas de plus serait fait vers la barbarie ?
Le VIIIe congrès socialiste international de Copenhague 20 posait dès 1910, du temps de Bebel*, de Jaurès et du vieil Adler*, la question de la peine de mort « héritage barbare des ténèbres du Moyen Âge » – « institution honteuse pour l’humanité civilisée » – « meurtre systématique et légalisée » – « arme ignominieuse »… La résolution de Copenhague se terminait par ces fières lignes :
« Les représentants du prolétariat international organisé politiquement et syndicalement, délibérant à Copenhague, clouent au pilori les partisans actifs et passifs de l’assassinat ordonné par toutes les juridictions officielles, civiles et militaires… »
Ce texte fut voté à l’unanimité. Au nombre des délégués qui le votèrent, figuraient : pour la Russie, Lénine, Trotski, Zinoviev, Kamenev, Kollontaï*, Plekhanov*, Lounatcharski* ; pour la Pologne, Karl Radek et Rosa Luxemburg ; pour la Roumanie, Racovski.
À la vérité, le socialisme n’a pas, sur ce point, et ne peut pas avoir, d’autre doctrine. La classe ouvrière sait se battre, elle ne massacre pas les vaincus et les prisonniers. Nous voulons rompre avec la barbarie, rendre à la vie humaine une valeur et une dignité que lui refusent les systèmes fondés sur l’exploitation de l’homme par l’homme. C’est l’heure de rappeler ces choses, pour les enfants de Madrid et de Malaga comme pour tous les proscrits de tous les pays sans exception aucune – et pour l’honneur d’une cause juste dont la force la plus grande est sa force morale.
13-14 février 1937
Nous avons tous été, il y a quelques semaines, les témoins d’un curieux incident de presse qui ne sera jamais éclairci à fond. Car il nous amène au seuil d’un vilain mystère. Dans cette ombre-là se trame un complot permanent contre la paix de l’Europe. C’est la seule chose certaine que nous sachions…
Plusieurs journaux de Paris, L’Œuvre 21et L’Humanité en tête, publient le 9 janvier que « La Reichswehr est à Melilla 22 ». Des troupes allemandes ont débarqué au Maroc espagnol. Des ingénieurs allemands fortifient la côte. Voici l’équilibre européen menacé. La France est touchée, car le Maroc espagnol n’est à la vérité qu’une petite enclave découpée dans le protectorat français du Maghreb. Si c’est vrai, nous sommes peut-être à deux doigts de la guerre. Car la France doit exiger le retrait des Allemands. Exiger : dans exiger, il y a ultimatum. Tout devient possible. L’alerte est chaude. L’Œuvre annonce (9 janvier) qu’« une escadre française va visiter les côtes marocaines » (photo de cuirassés…). Madame Geneviève Tabouis écrit le même jour dans ce journal que « les troupes françaises de Fez ont été averties qu’elles devaient demeurer toujours prêtes ». Le 11 janvier, L’Humanité écrit qu’« à Tétouan 23 des militaires allemands paradent dans la ville et molestent des Français », parle d’une « démonstration des flottes française et anglaise » et demande que ces « démarches soient énergiquement appuyées »…
Eh bien, on sait aujourd’hui qu’il n’y a pas eu de débarquement de troupes allemandes à Melilla ; que les Allemands n’ont pas fortifié le port de Ceuta, pas paradé à Tétouan, pas molesté de Français… Il y a même un peu plus pour nous donner la note humoristique. On sait, quand on connaît ce détail de géographie, que le territoire espagnol d’Ifni 24 n’a que 25 kilomètres de large. La Flèche 25nous le rappelle dans son numéro du 6 février, à propos d’un article de madame Geneviève Tabouis – toujours dans L’Œuvre – relatant l’aménagement par les Allemands d’un vaste terrain d’aviation dans l’enclave espagnole d’Ifni, à 60 kilomètres de la côte…
On l’a même su très vite. Dès le 11 janvier, le Quai d’Orsay, dans une note fort prudente, ne parlait que de « bruits annonçant l’arrivée à Melilla et le prochain débarquement à Ceuta de contingents étrangers au service du général Franco ». Le Temps publiait qu’à Londres on n’avait pas confirmation de ces bruits… Le 13, le colonel espagnol Beigbeder* autorisait l’attaché militaire français à parcourir en tous sens la colonie pour s’assurer qu’on n’y trouvait pas de troupes étrangères. Le 18 et le 19, le Temps et le Times, donnèrent à cet égard des notes rassurantes. Le 20, à la Chambre des communes, M. Eden* parlait de « prétendus débarquements de troupes allemandes au Maroc » en termes constituant un démenti à peine voilé.
L’opinion avait été chauffée, la tension diplomatique aggravée par de fausses nouvelles, voilà le fait. Le « Comité de vigilance des intellectuels antifascistes » de Paris le constata hautement. Qui avait intérêt à la diffusion de cette fausse nouvelle ? à créer cette alerte ? Qui ?
Voilà ce qu’évidemment nous ne saurons pas avec précision. La nouvelle est partie de Paris, envoyée au Times qui la publie le 8 janvier. Le 9, les journaux parisiens la répandent, mais en ajoutant : « On télégraphie de Londres… » Londres, c’est sérieux. Les Anglais sont honnêtes, renseignés et ne veulent pas la guerre. Voyez tous ces fils blancs employés à coudre le dangereux mensonge ! On télégraphie de Londres, ce qu’on avait la veille télégraphié de Paris à Londres… Vieux truc.
La nouvelle n’était pas de source officielle. Aucune légation, aucun ministère ne se mettra en posture de recevoir dans les 24 heures des démentis catégoriques. On pense qu’elle avait été émise par l’agence Havas – mais qui est derrière l’agence Havas ? Que supposer ? Une influence allemande pour secouer brutalement l’opinion européenne et poser ensuite le problème des revendications coloniales ? Une influence contraire pour émouvoir au moyen du faux afin d’empêcher le vrai, car, sans y avoir débarqué de troupes, des agents allemands sont au Maroc espagnol ? D’autres influences, plus lointaines, pour accoutumer le public à l’idée de la guerre ? Des influences financières afin de rafler quelques millions à la Bourse ? La Bourse a été « exceptionnellement agitée » le 9 janvier et Le Temps constate que « l’émotion est traduite par des ventes massives »… Les vendeurs y ont perdu ; et trois jours après, l’alerte passée, les acheteurs avaient ramassé des fortunes… Sans doute, mais ce n’est pas si simple. Dans la coulisse, il y a de grandes banques, les Forges et les Houillères…
Des forces cachées travaillent ainsi à accoutumer les esprits à l’idée d’une conflagration générale. Pas de meilleurs moyens de nous défendre contre elles que de les montrer à l’œuvre. La fausse nouvelle est aujourd’hui partout, insolente et maléfique. C’est le poison de la presse. Une dépêche berlinoise annonçait, il y a quelques jours, des troubles à Moscou, la troupe ayant fait feu sur les manifestants. D’autres répètent chaque jour, détails atroces à l’appui, que l’anarchie règne à Barcelone. Mensonges, mensonges. Le drame russe se déroule sans troubles à Moscou. Barcelone menacée donne un merveilleux exemple d’ordre prolétarien. Rappelons-nous qu’en 1870 la France et l’Allemagne furent lancées dans la guerre grâce au coup de la dépêche falsifiée d’Ems qui fit croire à Napoléon III que son ambassadeur avait été outragé par le roi de Prusse 26. Le conflit gravitait autour de la succession au trône d’Espagne. Bismarck, connaissant l’amour-propre et la présomption de son adversaire, fit modifier dans un sens blessant le texte d’une dépêche… On sait ce qu’a coûté au monde le coup de la fausse dépêche d’Ems…
20-21 février 1937
Marquons cet anniversaire d’une incontestable grandeur et plein d’enseignements. Trois années se sont écoulées depuis et voici sept mois que l’on se bat en Espagne. Le major Fey*, ministre de la Sécurité publique du petit dictateur Dollfuss*, avait déclaré le 11 février : « Demain, nous nettoierons l’Autriche… » Le lendemain la bataille s’engageait à Linz entre les forces ouvrières socialistes et la réaction cléricale, fascisante, derrière laquelle agissait ouvertement l’Italie 27.
Il faut le dire : les prolétaires d’Autriche se battirent dans une situation presque désespérée. L’avènement d’Hitler au pouvoir les avait condamnés. La petite Autriche, prise entre deux grandes puissances, l’une fasciste, au midi, l’autre nazie, au nord, devait être déchirée et assujettie. Vienne était rouge, magnifiquement ouvrière, gérée par une municipalité socialiste qui en avait fait l’entreprise d’utilité publique la plus florissante de l’Europe. La municipalité possédait plus du tiers des terrains de la ville ; elle employait 54 000 personnes. Elle avait réussi à vaincre la tuberculose et la misère, créé des institutions ouvrières, des écoles, des piscines, des œuvres sans nombre comme des pays autrement opulents et prospères n’en offrent pas d’exemple. Elle n’en était que plus faible, isolée avec son prolétariat, dans un pays paysan, réactionnaire et catholique. Ses œuvres, ses régies, sa richesse en faisaient une belle proie à conquérir autant qu’une forteresse à détruire.
Jusqu’en mars 1933, le parti chrétien-social avait gouverné avec une seule voix de majorité… C’était l’exploit de Dollfuss. En mars 1933, tandis qu’Hitler devient chancelier du Reich, le Parlement autrichien s’effondre sans lutte. À vrai dire, il est trop tard pour se battre puisque la classe ouvrière d’Allemagne, la grande alliée naturelle, est vaincue sans combat. L’Autriche devient le champ clos des compétitions fascistes. Les nazis intriguent, agissent, sèment des bombes : tout un gouvernement hitlérien occulte et bruyant s’organise pour l’Autriche à Munich. Dollfuss, qui est honnête, médiocre et pieux, rêve d’un État corporatif dont il puise les idées dans l’encyclique papale Quadragesimo anno (1931). Peut-être est-ce l’influence du Vatican qui l’amène à se prononcer pour le joug mussolinien. Les Italiens l’engagent à commencer, comme ils ont commencé eux-mêmes autrefois, par briser la puissance socialiste. Vienne la Rouge n’a pas d’alliés en Europe centrale, les démocraties occidentales sont irrésolues et l’esprit bourgeois saura bien y imposer la plus criminelle et la plus sotte neutralité devant le massacre des ouvriers… Les Heimwehr, troupes de choc paysannes et cléricales, reçoivent des fonds, des armes et des encouragements d’Italie. La provocation se déclenche à Linz : il s’agit d’acculer les ouvriers à la bataille. Les leaders de la social-démocratie, Otto Bauer* et [Julius] Deutsch*, cherchent en vain Dollfuss pour le mettre en présence de ses responsabilités. Le minuscule chancelier sait tout. Il se dérobe : il est à la messe à Saint-Stéphane priant Dieu de lui accorder la victoire sur les travailleurs de son pays.
Ce sont des pages d’histoire terribles et douloureuses. L’organisation de la défense ouvrière, le « Schutzbund 28 » se bat seule, avec une énergie farouche, défendant pied à pied les belles habitations prolétariennes. La grève générale n’a pas été engagée à fond, par suite d’une série d’indécisions et de hasards contraires. On a peu d’armes et pas d’espoir de soutien. Les suprêmes tentatives de négociation échouent : on est au guet-apens, l’ennemi sait très bien ce qu’il veut et c’est après avoir bien prié qu’il verse le sang pour parfaire ses engagements diplomatiques. Vienne tremble au bruit des fusillades. Dollfuss prend le thé chez le nonce du pape. Un journaliste écrit :
« La bataille dura quatre jours à Vienne et cinq ou six en province. Près d’un millier d’hommes, de femmes et d’enfants furent tués. Neuf chefs socialistes furent pendus ; l’un d’eux, grièvement blessé, fut porté à la potence sur brancard.
» Le Karl Marx Hof et le Goethe Hof, deux des plus beaux immeubles ouvriers du monde, furent très abîmés par l’artillerie. »
Je me rappelle une scène au Goethe Hof, quelques heures après le bombardement. Des femmes en larmes et des enfants effrayés regardaient lamentablement les policiers. Les petits logements simples et propres étaient dévastés. Je parcourus le jardin d’enfants. Pupitres, tableaux noirs, livres de classe, boîtes de peinture, jouets gisaient en miettes parmi le plâtras. Au mur, un dessin fièrement signé du nom de l’auteur « âgé de six ans » restait accroché, troué par une balle. Sur l’autre mur, dans cette cathédrale marxiste « athée », s’étalait une gravure représentant le Calvaire. La vitre en était brisée par un obus « social-chrétien ».
« Une armée moderne de dix-neuf mille hommes armés de mitrailleuses, d’autos blindées et d’artillerie de campagne mit quatre jours entiers à écraser la résistance de cinq mille Schuntzbunder isolés et désespérés, le dos au mur ou le cou dans le nœud coulant. » (Gunther, Danube Bleu)
Ensuite, au centre du pays, il fallut réduire la colonne ouvrière de Koloman Wallisch* – de ce Koloman Wallisch, vieux militant, qui marcha tranquillement à la potence en déclarant qu’il mourait comme il avait vécu, pour la classe ouvrière…
En acceptant le combat, sans espoir véritable de vaincre, les militants autrichiens firent plus que sauver l’honneur. L’éclatante preuve de virilité politique qu’ils donnent au monde atteste qu’il y a quelque chose de changé en Europe. [Les partis ouvriers 29] d’Allemagne, mortellement divisés, venaient d’être vaincus sans résistance. Rien ne pouvait être plus démoralisant, plus gros de funestes conséquences dans tous les pays. Les Schuntzbunder signifièrent au fascisme montant que désormais il faudrait se battre. Huit mois plus tard, les mineurs des Asturies, profitant de l’expérience allemande et de l’exemple autrichien, se battront pour casser les reins au fascisme et réussirent.
La tentative de mainmise pacifique des fascistes sur l’État avortera sans peine et la défaite des Asturiens sera le commencement d’un prodigieux relèvement des énergies ouvrières en Espagne.
L’action des Schuntzbunder marque aussi que la puissance combative de la classe ouvrière s’est déplacée. La dégénérescence de l’Internationale communiste a facilité l’avènement du nazisme en Allemagne ; désormais, à Vienne et à Oviedo, ce sont des ouvriers socialistes qui feront preuve d’énergie révolutionnaire.
Quelques mois plus tard, le 25 juillet, le pieux chancelier Dollfuss était tué par des émeutiers nazis.
L’influence italienne l’emporte décidément sur son cadavre. L’Europe assiste impassible aux premières interventions armées des empires fascistes dans un petit pays voisin…
27-28 février 1937
Sergo Ordjonikidzé, la plus grande figure et peut-être la seule grande du Bureau Politique, dont Staline est le chef, meurt subitement d’une crise cardiaque, vingt jours exactement après l’exécution des Treize, dont plusieurs furent les compagnons de Lénine. Ce serait bien le moment, si l’on ne craignait de donner à la pensée une tournure trop littéraire, d’évoquer ici la fatalité des anciens, tant le drame russe se déroule inexorablement. L’historien, sans doute, n’y verra que la logique d’une lutte de classes reprise sur des bases nouvelles, et qui brise les hommes les uns après les autres, non sans aveugler ceux qui sont devenus les instruments involontaires de forces sociales rétrogrades en réalité.
Ordjonikidzé, plus familièrement appelé Sergo, dans le vieux parti, de son nom de militant et de forçat, était un bolchevik des temps rigoureux d’avant la révolution. Géorgien, au surplus, et c’est beaucoup dire ! Il suffit de considérer un instant son portrait pour reconnaître sur ces traits épaissis par la cinquantaine mais demeurés d’une rude beauté – le puissant nez courbe, le front dégagé, la chevelure léonine, les yeux profonds, la bouche charnue, tous les traits accentués et virils –, l’homme d’une race montagnarde qui a le mieux conservé à ce jour les types et les mœurs d’une féodalité saine. En 1905, la Géorgie socialiste fait sa première révolution, bientôt vaincue.
Pendant les années de réaction, les bolcheviks géorgiens, au nombre desquels figurent Koba (Staline), Ordjonikidzé, le légendaire Kamo, mort il y a quelques années, le légendaire Tsintsadze, également mort (déporté en qualité d’opposant) et aussi Krassine, et bien d’autres encore font au pouvoir une sorte de guerre des partisans. Ils exercent systématiquement le terrorisme individuel, abattent des policiers et des généraux, attaquent les wagons et les voitures du Trésor pour se procurer des fonds, livrent sur les grand-routes ou en pleine ville, de véritables combats à la troupe… La répression barbare d’une révolution populaire provoquait ces résistances et ces attentats. Koba (Staline) fait tuer le général Griaznov en 1906. Un peu plus tard, il fait poignarder dans une prison un détenu soupçonné de provocation. En juin 1907, les terroristes bolcheviks attaquent sur une place de Tiflis, une voiture de l’État transportant 4 250 000 francs-or dont ils s’emparent. À Kvirili, à Koutaïs, à Tchiatouri, ils commettent d’autres « expropriations » (c’est le mot consacré) moins fructueuses, mais également retentissantes. Ces méthodes de combat étant désapprouvées par le socialisme international, des enquêtes sont ouvertes par le Comité Central du Parti ouvrier Social-démocrate russe et le Comité de Transcaucasie n’en attend pas les résultats pour prononcer l’exclusion des expropriateurs, – et celle de Koba notamment, – exclusion de pure forme du reste que le CC ne ratifia jamais.
Des mémoires fort intéressants ont été publiés là-dessus en URSS, il y a quelques années. J’imagine qu’ils sont aujourd’hui retirés de la circulation. On ne sait pas très bien la part que prit à ces luttes Sergo Ordjonikidzé. Toujours est-il qu’après plusieurs arrestations et une fuite à l’étranger qui lui permit de fréquenter, près de Paris, l’école marxiste fondée par Lénine à Longjumeau, on le retrouve forçat à la forteresse de Schlüsselbourg d’où il ne sortira qu’en 1917, libéré par la révolution. Sur ce forçat, j’ai eu des renseignements personnels : bon camarade, inébranlable et studieux…
Il ne devait arriver à une situation de premier plan dans le parti que vers la fin de la vie de Lénine. Lénine ne l’aimait pas, à cause de sa brutalité naturelle. En 1924, Ordjonikidzé se signale en réprimant avec cruauté le soulèvement de la Géorgie. Il préside en 1926-1927, la Commission de Contrôle du parti et y témoigne envers l’opposition de velléités de loyauté, voire de libéralisme. Ce dur militant, formé dans un pays moyenâgeux à bien des égards, dur envers lui-même, sans merci dans la guerre civile, nous révèle alors une étrange nature à la fois faible et scrupuleuse. À tous les mauvais tournants qui vont se suivre pendant dix ans, jusqu’aux récentes exécutions des fondateurs du parti, des crises de conscience le bouleversent. Mais il finit toujours par pencher du côté des plus forts parce que ce sont eux qui incarnent à ses yeux le parti et la révolution…
Il dirigeait depuis plusieurs années avec Piatakov – fusillé le 1er février – le Commissariat de l’industrie lourde, c’est-à-dire à la fois l’industrialisation et les armements de l’URSS On venait de fêter son cinquantième anniversaire d’une façon telle qu’il était devenu, après Staline, le deuxième personnage du Bureau Politique. Des gazettes, à propos de sa mort subite, ont lancé la rumeur d’un assassinat. Rien ne l’accrédite pour le moment et il y a trop de ténèbres là-bas pour que nous consentions à en ajouter sans les plus sérieuses raisons. La fin d’Ordjonikidzé me paraît, au contraire, tout à fait naturelle. Les exécutions de ses vieux camarades et plus particulièrement celle de son plus intime collaborateur, Piatakov, avaient sans nul doute soumis sa conscience et son cœur à de rudes épreuves. Le cœur est un viscère dont on abuse aux époques de terreur. Le révolutionnaire le mieux trempé n’endosse pas sans risquer une crise cardiaque la responsabilité de la mise à mort de ses frères.
Sa mort laisse un vide impossible à combler. Il ne reste plus dans les cercles dirigeants de l’URSS, c’est-à-dire autour de Staline, que très peu d’hommes du vieux parti, du parti de Lénine, – très peu d’hommes, en d’autres termes, dont toute la vie atteste, en dépit d’erreurs parfois grandes et graves, un dévouement absolu au socialisme. On les compterait sur les doigts… L’avenir seul nous dira ce que valent les inconnus appelés à prendre leur succession en des circonstances aussi inquiétantes.
6-7 mars 1937
Les journées du 7 au 11 mars, correspondant, dans l’ancien calendrier russe, à celles du 23-27 février, devraient inspirer à bien des gens de profitables méditations. Il y a vingt ans, à cette date, l’Empire le plus autoritaire de l’Europe, s’effondrait subitement, comme un édifice vermoulu. Le 5 mars, S. M. l’Empereur Nicolas II recevait paisiblement à sa coutume les grands dignitaires. La dynastie avait trois siècles derrière elle, et celui qui eut prédit qu’elle ne serait plus rien à la fin de la semaine suivante eut passé pour fou. La classe ouvrière murmurait évidemment, dans les bas-fonds, – cette basse canaille, excitée par les marxistes, n’est-ce pas ? Mais on connaissait, pour la mater, des recettes éprouvées. Le général Khabalov, gouverneur de Petrograd, prévoyant des troubles à la fin de l’hiver (quelle perspicacité !), venait d’arrêter un plan détaillé de répression. Les généraux et les ambassadeurs étrangers envisageaient entre eux « d’immenses changements » qui eussent substitué dans les ministères, une camarilla à une autre. Nicolas II était confiant, la Tsarine Alexandra Feodorovna, plus confiante encore. N’avaient-ils point l’appui de la Providence et de bonnes prisons, une police comparable à nulle autre, des potences en nombre suffisant ? Solide, tout ça. Un signe aux dispensateurs de fonds secrets et la presse des deux mondes parlait en termes touchants du tsar civilisateur, adoré de son peuple, de l’invincible puissance russe, de l’âme slave qui et que… « Les révolutionnaires, monsieur ? Chacun sait que ce sont des agents de Ludendorff : et des demi-fous. Voilà du reste cinquante ans que leurs prédictions ne se réalisent point. » Ainsi s’exprimait M. Homais au Café de la Paix et il ajoutait peut-être crânement : « Moi, monsieur, j’ai placé mes économies dans les emprunts russes et je vous conseille d’en faire autant ! »
Un an tout juste avant l’effondrement, la Tsarine écrivait à son auguste époux : « Tu ne dois pas te laisser fléchir ; pas de ministère responsable, etc. ; rien de ce qu’ils veulent. Cette guerre doit être ta guerre et la paix ta paix, à ton honneur et à celui de la patrie, mais en aucun cas à l’honneur de la Douma. Ces gens-là n’ont pas le droit de dire un mot. »
La Douma était une ombre de parlement, « ces gens-là » étaient des bourgeois libéraux qui préconisaient timidement le régime parlementaire.
Les événements commencent dans les quartiers ouvriers de la capitale le 23 février ancien style (7 mars nouveau style) par une grève spontanée, dont les ouvrières, lasses de faire la queue pour du pain, ont pris l’initiative. Aucun parti révolutionnaire n’a rien préparé ni voulu. Le mouvement fait tâche d’huile, débordant à la fois les militants et les autorités. (Les plus qualifiés des militants sont à l’étranger en prison ou déportés.) La Tsarine ne perd pas la tête, vous pensez bien ! Des troubles, en a-t-on assez vu en un quart de siècle ! Elle écrit le 24 février (8 mars) à Nicolas II : « J’espère que ce Kerenski de la Douma sera pendu en raison de ses abominables discours. La loi martiale est indispensable, ce sera un exemple. Tout le monde est infiniment désireux de te voir faire preuve de fermeté… »
Le Tsar quitte le GQG pour se rapprocher de la capitale, mais son train spécial erre sur des voies désertes sans arriver nulle part. Les cheminots lui font de bizarres signaux : voie barrée, danger ! Le général Ivanov, nommé dictateur pour rétablir l’ordre, selon les bonnes vieilles méthodes, arrivé avec quelques troupes à une quarantaine de kilomètres de Petrograd, demande au gouverneur de la ville des renseignements précis sur la situation. Le gouverneur Khabalov lui répond :
« Toute la ville… toutes les gares… toute l’artillerie sont au pouvoir des révolutionnaires. Les ministres ont été mis en état d’arrestation. Je ne dispose d’aucune force de police… »
En somme, une situation nette.
En cinq jours de manifestations spontanées dans les rues, l’absolutisme est tombé. C’est le passage de la garnison au peuple qui a tranché la question. Or, les soldats ont décidé sans propagande préalable, tout aussi spontanément que les ouvrières qui avaient commencé la grève. Le régime était condamné dans les esprits. Ainsi, meurt d’une embolie au cœur un homme jouissant en apparence d’une santé florissante. Le Tsar abdique, en faveur de son fils d’abord, de son frère ensuite, qui abdique à son tour en faveur de la Constituante. Des mots, des gestes, sans importance désormais. Les généraux s’empressent de reconnaître, par crainte d’un plus grand mal, le gouvernement provisoire du prince Lvov, constitué par des députés libéraux de la Douma avec l’assentiment du Soviet, c’est-à-dire du Conseil des délégués des usines et des régiments, seul pouvoir réel en ces journées. Le grand-duc Cyrille Vladimirovitch se met un brassard rouge et conduit lui-même les équipages de la garde au Palais de Tauride où s’improvisent ces nouveaux pouvoirs. Les télégrammes de la Tsarine lui reviennent pendant ce temps avec cette courte mention administrative : « Résidence du destinataire inconnu. » L’historien constate que « les employés du télégraphe ne retrouvaient plus le tsar des Russies… »
Les régimes totalitaires d’aujourd’hui paraissent solides. Ils ont de belles façades décoratives, des uniformes resplendissants, des ressources infinies, des adulateurs sans nombre. L’autocratie russe avait tout cela, et depuis des siècles, dans les premiers jours de mars 1917. Une semaine plus tard elle appartenait à un passé irrémédiablement révolu. Parce qu’elle avait, au fond, les masses contre elle. Beau sujet de méditation, en vérité.
13-14 mars 1937
On connaît vaguement ce fait divers colonial auquel la grande presse d’information n’a pas consacré beaucoup de place. Le général Graziani, vice-roi d’Éthiopie, assistant à Addis-Abeba à une cérémonie patriotique, blessé par une bombe ; un autre général, moins illustre, plus gravement « amoché… » La presse des pays civilisés, si sobre sur les massacres de Malaga, a mentionné ensuite un certain nombre d’exécutions sommaires. C’est qu’elle est bien usée, la conscience du monde, aujourd’hui. Les États totalitaires lui ont infligé de tels traitements qu’elle soupire, se voile la face et encaisse, encaisse tout… Rendons justice au parlement britannique pour avoir posé la question. Les autres pays civilisés se sont tus. Interrogé à la Chambre des Communes sur les excès commis par les Italiens à la suite de cet attentat, lord Cranborne a répondu en termes fort diplomatiques qu’en effet, des troubles sérieux s’étaient produits dans la capitale de l’Éthiopie, au cours desquels un grand nombre de victimes avaient péri… L’usage est de s’exprimer aux Communes avec une extrême modération. Le gouvernement britannique a ainsi confirmé le fait, connu par ailleurs, du massacre par les conquérants, d’une partie de la population soumise…
À peu de jours de là, le Ras Desta*, un des chefs de la résistance nationale, fut capturé par les Italiens et aussitôt fusillé. Ces méthodes inhumaines sont assez nouvelles et caractérisent le fascisme dans l’histoire, assez hideuse pourtant, des atrocités coloniales. Abd-el-Kader, capturé par les Français pendant la conquête de l’Algérie, ne fut qu’exilé en Syrie avec les égards que méritait son courage. Abd-el-Krim, qui défendit si longtemps le Riff contre la soldatesque espagnole, s’étant rendu à la France, est aujourd’hui exilé à La Réunion. Les plus durs colonisateurs paraissaient jusqu’ici avoir compris qu’il est plus politique, plus sage de respecter les vaincus que de les exterminer. Le fascisme se comporte autrement parce qu’il est, en toutes matières, une régression vers le moyen-âge. Tout se tient, de l’éthique à la stratégie. La doctrine même du fascisme est à cet égard tout à fait claire :
« Le Blanc commande, le Noir Obéit. Le Blanc dirige et le Noir travaille. Le Blanc se fait servir et le Noir le sert. Notre conception est nettement antidémocratique et antisocialiste… »
L’auteur de ces lignes est un écrivain fasciste, M. Eduardo Zavatarri. Son ouvrage Africa a été publié par l’éditeur Grivelli. Comment cette philosophie totalitaire s’est-elle traduite dans les actes ? L’expérience de la Tripolitaine, de la Libye et de la Cyrénaïque nous le faisait connaître avant l’Éthiopie. Le général Badoglio, chargé, en 1929, de pacifier la Cyrénaïque, s’y prit en commençant par annoncer ceci :
« Aucun rebelle n’aura plus de paix, ni sa famille, ni ses troupeaux, ni ses héritiers. Je détruirai tout : les hommes et les choses. »
Badoglio échoua à la tâche. Il ne réussit ni à « pacifier » la contrée (bien sûr !) ni à tout y détruire. On le remplaça par Graziani – le blessé d’Addis-Abeba… – qui employa un moyen radical : il fit interner, dans des camps de concentration établis en plein désert, toute la population soumise, – toute la population qui, en d’autres termes, s’était fiée aux Italiens, soit 80 000 Arabes. Combien y périrent ? De quelles abominations ces camps de concentration ne furent-ils pas le théâtre ? Quel traitement y fut infligé aux femmes et aux filles si belles des indigènes ? Voilà des questions qu’il est préférable, pour l’honneur humain, de ne point poser. Le chef de la résistance nationale, Omar el Moktar*, fait prisonnier, fut pendu après un procès dérisoire. Les civilisateurs procédèrent à l’expropriation des terres des indigènes, déclarées en droit propriété du gouvernement, et attribuées en concession à de grands dignitaires du Fascio. Le général Graziani n’oublia pas de bien se servir lui-même.
Je trouve dans une coupure du Secolo Fascista cette explication de la conquête de l’Éthiopie :
« Les Italiens vont en Afrique parce qu’à une heure où les nations européennes regardent autour d’elles en tremblant, les Italiens acceptent librement la guerre ; parce que le fascisme vit dangereusement, acceptant dans le danger la forme dramatique de son instinct d’élévation. »
On pourrait, à l’aide de cette rhétorique ampoulée, justifier n’importe quel brigandage gouvernemental ; et sans doute sert-elle aussi à l’occasion des débarquements d’Italiens en Espagne. Qui se résout à vivre dangereusement pour lui-même et autrui, au sein de la communauté humaine, se donne au commencement l’avantage indéniable de la surprise et la supériorité certaine de l’absence de scrupules. Avantage et supériorité qui n’ont qu’un temps. S’en remettre à la force, ériger la barbarie en théorie, appliquer cette théorie dans le sang des peuples faibles ne peut mener qu’aux pires retours de fortune. On est stupéfait de voir à quel point le fascisme, qui sans cesse invoque l’histoire romaine, manque de sens de l’histoire. Jusqu’ici pourtant, et depuis l’antiquité la plus reculée, l’expérience est nette : toutes les tyrannies se sont effondrées dans des convulsions sociales, la plupart des tyrans sont morts de mort violente, les civilisations iniques sont tombées sous la poussée combinée de leurs victimes et des ennemis de l’extérieur… Une des plus grandes erreurs des régimes totalitaires consiste sans doute à identifier la force à l’inhumanité alors que c’est le contraire qui est vrai. Le respect de l’homme donne la mesure de la force réelle, de la stabilité, de la grandeur d’une société. Et le Fascisme n’est si cruel que parce qu’il se sent partout menacé.
20-21 mars 1937
La guerre franco-allemande laissait le peuple de Paris ulcéré par deux faillites morales retentissantes. L’Empire fondé par le coup de force du 2 décembre 1851 s’était effondré comme un château de cartes. Les Prussiens avaient rossé ses maréchaux en toutes rencontres. Après Sedan et la capitulation de Napoléon III, Metz et la capitulation de Bazaine, l’Empire plébiscitaire faisait place, au cours de cette débâcle, à une république à peine différente. L’Empire avait été le pouvoir des hommes d’argent, la république du 4 septembre 1870 fut, dès sa naissance, le pouvoir d’une bourgeoisie foncièrement réactionnaire, soucieuse de s’appuyer sur les gros bas de laine des campagnes pour stabiliser ce qu’elle appelait l’ordre… Monsieur Thiers, l’homme du siècle qui incarne peut-être le mieux la politique du coffre-fort, fait la paix avec l’Allemagne. L’Assemblée nationale, réfugiée à Bordeaux, abandonne l’Alsace et la Lorraine.
La résistance de Paris, assiégé, n’a été qu’un simulacre, payé cher du sang de milliers de gardes nationaux. Par incapacité ou par arrière-pensée, rien de sérieux n’a été tenté pour rompre les lignes d’investissement. La victoire de Paris eût été celle des gardes nationales ; un simple succès eût prolongé la guerre. La bourgeoisie en avait assez et redoutait davantage la colère du peuple que les conditions de Bismarck. Les Prussiens entrèrent donc à Paris, mais ils eurent le tact de n’y point rester. La garde nationale gardait ses armes, son artillerie notamment, deux cents pièces environ, parquées sur les hauteurs de Montmartre.
Le peuple de Paris, prolétariat et classes moyennes, voisines, par leur condition matérielle, des classes laborieuses, est blessé dans son sentiment national. La fierté, la dignité, la virilité du pays vivent en lui, tandis que l’assemblée de Bordeaux délibère dans la frousse. Une fois de plus dans l’histoire, les possédants trahissent la nation, plus soucieux de leurs propres intérêts que de ceux de la communauté nationale. Le patriotisme s’est réfugié chez les pauvres gens ; il va devenir une force révolutionnaire, se confondre avec l’idée fédéraliste des communes, aboutir à l’internationalisme du drapeau rouge. Paris travailleur n’a pas eu d’illusions sur l’Empire ; il n’en a pas sur la république de M. Thiers ; il a souffert toute la guerre, tout le siège, et jusqu’à l’occupation. Il a faim ; une loi sur les échéances, qui est une véritable provocation contre la petite bourgeoisie commerçante, l’oblige à payer sur-le-champ toutes les dettes prorogées depuis le début des hostilités. Confusément, ses éléments socialistes sentent que le salut pourrait être dans une réorganisation de la France sur la base de l’autonomie municipale, avec un pouvoir communal audacieux et populaire qui accomplirait révolutionnairement de grandes réformes.
M. Thiers voit très bien le danger. Il déclarera plus tard à la commission d’enquête sur l’insurrection du 18 mars que la soumission de Paris était, depuis son arrivée au pouvoir, l’une de ses préoccupations principales. Pour le chef du gouvernement, Paris était déjà un ennemi à soumettre… M. Thiers a prononcé le mot mais il n’a sans doute pas tout dit ; tout porte à croire qu’il entrait bien dans ses desseins d’infliger aux ouvriers parisiens une saignée plus ou moins conséquente. On sait qu’en février 1848, il avait conseillé au roi Louis-Philippe de se retirer de la capitale avec les troupes fidèles pour y revenir par la force des armes. C’est ce qu’il allait faire faire maintenant après avoir délibérément provoqué le soulèvement du 18 mars.
Le 18 mars à l’aube, la troupe, dirigée par le général Vilnoy*, occupe brusquement le parc d’artillerie de la garde nationale. Elle vient désarmer Paris et c’est contre Paris paisible, où l’on n’observe même à ce moment aucune effervescence révolutionnaire, une étrange agression. Seulement l’imbécillité des généraux formés à l’école de Napoléon III se manifeste en toutes circonstances. Ils n’ont pas songé aux chevaux indispensables pour emmener les canons. La troupe piétine sur place. Montmartre se réveille, une foule indignée se rassemble autour des lignards, proteste, fraternise avec la troupe. L’opération manquée va se retourner piteusement contre le Gouvernement. Le général Lecomte 30 fait d’abord tirer en l’air pour éloigner les femmes ; puis il commande de tirer « dans le tas… » Il est trop tard pour sauver la provocation au moyen d’un massacre, trop tard pour imposer, à la place de l’ordre populaire, le désordre d’une tuerie sur le pavé. Le général Lecomte est lui-même arrêté, empoigné par ceux qu’il ordonnait de massacrer. Il sera, au bout d’un instant, fusillé par ses propres soldats ; les gardes nationaux fusilleront à côté de lui, dans une courette de la rue des Rosiers (aujourd’hui rue du Chevalier de la Barre), un autre général, Clément Thomas, connu pour avoir versé, en 1848, le sang des ouvriers et pour avoir insulté pendant le siège les combattants de Paris… Cette flambée de colère d’une foule, jusqu’alors paisible, mais tirée de sa mansuétude par les « tirez dans le tas ! » déclenche les événements. La troupe, dans plusieurs casernes, fraternise avec les blouses.
M. Thiers donne alors le signal de la retraite. Les ministères se vident. Le plan du petit-homme est simple : livrer Paris à lui-même pour le mater. Le Comité central de la Garde nationale convoque les électeurs pour élire la Commune. Cet aspect de provocation préméditée dans la politique de Thiers envers le peuple de Paris n’a pas été suffisamment souligné par les historiens. Il est pourtant édifiant, surtout si l’on songe que le gouvernement de M. Thiers était celui d’une bourgeoisie libérale qui tenait par-dessus tout à parer au danger socialiste.
27-28 mars 1937
Aux heures les plus noires de la bataille de Madrid, en novembre dernier, j’exprimais ici même ma confiance raisonnée en la cause des travailleurs d’Espagne. Les événements ne cessent de la confirmer, malgré la durée de cette guerre sociale. L’Allemagne et l’Italie, sans s’engager à fond, ce que les autres grandes puissances ne leur permettent point, ont fourni un gros effort. La situation n’en est pas essentiellement modifiée : il faudrait, pour vaincre un peuple entier, plus que quelques divisions italiennes qui d’ailleurs se battent mal.
Constatons à ce propos des faits bien symptomatiques. L’intervention italienne au grand jour commença dès juillet par l’envoi de trimoteurs « Caproni » au général Franco. Et, ce qui est sans analogue dans l’histoire de l’aviation, trois de ces grands avions, sur une dizaine, tombèrent en Algérie. Des cas de sabotage assez nombreux furent à la même époque relevés dans les centres d’aviations italiens. Dès ce moment, des hommes, et risquant gros, mus par le sentiment des masses, travaillaient obscurément mais efficacement, en Italie même, à mettre le fascisme en échec. Il est frappant de voir aujourd’hui les gouvernementaux ramasser des prisonniers italiens par dizaines, peut-être même par centaines. Et ces prisonniers parlent, racontent quand et où ils ont débarqué, posent devant l’objectif, se laissent interviewer en présence de journalistes étrangers. On trouve sur eux des ordres et des dépêches ; leurs papiers sont en règle. Chacun sait que le combattant sur le point d’être fait prisonnier a pour devoir de détruire les papiers qui pourraient renseigner l’ennemi. De tout ceci, une conclusion se dégage. Les Italiens se battent mollement ; ils n’ont ni la passion désespérée des phalangistes ni la furie des Maures. Car ils se battent à contrecœur, doivent bien se douter qu’à leur retour en Italie, ils n’échapperaient pas à quelques ennuis : s’ils parlent, c’est qu’ils n’ont pas l’intention de se faire rapatrier. Aux dernières nouvelles, télégraphiées par l’agence Havas, les prisonniers fraterniseraient volontiers avec leurs vainqueurs et sauraient même chanter Bandiera rossa. Il y a longtemps que des soldats italiens n’avaient entonné à pleine voix ces belles strophes révolutionnaires…
Et voilà qui nous ouvre des horizons sur le moral du soldat fasciste et, plus largement, sur la puissance fasciste…
Je trouve dans un numéro du Journal de Barcelone des extraits d’une lettre véhémente adressée par le général Burguete au général Queipo de Llano. Les fils du premier, combattants républicains, ont été fusillés par ordre du second, l’un à Séville, l’autre à Malaga. Luis Burguete, aviateur, fut passé par les armes au début de la sédition militaire. Queipo réglait ainsi un vieux compte familial. La lettre de Burguete le soufflette à chaque ligne, dans un style où l’invective est cinglante, sanglante et méritée. Cela fait penser, sans le moindre sourire, je vous assure, aux vaticinations des combattants d’Homère :
« C’est toi, toi le lâche qu’on a vu pleurer un jour au Maroc pour avoir abandonné la colonne Riquelme que tu avais l’ordre de soutenir sur la route de Tétouan ! Ne t’en souviens-tu plus ? La peur t’empêcha de faire ton devoir. Et ce fut mon fils Luis qui, criblé de blessures, demi-mort quand il descendit de la montagne entre les bras de ses Marocains, ce fut lui qui fit connaître ta lâcheté dont il avait été le témoin étonné. Voilà ce que tu ne pouvais pas lui pardonner. Et tu t’es vengé de lui. Et aussi de moi, de moi qui présidai le tribunal qui jugea et condamna ta conduite. As-tu oublié que Primo de Rivera, en apprenant ta lâcheté, te chassa ?
» …Ivrogne bouffon, tu as fait fusiller mon troisième enfant, mon Manuel sans peur et sans reproche… »
La lettre de Burguete rappelle, à coté de ces traits inhumains, d’autres traits d’un ridicule édifiant :
Après la révolution « une de tes premières clowneries fut de te présenter à la Maison du Peuple en clamant ton adhésion à la cause populaire. Toi, senorito de naissance, te proclamer socialiste ! C’était le comble ! »
Des combles d’hypocrisie aux combles de férocité, sans oublier les combles de comique involontaire de certaines déclarations à la radio sur la sédition victorieuse des Croix de Feu en France, le général Queipo de Llano campe devant nous un personnage symbolique qui ne fait pas honneur au temps présent. On reconnaît en lui, en dépit de quelques exagérations grotesques, le Bourgeois réactionnaire aux abois. Il s’adapte au socialisme tant qu’il n’a pas la possibilité de lui tendre un guet-apens. Il fusille ses fils quand ils ont passé à la cause populaire. Les haut-parleurs lui servent à diffuser le mensonge. Il est nationaliste avec un état-major italo-allemand. Il a horreur du marxisme et sait très bien que l’ordre dont il rêve ne peut être imposé que par le massacre…
Espagne, cruelle Espagne !s’exclament des essayistes 31. Et c’est un leitmotiv repris par beaucoup d’écrivains. L’Espagnol est désespéré, desperado. Il a le goût du sang, à preuve les jeux des arènes. Il est inhumain au combat… Etc.
Comme beaucoup d’intellectuels accoutumés à servir avec une grande docilité d’esprit les classes riches et conservatrices, les auteurs de ces phrases faciles n’ont voulu ni se souvenir ni réfléchir avant d’écrire. La vérité leur importe moins qu’un certain succès de librairie ou de journalisme – dont la vérité, d’ailleurs, n’ouvre pas la voie. L’Espagnol n’est pas un primitif : la civilisation ibérique est, après la civilisation italienne, la plus vieille de l’Europe. Quiconque a vécu en Espagne connaît les qualités de bonne humeur, d’hospitalité, de politesse, de générosité du peuple espagnol. Mais là n’est pas la question. Ces férocités, ces bombardements des grandes villes, ces assassinats d’enfants, ces exécutions de blessés, ces fusillades en masses dans les quartiers ouvriers caractérisent-ils l’Espagne et les Espagnols ? La grande guerre n’est pas si loin et son histoire fourmille d’épisodes de ce genre. Mais nous voici commémorant l’anniversaire de la Commune. Les généraux de la IIIe République naissante (qui étaient aussi les généraux de l’Empire banqueroutier, le marquis de Galiffet en tête), firent dans Paris vaincu et sur une plus vaste échelle tout ce qu’ont fait à Séville, à Badajoz, à Saragosse, à Malaga, les généraux espagnols. « L’armée régulière a tué en une semaine plus de parisiens qu’elle n’avait tué de Prussiens pendant toute la campagne » écrit Galtier-Boissière dans son Histoire de la IIIe République.
Ces atrocités, nullement espagnoles, sont le propre de la soldatesque réactionnaire.
3-4 avril 1937
Au delà d’un certain calibre, le mensonge, quand il atteint à l’énormité, force en politique une sorte d’admiration. On se dit : « Quel culot, tout de même ! » Il est vrai qu’on se demande l’instant suivant quel dosage de fourberie et d’imbécillité explique ce culot-là. J’ai médité sur ce thème inépuisable après avoir parcouru une brochure de propagande fasciste éditée à Rome et simplement intitulée : Le Fascisme, réalisation prolétaire. Œuvre anonyme d’un groupe d’ouvriers d’industrie, paraît-il. Il faudrait en citer des pages entières (et ce serait gâcher impardonnablement du papier) pour montrer dans toute leur ampleur l’imposture, la falsification des idées et des faits, le tripatouillage de l’histoire, le truquage des institutions auxquels recourt un État totalitaire afin de tromper les travailleurs.
Page 8 : « Le Fascisme n’a pas détruit les organisations des travailleurs. Il a combattu et anéanti le parti socialiste… parce que celui-ci ne représentait plus les intérêts légitimes des masses laborieuses… »
On se frotte les yeux et l’on se souvient des coopératives détruites par les bandes en chemises noires : des locaux de syndicats mis à sac ; de la disparition des organisations syndicales socialistes, syndicalistes et catholiques ; de l’assassinat des militants ; de la déportation des survivants. Ce fut la chronique quotidienne de l’an 1922 en Italie… Mais voici en bref le portrait du chef :
« Révolutionnaire banni, instituteur, maçon, exilé en Suisse, paysan et forgeron dans son pays, Mussolini avait connu toutes les épreuves. Cet ouvrier révolutionnaire pouvait-il se tourner contre les ouvriers ? Pouvait-il défendre les intérêts des capitalistes, cet homme qui avait peiné sur les échafaudages, porté le mortier… » Etc. etc., p. 11.
Et l’on se souvient des brillants uniformes du Duce ; de ses poses devant l’objectif et l’histoire ; du capitalisme restauré, de la monarchie replâtrée tandis que les salaires tombaient, tombaient, plus bas qu’ils ne furent jamais en Occident, – et tandis que disparaissait pour les travailleurs l’ombre même de la liberté d’opinion. Et l’on se souvient tout à coup de Matteotti, enlevé en pleine ville, en plein jour, poignardé, mutilé…
Tout est à l’avenant. Le Fascisme a institué des magistratures du travail, reconstitué au sein des corporations les syndicats ouvriers, ajouté au salaire « apparent » (sic) un sursalaire « effectif » qui le « dépasse sensiblement » (sic). Suit l’énumération des institutions de prévoyance sociale et d’organisation des loisirs : des Balillos 32qui dressent l’enfant à la marche au pas sitôt qu’il commence à se tenir sur ses petites jambes au Dopolavoro qui organise les distractions de l’ouvrier et de sa famille – de sorte que jamais, en théorie du moins, l’homme n’échappe à la surveillance, à la tutelle, au bourrage de crâne de l’État… Et cela lui est compté, sous diverses rubriques, comme salaire effectif. Sans doute, la société moderne ne peut-elle plus se passer des assurances sociales et le Fascisme suit-il comme les autres régimes le développement de cette technique de l’organisation sociale. Mais au lieu d’une liste d’institutions bureaucratiques, on aimerait connaître quelle est la part des travailleurs dans la répartition du revenu national ? Quel est le salaire réel total de l’ouvrier italien (capacité de consommation) comparé à celui de l’ouvrier des pays démocratiques ? Quelles sont les proportions entre les salaires en Italie avant et après la victoire du Fascisme ? À toutes ces questions, les voyageurs de retour d’Italie répondent, à défaut de statistiques, en vous contant la grande pitié des cités ouvrières…
Le plus beau chapitre est assurément celui de la guerre d’Éthiopie. Ce fut « une guerre prolétarienne », – vous avez bien lu. Provoquée du reste par l’Abyssinie qui « n’a jamais tenu compte de l’attitude pacifique de l’Italie » et s’est livré contre celle-ci à 90 agressions. Le chiffre y est. « Le prolétariat italien sentit vraiment que cette entreprise était la sienne et une marée d’enthousiasme envahit et submergea la péninsule. Mais cinquante-deux États armés et ennemis se dressèrent contre cet élan. » (p. 51)
Et l’on se souvient des causes réelles de la guerre d’Éthiopie : de la sévère crise économique qui ébranla le régime fasciste en 1934, du problème des jeunes, de l’intrigue diplomatique… « Il n’y a pas de problème des jeunes, – écrivait en septembre 1935, un journal romain, – les jeunes n’ont qu’à s’engager pour l’Afrique… »
Tant mentir est sans doute nécessaire. Il faut éberluer ceux que l’on berne. Il faut que le mensonge submerge la raison, fausse le jugement, s’impose par sa puissance mécanique, écrase l’objection. Peu importe dès lors qu’il ne soit plus croyable et ne résiste à aucune analyse. N’a-t-on pas, d’ailleurs, pour les esprits critiques des îles brûlées d’où l’évasion n’est guère possible ? (Comme tout cela nous rappelle tristement d’autres mensonges politiques, dans un autre pays totalitaire auquel s’attachent malgré tout nos espoirs !) Plekhanov montra autrefois que le mensonge paraît quand la société se divise en classes, car il est en définitive un moyen d’exploitation : tromper pour pressurer. Mais où mène-t-il ? Servi par un outillage formidable, nous le voyons peser sur l’âme de nations entières. Et tout à coup, voici que dans des tranchées d’Espagne où s’affrontent d’un côté des antifascistes italiens, exilés et bannis, venus se battre pour la classe ouvrière du monde et de l’autre des pauvres bougres portant l’uniforme du Duce, bernés jusque sur les champs de bataille (enrôlés pour l’Abyssinie et débarqués à Cadix !) voici qu’il suffit de quelques voix ardentes et véridiques pour que des soldats du fascisme se rendent…
L’impudence n’est une force qu’appuyée souverainement sur le bâillon, la trique, la prison, l’argent. Sitôt qu’on lui résiste, elle succombe. Les régimes fondés sur le mensonge portent en eux-mêmes les germes de leur mort.
10-11 avril 1937
De plus en plus, le drame russe revêt nettement l’aspect d’un changement de régime qui s’accompagne de la liquidation totale de la génération révolutionnaire de 1917-1928. Et il ne s’agit pas seulement d’une liquidation politique. Les « vieux » ne sont pas mis à la retraite ou amenés à se retirer ; ils disparaissent, emprisonnés ou exécutés. Les dernières nouvelles de Moscou sont à cet égard bouleversantes.
Les journaux de la capitale soviétique paraissent le 4 avril avec en première page un communiqué du gouvernement, imprimé en caractères gras… On peut dire à coup sûr que rien de plus surprenant et de plus troublant ne pouvait être ainsi annoncé à la population, en dépit des rumeurs qui faisaient pressentir la chose.
Ce communiqué annonçait la mise en accusation, sous des chefs d’inculpation entraînant la peine capitale, d’Henri Grigorievitch Iagoda, c’est-à-dire de l’un des plus proches et des plus intimes collaborateurs de Staline depuis dix ans. Et quel collaborateur ! Haut-Commissaire à la Sûreté Générale, commandant en chef des troupes spéciales de la Sûreté – qui forment plusieurs corps d’armées, – Commissaire du Peuple à l’intérieur, membre du Comité Central du P.C. de l’URSS, membre du Comité Exécutif Central, qui est, en théorie, l’organe suprême du pouvoir. Tous ces titres du reste ne font que laisser entrevoir la puissance réelle de l’homme qui vient de tout perdre y compris l’honneur et semble n’avoir plus rien à attendre de la vie si ce n’est la plus morne fin. Bolchevik de 1917, rédacteur à la Pravda des tranchées, avant la prise du pouvoir, combattant de la révolution d’Octobre, Iagoda était entré à la Tcheka, par ordre du parti, en 1920, pour y demeurer, parmi les exécutants et les chefs de la terreur rouge, au temps où la terreur contre la bourgeoisie et l’intervention étrangère fut le suprême moyen de défense d’une révolution ouvrière qui, si elle ne s’était pas implacablement défendue, eût été à coup sûr vaincue. La terreur rouge, si atroce qu’elle fut, épargna au grand pays une terreur blanche qui eût été infiniment pire, car elle eût décimé les masses les plus nombreuses de la population. À partir de 1924, la Tcheka ayant reçu la nouvelle appellation de Guépéou, Iagoda la dirige en fait, son chef nominal Menjinsky* étant cloué au lit par la maladie. En 1928, au début de la montée de Staline, il manifeste des velléités d’opposition (qui ne manqueront pas de lui être durement rappelées), vite abandonnées d’ailleurs.
Pendant la terrible période de la collectivisation forcée de l’agriculture, du premier plan quinquennal, des grands procès de sabotage dirigés contre les techniciens, de la répression de toutes les oppositions, Iagoda exerce les fonctions d’un ministre de la police muni de pouvoirs discrétionnaires. Il a signé des milliers d’arrêts de mort. Il a organisé des camps de concentration peuplés de centaines de milliers de captifs. Il a fourni – moyennant des prix que l’on estime aujourd’hui trop élevés – à toutes les entreprises d’État une main-d’œuvre pénale abondante, qualifiée et non qualifiée. C’est sous sa direction personnelle que fut creusé par des condamnés le canal Mer Blanche-Mer Baltique : et l’on sait que plus de 50 000 condamnés bénéficièrent de commutations de peine à l’achèvement de cette vaste entreprise. C’est sous sa direction et avec sa main-d’œuvre que fut construite sous le cercle polaire la ville de Kirovsk, d’abord appelée Khibinogorsk, au milieu de précieux gisements d’apatite ; et que fut mise en exploitation la vaste région minière de Karaganda dans les sables brûlés de l’Asie Centrale… Iagoda, enfin, dirigea l’instruction secrète du procès des Seize qui aboutit, en août dernier, à l’exécution de quelques-uns des plus vieux compagnons de Lénine (Zinoviev, Kamenev, Ivan Smirnov) et plus récemment, à l’exécution des treize dont plusieurs, comme Piatakov, Mouralov, Sérébriakov, avaient aussi appartenu à l’équipe dirigeante de Lénine. C’est à lui que fut confiée pendant de longues années la tâche délicate de veiller à la sécurité de Staline.
Je me souviens qu’à son voyage en Russie en 1935, Romain Rolland rencontra Iagoda, dont il fit un portrait enthousiaste, publié à l’époque par toute la presse communiste, en URSS et à l’étranger…
Au lendemain du procès des Seize, mal monté évidemment et qui, vis-à-vis de l’opinion ouvrière du monde, fut peut-être une grosse faute politique, Iagoda tomba tout à coup en disgrâce et, du tout-puissant ministère de la police, passa sans raisons connues au ministère des PTT qui est à Moscou un lieu de mauvais augure ; il succédait là, en effet, à Ivan Smirnov, fusillé, et à Alexis Rykov (l’ancien président du Conseil des Commissaires du Peuple), mystérieusement emprisonné. Il est évident qu’il sait trop de choses sur la liquidation de la génération révolutionnaire à laquelle il appartient par son âge (47 ans) et par son passé de vieux bolchevik.
On ignore quelles accusations l’accablent et cela n’a, à vrai dire, aucune importance. Il a été l’exécuteur de tant de directives secrètes, inhumaines et illégales, qu’on peut invoquer contre lui, à bon droit sinon avec justice, tous les articles du code. Le voici enfermé à son tour dans une de ces cellules de la prison intérieure du Guépéou qu’il a fait construire et aménager et qui porte peut-être encore affiché sur la porte un règlement qu’il a signé !
Changement de régime, ai-je écrit, et ces mots ne paraissent pas trop forts au regard des faits. Le correspondant de la Neue Wiener Zeitung à Moscou estime que plus de 10 000 bolcheviks des débuts de la révolution, appartenant jusqu’en 1936 aux administrations dirigeantes, ont été arrêtés en six mois. Le Messager Socialiste russe (menchevik) a publié que Léon Sosnovski*, le plus remarquable des journalistes bolcheviks du temps de Lénine, a été fusillé sans jugement. On confirme l’arrestation de Christian Racovski, qui fut le chef du gouvernement des Soviets d’Ukraine pendant les années difficiles, plus tard ambassadeur de l’URSS à Paris et à Londres. On confirme l’arrestation à Tiflis de deux anciens présidents du Conseil de Géorgie, Levan Gogobéridzé 33 et Boudou Mdivani. Mais les nouvelles de ce genre sont si nombreuses qu’on a peine à les suivre. Un drame historique aux répercussions incalculables se joue là, sous nos yeux, presque ignoré du monde.
17-18 avril 1937
La moitié au moins de l’humanité est formée d’enfants ; dans les grandes villes d’Occident la moitié au moins des enfants sont des pauvres. Je ne vous apporterai pas de statistiques pour le prouver. Regardez autour de vous, dans la rue. Regardez avec un peu d’attention l’enfant pauvre et pensez à lui. Cela vous éclairera, par des biais inattendus, sur bien des choses. Sur la littérature par exemple et l’esprit bourgeois… Combien de romans, de films, de pièces sur les amours des riches ? D’y penser vous donne le vertige et, facilement, vous dégoûterait à jamais de lire… Combien de bons livres sur l’enfant de la rue, de la misère, de l’école primaire, de l’usine, de la mine ? Il y a L’Enfant de Jules Vallès, inoubliable, comme un sommet de souffrance et d’ironie ; Poil de Carotte de Jules Renard ; Fil-de-Fer de Jehan Rictus… Livres impitoyables précisément parce qu’ils disent la grande pitié de l’enfant. En Belgique, Constant Burniaux* nous a donné autrefois des notations vécues sur une école… Cherchant bien, nous trouverions peut-être une douzaine de livres. Et la littérature moderne serait jugée sous un des ses aspects traduisant l’insouciant égoïsme des classes aiséess pour lesquelles on écrit puisqu’elles achètent le livre, – puisque, seules, elles peuvent l’acheter…
Ces réflexions me sont suggérées par une plaquette de quarante pages, signée d’une inconnue – Laure Duga – et publiée par un mien ami assez fantaisiste pour faire vivre à Paris depuis une bonne vingtaine d’années une petite revue indépendante perpétuellement déficitaire (Les Humbles) 34. Sous ce titre d’une netteté d’adresse télégraphique : Maternelle Clignancourt – une femme intelligente et qui a du cœur, y peint, en touches sobres, d’une couleur intense, le portrait de l’enfant de Paris… Pas celui des beaux quartiers. L’enfant du bas peuple. En somme, la victime la plus désarmée de notre société… Des gens de lettres s’exclameraient, devant ces petites pages sans prétention, ni de style, ni de succès : « Mais c’est du document ! ». Sans doute. Document sévère sur le temps présent.
L’enfant d’une rue mal famée raconte tranquillement à la maîtresse d’école : « Cette nuit, je n’ai pas dormi. Hier soir, dans notre allée, le Sourd-Muet est allé chez le Portugais. Le Grand l’attendait à la porte et il l’a poussé quand il est sorti. Il lui a donné six coups de couteau ; son œil saignait ; il y avait du sang partout sur lui et sur le couteau et il criait, il criait. Il y a encore du sang par terre ce matin. Maintenant le Sourd-Muet est à l’hôpital et le Grand en prison. »
Une fillette, « frisée et sage comme une héroïne de la comtesse de Ségur » est venue toute couverte de petites taches rouges sur sa jolie chair… « Qu’as-tu ? Qui t’a piquée ? — Maman n’avait rien pour me coucher ; elle a ramassé une paillasse aux ordures dans la rue ; mais la paillasse elle est pleine de bêtes. »
Une fillette de 10 ans, enceinte, répond au docteur : « Je ne sais pas si c’est mon papa, mon tonton ou mon grand-père ; nous couchons tous ensemble. »
Au-delà de cette vérité du fait-divers – qui est le fait banal en bien des cas, – voici celle de l’âme de l’enfant. Marcel « à force d’avoir entendu sa grand-mère célébrer Costes et Bellonte, est persuadé d’avoir traversé l’Atlantique avec eux 35. Comme un jour je me moquais doucement de lui : Et celui-là qui s’imagine avoir traversé l’océan en avion ! Il m’a regardé avec reproche et m’a dit avec obstination : — Bien sûr que j’y étais. » Pas hâbleur, mais sincère, vivant sur une grande émotion rêvée, Shakespeare et Victor Hugo eurent ainsi l’âme de tous leurs personnages…
Si le dressage mécanique n’étouffe pas son imagination, le petiot qui demande parce qu’il neige et grêle : « Quand le ciel sera tout tombé en morceaux, que restera-t-il là-haut ? » parlera un jour le langage des poètes… Mais je doute fort qu’il ait cette chance. On fabrique trop de canons aujourd’hui pour que l’enfance puisse échapper aux tares et aux charges, démesurées pour les petites épaules, de la pauvreté. Les plus heureux des gosses du faubourg seront des ouvriers ; les plus malchanceux sont voués aux déchéances sociales, à la prison, aux sordides petites luttes sans issue… On pourra leur faire des cours de morale, leur appliquer les lois, consigner leurs fautes dans les statistiques – quelle dérision ! C’est tout le problème de la transformation sociale que l’Enfant blême nous pose doucement, une fois de plus. Notre civilisation, fondée sur tant de barbarie, nourrie d’iniquité par l’exploitation du travail, se condamne elle-même avec éclat sitôt qu’on la considère, sous quelque angle que ce soit, avec un peu d’attention (à base de sentiment humain…) L’économiste constate que les autarchies sont dans l’impasse, que la libre-concurrence est morte, que les grands trusts font figure d’ennemis publics ; le philosophe et l’homme de la rue éprouvent la même angoisse à voir les États préparer la guerre en y consacrant des ressources qui, employées au profit de la collectivité, suffiraient à rendre vite le monde infiniment plus habitable ; le militant ouvrier songe aux coups de force, à l’étranglement des libertés, aux camps de concentration, – et songe à se battre. Autant d’aspects du même problème. L’enfant ne sera sauvé qu’avec nous tous.
Grande raison de nous pencher sur lui et de l’aider à vivre : car il nous aide alors à mieux travailler et combattre pour l’avenir.
24-25 avril 1937
La vieille querelle entre le socialisme scientifique – marxiste – et les écoles idéaliste et psychologique en histoire porte sur le rôle des idées dans le monde. « Les idées mènent le monde ! » (Mettez, si vous le préférez, à la place des idées, la foi, l’esprit.) À cette affirmation facile, le socialiste répond doucement qu’il faut être d’abord, pour penser : que l’homme ne saurait être qu’en société ; et que, dès lors, c’est sa condition d’être social qui forme son esprit et non l’inverse.
L’expérience de la société moderne nous confirme chaque jour dans cette vue marxiste tout à fait élémentaire. Ne voyons-nous pas les États totalitaires fabriquer délibérément et imposer avec succès – à la jeunesse tout au moins et à une grande partie des masses – les idéologies conformes à leurs besoins ? Le IIIe Reich impose ainsi le racisme et l’antisémitisme. L’Italie, son culte de l’État et de l’Empire. L’exemple italien est d’autant plus frappant que le fascisme professait avant la prise du pouvoir des idées fort différentes de celles qu’il impose aujourd’hui. Il commença, ce que l’on oublie trop, par se déclarer un « rassemblement des révolutionnaires ». Le mécanisme de la société moderne s’est à la fois simplifié et compliqué, comme toute machinerie. Compliqué dans son fonctionnement, simplifié dans son commandement. L’organisation de l’État suit ici la même évolution que celle de la technique. Il suffit de quelques ingénieurs pour surveiller et diriger le fonctionnement prodigieux d’une turbine électrique qui alimente en énergie toute une contrée. La machine est d’une complexité infinie : très simples sont les leviers de commande.
De même pour cette opération si délicate à première vue qu’est l’éducation des masses. Il suffit d’un ordre du service de presse d’Hitler ou de Mussolini pour créer ou détruire une réputation d’écrivain, répandre en une matinée quelque idée empoisonnée ou étouffer un mouvement spirituel naissant.
En URSS, où la propriété collective des moyens de production réalise un système beaucoup plus achevé, d’un fonctionnement plus net puisque l’État tient tous les leviers de commande de la production, règle à son gré la répartition du revenu national et contrôle minutieusement le marché, les ressorts de la vie intérieure des masses, s’ils ne sont pas tout à fait mis à nu, deviennent gouvernables et visibles plus que nulle part ailleurs. Et l’on voit l’éducation obéir à l’idéologie de l’État qui, à son tour, varie avec la politique, fonction elle-même de l’économique. Les récents événements, tels que l’élimination de la génération révolutionnaire, les procès de Moscou et l’abandon de la doctrine bolchevique des premiers temps s’expriment aujourd’hui dans l’ordre intellectuel par des faits vastes et nombreux, toujours voulus par le pouvoir et pour des raisons que l’on discerne fort bien.
À partir de 1935, sur un mot d’ordre du Comité central, le mot de patrie, disparu du vocabulaire révolutionnaire, reparaît de plus en plus fréquemment, et cela correspond aux succès (et aux besoins) de l’industrialisation dans le domaine des armements et au retour à la politique des alliances d’autrefois. Une pièce de théâtre, dans laquelle le poète officiel Demian Bedny* se moquait des paladins de la légende russe, était récemment retirée du répertoire, comme offensant le sentiment national 36. Elle eût été naguère admirée comme une satire dirigée contre le vieux patriotisme national des classes possédantes et inspirée de l’esprit rénovateur, internationaliste, des travailleurs… Jusqu’à ces temps derniers, une revue d’histoire intitulée La Lutte des classes paraissait à Moscou. Elle vient de changer de titre et d’idées et s’appellera désormais, plus modestement, La Revue historique. On comprend qu’il vaut mieux ne point parler de lutte des classes dans une société où grandit l’inégalité matérielle. L’historien Pokrovski*, auteur d’une Histoire de Russie tout à fait remarquable, en dépit d’un certain schématisme, le créateur de l’école marxiste dans ce domaine, enseigné hier encore dans les universités, est soumis à la plus acerbe critique et disparaît des programmes. Décédé il y a quelques années, il échappe aux ennuis personnels… Mais son collègue de l’Académie communiste, récemment dissoute du reste, Pasukanis*, jusqu’ici maître incontesté de l’enseignement du droit soviétique, vient d’être arrêté. Sa doctrine du droit serait entachée d’idées d’opposition. Il va sans dire que la philosophie du droit doit être adaptée aux besoins du régime en voie de création, et comme ce régime n’a plus ni les aspirations ni les orientations des premiers temps, de nouveaux maîtres s’imposent avec de nouvelles interprétations des idées…
Devons-nous, du fait que l’État moderne, et surtout l’État totalitaire, gouverne l’idéologie des peuples, tirer des conclusions pessimistes ? Il y a certes là de grands dangers. La fabrication des idéologies joue un rôle capital dans la préparation et la conduite de la guerre ; de même, elle contribue au maintien de régimes politiques rétrogrades ou contraires à l’intérêt de la communauté. Dans ces deux cas, son objet est de donner le change et il faut bien qu’elle exploite à la fois certains instincts, certains intérêts et le mensonge. Ne fermons pas les yeux sur la force redoutable des idées fabriquées ; mais que cette force ne nous fasse pas désespérer non plus…
En définitive se pose ici le problème de la technique. La technique maîtrisera-t-elle l’homme et le conduira-t-elle où il ne voudrait pas aller, comme le craint un Duhamel 37 ? Restera-t-elle, avec l’appareil de l’État, au service de minorités intéressées à tromper les majorités ? Nous n’avons aucune raison de le croire. Nous avons, au contraire, tout lieu de penser que l’homme, créateur de la technique et qui par la technique domine la nature, s’évade de la bête, finira, bientôt peut-être, par apprendre à la diriger au profit de tous. Ce jour-là, l’éducation et l’idéologie, mises au service de la vérité et non plus d’intérêts particuliers, retrouveront les chemins d’une liberté nouvelle, puissante et féconde. L’État totalitaire, détruit ou résorbé dans la collectivité, aura vécu. Utopie ? Songez combien, malgré ses cruautés, ses déceptions, ses faillites, le temps présent réalise d’utopies d’hier. L’histoire n’est pas pressée ; elle va vite tout de même.
8-9 mai 1937
Les foules chantantes du 1er Mai s’écoulaient lentement, sans fin semblait-il, par les boulevards de Paris. Les Métaux passaient par usines, avec leurs drapeaux. La puissance et la joie émanaient de ces masses en mouvement. Le temps travaille pour nous. Dans ces mêmes rues, il y a vingt-cinq ans, j’assistais à d’autres manifestations de mai. C’était l’époque où le préfet Lépine faisait régulièrement assommer les manifestants par ses brigades centrales. La garde républicaine montée balayait en carrousel la place de la République. Jour des gueules cassées. Pour avoir tiré un coup de revolver contre des brutes qui piétinaient une femme, quelque pauvre jeune copain s’en irait bientôt au bagne. Les drapeaux rouges étaient interdits. On travaillait dix heures par jour et six jours sur sept…
Il me fallait ces souvenirs et ces pensées pour accepter ce calme premier mai, trop ensoleillé, trop fleuri, trop joyeux peut-être, pendant qu’à moins d’une journée de voyage – quelques heures d’avion – l’Espagne est couverte de sang, pendant que des vaincus tournent en rond, sans espoir, dans les camps de concentration d’Allemagne, pendant qu’au pays même de notre révolution victorieuse tant de vieux révolutionnaires soutiennent dans les prisons, pour leur foi socialiste, de si sombres luttes… Et des jeunes militants distribuaient de petites feuilles encadrées de noir annonçant la mort d’Antonio Gramsci dans une infirmerie pénitentiaire d’Italie…
Nous suivions ensemble, en 1925, à Vienne, la manifestation communiste du 1er Mai 38. Depuis, son nom m’est revenu d’année en année du fond des geôles fascistes. Et le voilà parti, vieux camarade, après neuf années de résistance stoïque. Il avait depuis longtemps accepté cette mort – ou toute autre, lui qui, après Matteoti, demeura à Rome, député comme lui, menacé comme lui –, lui, infirme et débile, mais armé d’une intelligence aiguë et d’un courage sans défaut… À la fin, ils l’ont tué.
C’est un vrai grand nom de l’Internationale communiste des premiers temps qui s’en va avec cette pauvre dépouille enterrée dans un pénitencier fasciste. Jusqu’à sa dernière heure, venue le 27 avril, Antonio Gramsci est demeuré le leader en titre du PC d’Italie. Emprisonné avec Umberto Terracini* et quelques autres militants de cette trempe depuis le 5 juin 1928, la geôle l’avait maintenu à l’écart des luttes de tendances qui ont ravagé l’IC, provoquant presque partout l’élimination des hommes de sa génération et de sa valeur. J’ai tout lieu de penser qu’il savait ce qu’il faisait en choisissant autrefois entre l’exil (ses divisions sans fin, ses amères petites luttes souvent démoralisantes) et l’action illégale dans son pays. L’action illégale pour Antonio Gramsci que sa difformité et son beau visage au grand front rendaient reconnaissable du premier coup d’œil ! En l’acceptant, il acceptait sa perte, sachant bien que ce serait bientôt vingt ou trente ans de réclusion. Il pensait que sa place de chef était là, dans une cellule, resterait là jusqu’à sa mort ou la mort du régime. Il faut donner l’exemple. Dire encore non à l’État totalitaire sous les dalles de ses oubliettes. Maintenir dans ces ténèbres la flamme de l’inévitable révolution… Car le fascisme creuse – et profonde ! – sa propre fosse.
Nous nous rencontrâmes souvent au cours des années 1924-1925. Vienne socialiste lui offrait alors un asile momentané. Il vivait très pauvrement, seul, dans une chambre d’étudiant. Perpétuel étudiant, d’ailleurs. J’aimais à l’entendre parler de son enfance misérable, du peuple de son pays, des dignitaires du fascisme qu’il savait déshabiller en quelques mots impayablement railleurs. Nous nous interrogions avec anxiété sur les destinées de la révolution russe. Gramsci voyait très clair. Nourri de vraie culture marxiste, saisissant à fond, au-delà des formules, la réalité.
Il portait une lourde tête au front bosselé, haut et large, au regard aiguisé, sur un pauvre corps difforme, carré d’épaules, cassé en avant, bossu. Ses mains grêles et fines avaient dans le geste un étrange charme. Assez maladroit dans le petit train-train de l’existence quotidienne, se perdant dans les rues familières, distrait, insoucieux de la commodité du gîte ou de la qualité du repas, qu’il était pourtant fortement et malicieusement de ce bas monde – mais bien au-dessus des choses basses ! Véritable intelligence italienne, c’est-à-dire infiniment déliée, rompue d’instinct à la dialectique, prompte à déceler le faux pour s’en moquer, pour le tuer – car il était profondément honnête – d’un trait d’ironie…
Indigence des mots ! Comment esquisser un tel portrait devant une tombe fraîchement comblée ? Comment dire ce que nous perdons – et ce qui nous reste d’imperdable – quand la mort éteint derrière des fenêtres à barreaux tant d’âme, de grandeur, de dévouement ? La force même du sentiment vous réduit à une sorte d’impuissance.
Adieu, camarade, adieu.
1er-2 mai 1937
S’il n’avait été que l’auteur de l’« Internationale », Eugène Pottier mériterait déjà une grande place dans nos mémoires. Mais il fut, à la vérité, un admirable porte-parole du prolétariat français. Combattant de 1848 et de la Commune, ce n’est pas le hasard, c’est une logique sociale d’une rare justesse qui fit de lui le créateur de l’hymne ouvrier.
J’ai là ses Chants révolutionnaires 39, que l’on vient de rééditer (l’excellente idée !) et je vous assure qu’aux jours anniversaires de la Commune, pendant la guerre civile d’Espagne, ils ont, ces chants, le plus bel accent de force et de fierté ouvrières. Je n’en connais pas d’autres, en langue française, qui aient cette allure ; ils me font penser aux chants des révolutionnaires russes…
Une lettre de Pottier à Lafargue raconte brièvement sa vie. « Né à Paris en 1816. À treize ans, je fus apprenti chez mon père établi rue Sainte-Anne… J’appris seul les règles de la versification dans une vieille grammaire de Restaud, découverte dans les moisissures d’une armoire condamnée… » Voici pour l’adolescence. Et voici pour l’homme : il est d’une telle discrétion qu’on en sourit : « Je ne fis jamais, à proprement parler, de politique militante, sauf en juin 1848 où je faillis être fusillé… » Élu, plus tard, à la Commune, « à l’entrée des Versaillais, après la prise de la mairie (du IIe arrondissement), je me repliai sur le XIe, où je passai les derniers jours de lutte avec Ferré, Lefrançais*, Vaillant, Varlin et Delescluze. » En bonne compagnie, parmi les plus braves, Delescluze se fit tuer pour ne pas survivre à la défaite. Varlin et Ferré allaient être fusillés. Pottier réussit à s’échapper, gagna la Belgique. Et il put résumer, plus tard, sa vie en ces termes : « Manque perpétuel du pain et du temps. »
Et puis que les amateurs de pure littérature viennent nous dire que Théophile Gautier eut la rime plus riche, plus originale, plus … tout ce que vous voudrez ! Je ne sais pas si Pottier fut poète au sens conventionnel du mot, je suis sûr qu’il ne fut pas homme de lettres. Simplement, un ouvrier de Paris au temps des grandes batailles sociales ; un ouvrier qui, pour ses compagnons de lutte, trouva des strophes inoubliables. Claires, directes, martelées, si bien que l’on croirait entendre le pas d’une patrouille – en blouses – sur le pavé.
Devant toi, misère sauvage,
Devant toi, pesant esclavage,
L’insurgé
Se dresse, le fusil chargé !
Nul n’a mieux exprimé la douleur et la grandeur de la Commune. Et chaque vers de ses strophes rend aujourd’hui, en avril 1937, un son plein… Parcourrez une feuille réactionnaire à la page d’insultes consacrée aux marxistes et aux anarchistes d’Espagne puis relisez ceci :
Quels lâches, que ces meneurs,
Ils ont gagné la frontière.
C’étaient tous des souteneurs
Et des rôdeurs de barrière,
Des joueurs de vielle et des vidangeurs.
Que d’argent trouvé sur ces égorgeurs !
C’est vingt millions qu’emportaient Millière,
Enfin Delescluze était un forçat.
Fusillez-moi ça !
Fusillez-moi ça !
Pour l’amour de Dieu, fusillez-moi ça !
Rochefort a raison d’écrire :
« Après les massacres de 1871, le vieux combattant a senti la poudre et tout le sang répandu lui est remonté à la gorge. Ah ! les Versaillais peuvent être tranquilles. Leur mémoire ne périra pas. Ils ont trouvé leur Juvénal. »
Ici fut l’abattoir, le charnier ! Les victimes
Roulaient de ce mur d’angle à la grand’fosse en bas.
Les bouchers tassaient là tous nos morts anonymes,
Sans prévoir l’avenir que l’on n’enterre pas.
Pendant quinze ans, Paris, fidèle camarade,
Déposa sa couronne au champ des massacrés.
Qu’on élève une barricade
Pour monument aux Fédérés !
La satire de Pottier trouve des formules définitives d’une belle brutalité. Voici la guerre :
Souffleté, l’Évangile émigre,
Les apôtres s’en vont bernés,
Ô patrie ! un reste de tigre
Rugit dans tous les « cœurs bien nés » !
On chauffe à blanc votre colère,
Peuples sans solidarité,
Mis au régime cellulaire
De la nationalité.
L’obus déchire la nuit noire,
Le feu dévore la cité ;
Le sang est tiré… Viens le boire !
Toi, qu’on nomme l’Humanité !
Je voudrais tant citer que chaque ligne de commentaire me coûte…
A-t-elle vieilli l’étonnante chanson de Jean Misère :
Décharné, de haillons vêtu,
Fou de fièvre, au coin d’une impasse,
Jean Misère s’est abattu.
« Douleur, dit-il, n’es-tu pas lasse ? »
Ah ! mais…
Ça ne finira donc jamais ?Malheur ! Ils nous font la leçon,
Ils prêchent l’ordre et la famille ;
Leur guerre a tué mon garçon,
Leur luxe a débauché ma fille !
Ah ! mais…
Ça ne finira donc jamais ?
Comme tous les vrais révolutionnaires, le poète, pourtant, ne désespérait point. Devant les tombes mêmes, il savait retrouver en lui-même la confiance des forts. Deux mois après la semaine sanglante, réfugié à Gravesend, il écrivait ces strophes-ci :
La mort a fait double saignée :
Guerre civile, invasion,
Toute la nature indignée
Doit se tordre en convulsions.
J’ai soif de sa haine robuste,
Soif d’un chaos diluvien.
Eh quoi ! toujours ton calme auguste…
Ô foret, tu ne sais donc rien ?On a mitraillé les guenilles,
La misère étant un forfait…Quoi, toujours empourprer les cimes…
Ô soleil, tu ne sais donc rien ?Le bourgeois succède au Prussien.
Quoi, toujours ton brouillard de fée,
Lointain bleu, tu ne sais donc rien ?
Et se donnait, tout à coup, cette réponse à lui-même :
C’est naissance et non funérailles,
Répond la sombre humanité.
Ne vois-tu pas que mes entrailles
Vont enfanter l’égalité ?
Éponge le sang qui nous couvre,
L’enfant de ma chair, c’est le tien !
Quoi ! Douter ? Lorsque mon flanc s’ouvre,
Ô penseur, tu ne sais donc rien ?
Prenons congé, sur cet acte de foi, du poète et du communard. Il dit vrai puisqu’un demi-siècle plus tard, sa parole est parmi nous si vivante qu’elle pourrait être celle d’un marin de Cronstadt ou d’un milicien de la Guadalajara.
15-16 mai 1937
La guerre des Espagnes ouvrière et fasciste nous avait déjà rappelé cette vieille vérité que les guerres sociales sont plus inhumaines que les guerres d’États. Il arrive, dans les guerres d’États, que les peuples se battent à contrecœur, travailleurs contre travailleurs, pour des intérêts au fond étrangers aux uns et aux autres puisqu’ils sont principalement ceux des classes possédantes. Dans les guerres sociales, par contre, les riches défendent ce qui fait leur raison d’être, ce qui leur tient beaucoup plus à cœur, certes, que la vie des pauvres : leur richesse. Les pauvres défendent leur vie, car les privilèges ne peuvent être maintenus ou restaurés que par des saignées suffisamment grandes pour anémier profondément les couches les plus nombreuses de la population. Au début de la sédition nationaliste, le général Franco estimait qu’il faudrait mettre à mort environ un million d’ouvriers espagnols ; et ce « grand patriote » que d’impayables fascistes (impayables quoique bien payés n’en doutez pas) nous présentent comme mû par l’amour de son pays, s’est mis à l’œuvre. On évalue à plus de deux cent mille aujourd’hui les victimes du nationalisme fasciste. La destruction de Guernica, la tentative de mise à mort de tout un petit peuple, le peuple basque, nullement révolutionnaire au surplus et même très catholique, ajoutent à l’horreur sans nom de cette entreprise d’assassinat d’une nation.
Elle se perpètre, selon l’usage, au nom des grands idéaux. J’imagine, pour la beauté parfaite des choses, des évèques bénissant les trimoteurs allemands du général Franco avant le bombardement de Guernica… Il ne faut cependant ni beaucoup d’intelligence ni même une connaissance approfondie du matérialisme historique pour déchirer le voile, assez transparent, qui dissimule les mobiles du crime. Et comme on nous accuse trop volontiers, nous, marxistes, d’interpréter l’histoire d’une façon trop dépourvue de psychologie et d’idéalisme (— oui, monsieur !) ; je suis bien aise de pouvoir citer ici une fort intéressante étude de la New Statesman and Nation, revue londonienne teintée d’un libéralisme de bon aloi mais, heureusement, très informée de certaines questions de mines, minerais, crédits, hausse et baisse de titres…
Pourquoi s’est-on battu avec tant d’acharnement autour de Cordoue, en Andalousie ? Parce que les nationalistes tiennent à garder à tout prix en leur possession les mines de mercure d’Almadena. Comment s’explique l’intervention allemande en Espagne ? Par les richesses minières de la péninsule, richesses sur lesquelles les généraux ont sagement mis la main dès le début de leur mauvais coup. Les régions d’Oviedo et de Vigo produisent du minerai de fer en abondance ; la Biscaye aussi. Les mines de cuivre avoisinant Huelva sont les plus riches de l’Europe. La « Pennaroya » produit du plomb. « L’Espagne produit aussi de l’argent, de l’étain, du zinc, des pyrites, du wolfram, du manganèse… » Belle proie pour les rapaces totalitaires… Sous le cabinet Lerroux, les trusts de la chimie et de la métallurgie allemande crurent mettre la main sur les trésors qu’ils convoitaient ; mais la victoire électorale du Front populaire compromit toute leur entreprise.
Au début de la guerre civile « l’Allemagne envoya à Franco plusieurs transports d’armes et de munitions. Ses cargos repartirent en emportant 800 000 tonnes de minerais de fer. L’Allemagne fut littéralement sauvée par cette opération, car elle ne pouvait […] acheter des minerais à l’étranger… elle acquit ainsi la possibilité de continuer ses armements… » Jusqu’à ce jour, tout le minerai du Riff lui est réservé, et elle le paie en armes et munitions. Et le tout est soldé en réalité par le sang des travailleurs d’Espagne, pour mieux maintenir sous le joug les travailleurs d’Allemagne et nous préparer à tous une guerre européenne où pourrait sombrer la civilisation…
L’économiste anglais qui nous suggère ces conclusions reconnaît du reste que les capitalistes allemands n’ont pas le monopole de ces considérations matérielles. La politique de non-intervention, à revers du blocus de l’Espagne républicaine, imposée en réalité à la France par le cabinet Baldwin a des dessous tout aussi visibles. Les mines de cuivre de Rio-Tinto (Huelva) appartiennent à une société britannique ; sous le pouvoir du Front populaire, leurs actions avaient fortement baissé à la Bourse de Londres. Les hommes d’affaires redoutaient sans doute la répercussion des lois sociales projetées sur les frais d’exploitation et, plus encore, les desseins de nationalisation que pouvaient nourrir marxistes et anarchistes… Depuis que la région de Rio-Tinto a été occupée par les fascistes, ces actions ont subi une hausse remarquable, bien que le cuivre extrait des mines soit vendu en Allemagne à des conditions apparemment désavantageuses…
(Où l’on voit une société britannique approvisionner l’Allemagne – qui s’arme contre la Grande-Bretagne – en minerais de première importance… L’argent n’a pas d’odeur ; et la seule internationale dangereuse pour l’humanité est celle des financiers…)
Je crois pouvoir ajouter à ces renseignements une observation de date toute récente. L’émotion provoquée en Angleterre par le bombardement de Guernica et l’offensive sur Bilbao a été très grande et très bien exploitée par la presse. N’est-ce pas le moment de se souvenir que les mines de l’Euskadi sont en majeure partie contrôlées par des sociétés britanniques ? Dès lors, l’occupation de Bilbao par des troupes nationalistes commandées en réalité par des États-majors allemands et italiens pourrait avoir de fâcheuses conséquences pour les intérêts anglais… Et nous voyons des archevêques anglicans, que les massacres de Badajoz et de Malaga avaient laissé indifférents, que les exécutions de prêtres basques par les phalangistes n’avaient pu troubler, s’émouvoir du bombardement de Guernica…
22-23 mai 1937
« Quelle ville triste, ce Paris, me disait-elle. Grise et sans joie, sans raisons de vivre. On y est affairé, pressé, bousculé : chacun suit son petit chemin compliqué à la recherche de l’argent, du pain, de l’amour et d’un tas de choses inutiles… Je ne suis pas religieuse, vous le savez, mais je trouve que la futilité de cette vie-là saute trop aux yeux. Parce qu’elle manque de joie. »
Nous étions pourtant dans un des plus beaux jardins de Paris, peuplé de jeunesse et d’intelligence. Cette camarade venait de franchir une frontière de feu : arrivée la veille d’Espagne, partie l’avant-veille du front de Madrid : un abri en sacs de terre, au milieu d’arbres mutilés, verdoyants tout de même, aux abords de la Cité universitaire. Entre les sacs de terre un téléphone…
Elle devina sans doute que j’allais lui répondre.
« Ne pensez pas que je suis injuste envers Paris. Mais je suis juste envers la révolution. Vous souvenez-vous de ce que c’est qu’une révolution vivante, vous qui connaissez si bien une révolution éteinte ? Madrid déchirée par les obus, Madrid en deuil, en sang, vit, je vous assure, avec une ardeur saine, une liberté intérieure, une faculté de trouver de la joie au plus fort de la douleur que je ne retrouve pas ici… Toute l’Espagne sent qu’on ne reviendra plus jamais au point de départ… Les journaux publient des annonces comme celle-ci : “Antonio Martínez recherche sa femme et sa fille Mercedes, quatre ans…” Il se peut bien qu’Antonio Martínez ne retrouve plus sa femme et sa fille ; mais si vous le voyez vivre dans la tranchée ou dans quelque caserne Lénine ou Durruti, tout dévoré de souffrance qu’il est, vous vous étonnez de découvrir chez ce petit briquetier andalou un camarade étonnant d’entrain à vivre, à se dévouer, à découvrir un monde implacable qu’il faut tout de même conquérir… Les Martínez se sauvaient dans les premiers combats, sous le feu de l’artillerie. Il n’y a pas de miliciens qui, dans cette guerre, ne se soient sauvés plusieurs fois. Idiots, ceux qui les ont traités de lâches ! Je voudrais bien les voir eux-mêmes, pris au sortir d’un café sous une rafale de mitraille. Le courage s’apprend, le mépris de la mort n’existe pas. Le vrai courage a peur de la mort, parce que le vrai courage est un désir de vivre et de vaincre. L’éducation militaire réussit à inculquer un courage de parade et de volonté à de jeunes gens dressés dès l’adolescence et l’on voit un jour les Saint-Cyriens 40 marcher, gantés de blanc, sur des mitrailleuses allemandes. Nous n’avons pas besoin de ces effets-là, camarade. Notre courage est plébéien, prolétarien. C’est celui des travailleurs qui se battent par nécessité pour vivre et non pour se faire tuer. Le risque, ils l’acceptent, la peine ne leur fait pas peur, la douleur non plus, la mort moins encore… Mais ils veulent vivre. Si on craint quelque chose, profondément, c’est plutôt la mauvaise blessure, la mutilation. Et encore : le massacre des proches. En ce sens-là, les fascistes ont commis de grandes fautes quand ils ont bombardé les villes : le massacre des enfants trempe le courage des hommes…
— Garderons-nous Madrid ? » demandai-je.
Il y eut dans sa voix une sorte de réprobation.
« Les villes qu’on veut défendre sont imprenables. Si l’on avait su vouloir à ce moment, ils n’auraient pris ni Irun, ni Saint-Sébastien 41, ni Tolède. Ni Malaga 42, livrée par la trahison et l’incurie. Madrid ne sera jamais prise si on veut vraiment la défendre. La preuve en est faite.
» … Gagnerons-nous la guerre ? Nous devons la gagner. Je suis moins sûre que nous gagnions la révolution. C’est là le grand problème qui peut nous valoir de terribles déchirements. Il est certain qu’on ne pourra plus reprendre aux paysans les terres qu’ils ont occupées et cultivent. Certain qu’il faudrait d’effroyables saignées pour arracher aux ouvriers les droits qu’ils ont acquis en fait dans la production. Songez qu’en Catalogne la plupart des entreprises sont socialisées et gérées par les syndicats. (À Valence, il est vrai, on a fait peu de choses dans ce sens ; et en Euskadi, rien). Les uns, donc, veulent pousser les conquêtes de la révolution, disant que les travailleurs ne fourniront pour la guerre victorieuse un effort total que s’ils ont la certitude d’y gagner quelque chose. Les autres – ce sont surtout les libéraux et les communistes officiels – soutiennent qu’il faut gagner la guerre avant de parler de transformations sociales… Mais tout le monde convient qu’on ne peut pas revenir au passé, c’est-à-dire au régime antérieur au 19 juillet 1936. La démocratie espagnole sera tout autre… »
J’hésitai un moment à poser la question qui me tenait à cœur ; mais le visage que j’avais devant moi était si calme, si ferme, avec son modelé d’usure et de fatigue, que je me hasardai :
« Comment Pepe a-t-il péri ?
— Pepe ?… Il faut vous dire que mon mari était en tout très consciencieux. Voulait-il tailler un bout de bois ? Ce devait être à la perfection… Comme nous étions les plus instruits d’un bataillon improvisé tout au début, nous prîmes ensemble le commandement, sur la demande des camarades, bien entendu. Lui, commandant, moi, son second. Les hommes ne savaient pas se battre, fort peu d’entre eux avaient passé par le service militaire. Pleins de bonne volonté, ils lâchaient pied tout de même, au premier copain qu’ils voyaient tomber. Alors, pour donner l’exemple, Pepe qui devait bien maîtriser ses nerfs, puisqu’il était le chef, marchait toujours le premier. Après, il était rompu de fatigue. La détente nerveuse, me disait-il. Eh bien, dans trois ou quatre opérations, il s’était beaucoup exposé avec la chance d’en sortir indemne. Nous reçûmes l’ordre d’attaquer une position bien fortifiée. Pepe me dit : “Cette fois encore, il faut que je parte avec les premiers ; tu comprends, il faut ça pour que j’acquière l’autorité nécessaire. Après ce coup-ci, je pense que je pourrai commander avec la certitude d’être obéi…” Il fut tué tout au début de l’engagement, il fut le seul tué ce jour-là, car la position était inabordable de ce côté… J’ai dû prendre le commandement à sa place… Et c’est pourquoi il faut que je reparte dans quelques jours…
Vraiment, Paris m’attriste trop. Ah, je vois mieux pourquoi à cet instant. Comment tous ces gens peuvent-ils vivre de leur vie coutumière sans songer qu’un peuple entier s’exalte, souffre, saigne, meurt et renaît, à côté d’eux ? Voilà ce que je ne peux pas comprendre… »
29-30 mai 1937
Que cette épopée se soit déroulée loin de nous, n’en diminue ni la grandeur ni l’importance significative. Depuis 1928, des armées communistes [résistent victorieusement 43], au cœur de la Chine, à la dictature du Kuo-Min-Tang 44, parti national bourgeois. Depuis 1928, des républiques soviétiques existaient là-bas, sur lesquelles la presse communiste de tous les pays nous donnait quelquefois d’étonnantes informations. Les journaux de Moscou, et, avec eux, L’Humanité comme toutes les autres feuilles de même inspiration, publiaient, il n’y a pas longtemps – trois ans si je ne me trompe – que la Chine soviétique, peuplée de plus de quarante millions d’habitants, occupait un territoire plus vaste que la France. Et c’était peut-être vrai, la Chine tout entière étant en somme un continent plus grand que l’Europe.
Toujours est-il que, sur une directive de Moscou, après la défaite de l’insurrection de Canton de novembre 1927, les communistes chinois battus, dans les grands centres, se retirent dans des régions montagneuses, y commencent la guerre des partisans, y soulèvent les paysans, y forment des républiques soviétiques. Saura-t-on jamais quel héroïsme se dépensa dans ces luttes ? Quel tenace effort d’organisation y fut poursuivi ? Un régime copié sur le système russe, avec des formations de parti, de jeunesses, de femmes, de pionniers, des écoles politiques, un Guépéou (et qui se comporta comme le vrai, par ordre, contre les mêmes éléments), s’installait, vivait, réveillait les masses. On vient de publier en français le livre d’Agnes Smedley, La Chine rouge en marche, plein de pages bouleversantes sur ces sujets 46. J’ai feuilleté en URSS les recueils de lois et décrets de la Chine soviétique, du plus haut intérêt…
En 1935, après l’entrée de l’URSS dans la Société des Nations, un grand changement s’accomplit. Les armées rouges commandées depuis huit ans par Mao Tsé-toung évacuent les régions peuplées du centre, abandonnent les territoires soviétisés et se retirent vers les steppes de l’intérieur, puis vers le nord, tendant à se rapprocher de la Mongolie (soviétique 47). Ce n’est pas sans briser des cercles de fer qu’elles franchissent ainsi des milliers de kilomètres. Il n’y a plus de Chine soviétique, il n’y a plus que des armées communistes errantes, accomplissant une vaste manœuvre, malaisée à comprendre.
Aujourd’hui la manœuvre semble finie et avec elle l’épopée. Les armées rouges de la Chine viennent d’être licenciées après dix années de combats ininterrompus. Exécutant les directives de l’Internationale communiste sur la conversion aux fronts populaires et passant de la lutte des classes à la formation de fronts nationaux contre les adversaires probables de l’URSS dans une guerre possible, les communistes chinois font, à partir de fin 1936, des ouvertures de paix au Kuo-Min-Tang. En février dernier, le Comité central de ce parti formule ses exigences :
« 1. Licenciement de l’Armée rouge ;
2. Liquidation des Soviets ;
3. Cessation de la propagande communiste ;
4. Abandon de la doctrine de lutte des classes ».
En d’autres termes, capitulation complète. Des négociations s’engagent sur cette base avec le Comité central du parti communiste chinois qui obtient quelques satisfactions médiocres. Il réclame les libertés de parole, de presse et de réunion et les obtient « sauf pour la propagande communiste » ! Il demande l’amnistie pour les prisonniers politiques et l’obtient « pour ceux qui font preuve de repentir ». Il demande un congrès national et en obtient la promesse ; mais c’est le parti du dictateur Tchang Kaï-chek qui organisera le congrès : il demande l’organisation de la résistance contre le Japon et obtient à ce sujet le renouvellement des assurances coutumières…
L’accord est virtuellement conclu. Le général Tchang Kaï-chek devient, pour les communistes qu’il fit décapiter par milliers, le « Libérateur » et le « Pacificateur ». Aux dernières nouvelles, les armées rouges de Chine seraient en voie de réorganisation et d’incorporation dans les forces régulières du gouvernement de Nankin.
Le parti communiste changera de nom si ce n’est fait à cette heure, pour que le mot communiste disparaisse de toute propagande…
Le Shanghai Evening Post, journal américain, écrivait le 8 janvier : « Le gouvernement national est contre le communisme, mais si les communistes se déclarent aussi contre le communisme, l’unanimité est possible… » Un autre numéro du même journal constate avec satisfaction que « les ex-communistes ont renoncé à tout leur programme… » Les Soviets chinois ont vécu. L’épopée est finie.
5-6 juin 1937
L’exploitation capitaliste ne revêt nulle part des formes aussi monstrueuses qu’aux colonies. Tout est permis contre l’indigène. La dureté patronale s’aggrave de mépris pour la race inférieure des vaincus. L’arbitraire administratif, l’inexistence des libertés démocratiques, le désir, chez l’Européen, de bâtir des fortunes faciles contribuent à perpétuer des régimes passablement infernaux… Il a fallu des siècles aux pays les plus civilisés pour en arriver à des modes de colonisation qui ne soient pas exclusivement fondés sur la chicotte, le sabre, le revolver… Tout cela, le drame inqualifiable de Métlaoui l’eût rappelé à l’opinion ouvrière, si le temps présent n’était si noir. Un petit massacre d’indigènes, dans un coin perdu de la Tunisie, n’a pas grande importance évidemment, au moment où, sous l’égide d’un Comité de non-intervention, deux États totalitaires versent à flots le sang de l’Espagne. Efforçons-nous pourtant de ne rien oublier. Nous dressons le compte des iniquités. Nous mettons ce monde en accusation. Et comme les problèmes de cette importance se tiennent de très près (à preuve le rôle des Marocains dans la guerre d’Espagne), saisissons la bonne occasion de jeter quelque lumière dans un coin noir…
Dans les premiers jours de mars, une grève éclate aux mines de phosphates de Métlaoui, dans le Sud-Ouest tunisien. Grève purement économique provoquée par une exploitation inhumaine : les travailleurs des mines exigent l’application de la journée de huit heures ! Le 4 mars, au matin, la direction de la mine et l’autorité locale tiennent un véritable conseil de guerre. Notez que nous sommes en présence de réactionnaires fieffés forts contents de créer dans le protectorat de gros ennuis au gouvernement du Front populaire. Faire tirer sur des grévistes afin que la responsabilité du crime retombe sur un gouvernement à direction socialiste, n’est-ce pas l’habileté suprême ? Terroriser la population sur place, discréditer le cabinet Blum à Paris, ce sera faire d’une pierre deux coups. Un colonel amène 42 gendarmes, le contrôleur civil a amené ses spahis. La mine en état de siège. Pas un incident ne s’est encore produit quand ces autorités, prévoyantes, donnent l’ordre au service médical de préparer les brancards, les lits, les instruments de chirurgie. Les fonctionnaires chargés du maintien de l’ordre savent que cela servira. Ils ont leurs idées là-dessus. Quand tout est prêt, on ferme les principales issues de la cour et on commande le feu. Voyez comme il est simple de rétablir l’ordre. Les grévistes surpris et affolés se sauvent. On continue à tirer dessus. Cela fait 17 morts et 34 blessés, dont 11 ont reçu plusieurs blessures.
(Précisons que, du côté de la troupe, un officier a reçu un coup de bâton, un gendarme a été légèrement blessé par le ricochet d’une balle tirée par un de ses camarades, un gendarme s’est fracturé la jambe en poursuivant un gréviste, un autre a reçu un coup à la cuisse… C’est tout.)
Les autorités tentent ensuite de faire décorer par le bey les 42 gendarmes qui se sont ainsi distingués. Le bey refuse, ne tenant pas à se faire exécrer de ses sujets 48.
S’il y avait, après ces choses, une opinion capable de réagir, le simple mais bouleversant article que vient d’écrire Emmanuel Mounier, « Retour de Tunisie » (dans le n° 56 d’Esprit, mai 49) n’aurait pas eu un retentissement moindre qu’autrefois le Voyage au Congo d’André Gide 50. La meilleure explication du drame de Métlaoui, je la trouve en réalité chez Mounier. Lisons : « Le premier mal de la Tunisie, celui dont en effet les conséquences les plus violentes pourraient un jour sortir, celui qu’on accuse les politiciens d’inventer de toutes pièces, est une misère affreuse. » Mounier la raconte chiffres à l’appui. De ces chiffres émane un sentiment d’effroi… Conclusions : « On estime à 15 francs par jour le salaire simplement vital d’une famille moyenne de ce pays, trois enfants… L’ouvrier des huileries du Sahel gagnait, en juin 1936, 6 francs par jour pour 12 heures de travail de jour et de nuit… » Passons sur l’impôt. Passons sur l’usure. Passons sur les détails qui signifient l’oppression, la crasse, la faim, le désespoir… « Il ne faut pas s’étonner que, dans ces conditions, les médecins estiment à 2 500 000 le nombre de sous-alimentés dans le pays. Des hommes meurent lentement de faim par centaines de mille en Tunisie. » Deux millions cinq cent mille affamés, cela doit faire (je n’ai pas de statistiques sous la main) entre la moitié et le tiers de la population indigène d’un des plus beaux pays méditerranéens… « Les capitalistes cependant gardent leur bonne humeur. La Tunisie n’est pas pour eux un peuple d’hommes, elle est un pays d’exportation… Ils n’ont pas une mentalité d’empire, ils ont une mentalité de comptoirs. » Cher Emmanuel Mounier, laissez-moi vous dire qu’ils ont, ces capitalistes, une mentalité capitaliste, tout bonnement. Je sais bien que, m’entendant parler ainsi, vous allez me reprocher, tout au moins en votre for intérieur, de verser dans le schématisme marxiste. Et vous aurez tort. Toute connaissance se réduit à des formules ou schémas, pour la commodité de l’intellect. La connaissance du mécanisme de l’exploitation moderne de l’homme par l’homme, telle que nous la devons à Marx, nous permet de comprendre à fond le comptoir, l’homme du comptoir, ses compères l’administrateur et le fusilleur et, d’autre part, l’indigène, la condition de l’indigène. Vous-même, quand vous donnez cette sobre analyse de la misère tunisienne, vous attestez avoir beaucoup appris à l’école de Marx…
Dans l’empire colonial de la France, la Tunisie, située au cœur de la Méditerranée, voisine de la Tripolitaine italienne 51, comptant au sein de sa population une forte minorité italienne, peut être appelée à jouer un rôle de premier plan. Les durs bourgeois qui, pour persévérer dans l’enrichissement, lui infligent ce traitement, accumulent contre leur classe, contre leur pays, contre la civilisation tout entière, des explosifs d’une puissance insoupçonnée…
12-13 juin 1937
Les cafés de Montparnasse flambent doucement dans la nuit d’été. Que d’intelligence s’y consume stérilement aux terrasses du boulevard, en propos alertes, vains, parfois profonds. Celui-là se drogue. Celui-ci a un fameux talent, mais… Cet autre s’ingénie à vivre de cafés crème et de croissants, avec un grand roman dans la tête qu’il n’écrira point. Des étrangers viennent s’asseoir en curieux au milieu de cette ardente et un peu désolante foule. L’air d’ici a une vibration énervante et charmante à la fois. On y est aux confins de plusieurs mondes, – mais de nul monde peut-être l’on n’y est plus loin que de celui du travail. J’écoute un poète exposer que son groupe admet la dictature du prolétariat, – et je pense tout à coup à Constant Malva*, poète lui aussi, mais plus encore mineur du Borinage. Pour celui-là du moins, le mot prolétariat n’est pas littérature, – ah non !
Écartons-nous, traversons ce singulier quartier de la Gaîté où règne dans l’éclairage des bistros et des cinémas une dure gaîté industrielle. Les rires, au sortir des dancings, ont quelque chose d’hystérique et de mécanique. Allons-nous-en. Cinq minutes de marche, franchie l’avenue du Maine, et nous voici dans une rue du vieux Paris populeux, devant des fenêtres timidement éclairées à l’intérieur. La façade est pauvre, discrète. On lit au-dessus de la porte : Musée du soir. C’est ici. Entrons.
Peu d’importuns viennent ici, l’on est à peu près sûr d’être entre soi. Entre copains. L’Union des syndicats de la Seine paie le loyer de ce local à un groupe d’écrivains et de lecteurs ouvriers pour qu’ils soient chez eux. Ce n’est qu’une pièce, tapissée de gravures et de photos, où toute la muraille du fond est prise par la bibliothèque. Les publications d’avant-garde surchargent une grande table. Voici de jeunes visages, de jeunes voix parisiennes, une rude face de cosaque, plus de sel que de poivre dans la moustache (et c’est quelqu’un, ce vieil ouvrier qui fit de rudes besognes sous la révolution russe, tint le plus tragique pouvoir en mains avant de subir la persécution, de s’évader et de reprendre, dans les chantiers de Paris, les outils de sa jeunesse), voici l’animateur de bien des mouvements qui se raccrochent les uns aux autres depuis dix ans et plus autour d’une idée vivace : celle de la littérature prolétarienne. Henry Poulaille* a le physique et l’allure d’un gars du faubourg 52. Homme de lettres ? Ne vous fichez pas de lui, hein, il vous servirait vite des mots de Cambronne en cascades. Et pourtant, c’est là le paradoxe, écrivain si authentique qu’il est le seul de sa sorte, à vrai dire. Après avoir passé par le roman comme il en faut, émouvant et attachant plus qu’à souhait, avec Ils étaient quatre (ça date), il s’est mis en tête que les ouvriers ont quelque chose à dire, que leurs vies valent bien, par l’intérêt humain et la grande aventure du travail, de la misère, de la lutte, de la durée dans tout cela – sans fin, les destinées entières y passent –, les émois des petites marquises ; et qu’il y aura une littérature prolétarienne quand les ouvriers se seront mis à écrire. Il a successivement fondé Nouvel âge, Prolétariat, Contre le courant 53, revues de combat et d’exemple. Lui-même s’est mis à bâtir son œuvre, comme les maîtres maçons vous construisent une muraille avec de bonnes briques un peu là. Tout dans ses idées nécessiterait discussion, bien entendu. Suffit-il qu’une œuvre soit d’un ouvrier pour être prolétarienne ? N’y a-t-il pas des œuvres d’ouvriers parfaitement bourgeoises par leur esprit ?… Il est vrai que Poulaille, dont le fort est de se moquer des théories, vous dirait victorieusement : « Mais de celles-là, mon vieux, je m’en fous ! » Eh sans doute… Mais écrire, n’est-ce point un métier et ne faut-il pas autant d’application, de patience, de temps pour faire un écrivain que pour former un maître charron ? Poulaille, sans s’expliquer à fond sur les questions théoriques, préfère démontrer le mouvement en marchant.
Il s’est créé une manière d’écrire qui n’est qu’à lui, dédaigneuse de toutes conventions littéraires (et là, je crois qu’il se trompe ; certaines conventions, en art, sont faites d’optique que l’on ne saurait impunément rejeter). Il entend serrer d’aussi près que le permet un texte la réalité qui l’intéresse, celle de la vie des pauvres gens. Comme elle ne s’exprime elle-même que par leurs propos, fort souvent insignifiants par eux-mêmes, il note ce dialogue – ou ce palabre – sans fin des hommes à la peine. Guère de description chez lui, moins encore de portraits ou c’est en quatre lignes, aucun développement psychologique. L’action et le parler. La lecture de ses pages serrées, compactes, parfois agaçantes et, par à-coups, enthousiasmantes me donne un peu la sensation d’une marche à travers certaines vieilles rues de Paris, grouillantes de peuple, où tant d’actions infimes s’entremêlent que cela ne fait plus qu’une grande vibration unique. Rue Mouffetard, rue de Buci, coins de Ménilmontant. Et que cherchent le plus tous ces vibrions humains ? Voyez-les de près. Pas un visage qui n’ait sa déformation de souffrance et d’usure. Les seuls titres des livres de Poulaille proclament ce qu’ils cherchent et ce qu’ils sont : ils cherchent le Pain quotidien. Ce sont les Damnés de la terre. Il n’y en a pas d’autres ici-bas. Damnés véritables.
Et jamais ils ne firent plus consciencieusement leur métier de damnés que quand ils eurent à manger Le Pain du soldat 54 (que Poulaille, dans sa dédicace, déclare ne vouloir re-bouffer à aucun prix…). C’est le titre du nouveau livre de guerre qui vient prouver que des choses essentielles dans leur simplicité n’avaient pas encore été dites sur la guerre des pauvres bougres.
Cinq cents pages. Du travail de force, et lourd, avec son poids de vie. De sang aussi.
« Le pain blanc en premier. La mort au jour le jour…
— Et maintenant, ai-je demandé à Poulaille, que vas-tu faire ?
— La suite, parbleu. »
Ce sera sans doute, permets-moi de te suggérer ce titre, commode, Le Pain amer de la Victoire. Voilà vingt ans bientôt que l’humanité ne parvient pas à en surmonter l’arrière-goût de défaite…
19-20 juin 1937
C’était en novembre dernier, à Paris, dans la demeure, pleine de livres rares, d’un savant italien. Il y avait Modigliani*, vétéran d’un socialisme persécuté, il y avait l’historien de Botticelli, Jacques Mesnil*… Il y avait aussi Carlo Rosselli* et sa femme, tous les deux souriants avec l’assurance intérieure des êtres chez lesquels le drame de toute destinée humaine a fini par aboutir à un équilibre de forces. Ensemble, se ressemblant presque, ils donnaient au premier abord une impression de plénitude et de sécurité. On les sentait sûrs d’eux-mêmes ; dignes d’une confiance totale. Simples dans leur vie, loyaux, mettant des intelligences nettes et souples au service d’une grande cause, ayant trouvé leur voie, capables d’y marcher jusqu’au bout. Nous parlâmes des choses tragiques de Russie. Puis des choses tragiques d’Italie. Enfin, des choses tragiques d’Espagne… C’est l’époque qui est ainsi et elle exige qu’on la regarde en face. Nous étions là des rescapés de plusieurs dictatures totalitaires, et pourtant pleins de confiance en l’avenir des hommes.
Carlo Rosselli, bien bâti, corpulent, dans la force de l’âge, le visage plein, le teint sanguin, des cheveux châtain clair, un regard bleu ou vert aiguisé par les lorgnons – regard d’observateur –, avenant, parole attentive, d’une très grande courtoisie, mais révélant tout à coup, par la réplique directe ou le jugement sans merci l’âme ardente du militant. Il revenait du front d’Aragon ; un jour encore auprès de sa femme et il repartirait pour les tranchées d’Huesca, tenues par la colonne Durruti, les bataillons du POUM, les volontaires italiens. Il appartenait là à cette formation qui, rassemblant des socialistes, des maximalistes 55, des syndicalistes, des anarchistes, des trotskistes, a donné beaucoup de sang généreux à la classe ouvrière d’Espagne.
Si l’on écrivait sa vie – et il faut souhaiter qu’on l’écrive –, il en resterait un beau livre où l’énergie apparaîtrait sans cesse au service d’un socialisme de liberté. D’origine bourgeoise, fils de gros producteurs de mercure, de race patricienne, en somme, professeur à Gênes, Carlo Rosselli fit un jour évader d’Italie, en canot automobile, le vieux socialiste Filippo Turati*. Arrêté à son retour et déporté aux îles Lipari, il réussit à fuir, à bord d’un hydravion, avec Nitti* jeune, le neveu de l’ancien chef du gouvernement italien. Il se consacra ensuite, à Paris, au mouvement antifasciste italien, dirigea l’hebdomadaire Giustizia e Libertà 56, noua des relations dans le monde entier, secourut et organisa les réfugiés, déjoua les provocations, passa une fois cinq heures à interroger un misérable payé pour l’assassiner, se battit en Aragon, y fut blessé, revint militer à Paris…
Voilà l’homme que l’on vient de trouver poignardé sur une route déserte de Normandie, à Bagnoles-de-l’Orne. Non loin de lui, le cadavre de son frère Nello Rosselli*, jeune historien, arrivé la veille de Florence. Dans l’herbe, un stylet italien, bonne arme de spadassin. Les deux Rosselli, en villégiature, ont été suivis, guettés, surpris, poignardés par des exécuteurs pourvus de moyens (automobile), assez nombreux pour maîtriser à coup sûr deux adversaires vigoureux… Thomas de Quincey écrivit autrefois un traité De l’assassinat considéré comme un Art 57. Il n’avait pas prévu la technique de certains services secrets des États totalitaires. Il n’avait pas prévu non plus l’effarante technique du mensonge répandu à profusion par la presse. Des journaux n’ont-ils pas eu l’énorme impudence de laisser entendre que les Rosselli seraient tombés sous les coups d’anarchistes espagnols pour les avoir, en certaine circonstance, fraternellement blâmés ? Je crois savoir, quant à moi, que Carlo Rosselli, bien au contraire, ne ménageait ni son estime ni son amitié au philosophe anarchiste Camillo Berneri*, autre grand Italien, assassiné – pour d’autres raisons… ! – à Barcelone dans les premiers jours de mai. Car le sang des meilleurs coule aujourd’hui à flots. Ce ne sera pas en vain.
Carlo et Nello Rosselli sont tombés sous les stylets le 10 juin 1937… Le 10 juin marquait déjà pour nous un sanglant anniversaire. C’est le 10 juin que Giacomo Matteotti disparaissait à Rome, enlevé par Dumini*, l’un des tueurs professionnels du Fascio. À treize ans de distance, le même crime se répète. Celui d’hier, en effet, semble aussi bien signé que l’autre.
Désormais, dans nos mémoires, les Rosselli rejoignent Matteotti. Les régimes de sang n’ont pas fini de tuer. Les hommes de liberté, de justice et de foi en l’homme n’ont pas fini de résister. Ainsi continue, de nos jours, le vieux duel de la tyrannie et des justes révoltes qui, conférant à l’histoire une terrible grandeur, n’est, en définitive, qu’une des formes implacables de la lutte des classes. Et voici qu’au fond même de notre deuil une éternelle raison de confiance nous apparaît. Quand une tyrannie en est à se défendre par ces moyens-là contre des adversaires qui n’ont que leurs plumes, leurs mains de combattants, leurs poitrines, leurs âmes libres, c’est que les temps sont proches. Rien ne prouve mieux la faiblesse des puissants que leur affolement ; rien, peut-être, ne les achemine plus sûrement vers leur perte que l’inhumanité des assassins et des bourreaux…
L’affaire Toukhatchevski* a suscité dans la grande presse une émotion beaucoup plus réelle que les récentes exécutions de vieux bolcheviks. L’opinion bourgeoise trouve assez naturel que les combattants de la révolution d’Octobre soient fusillés sous tels ou tels prétextes ; mais que l’on touche au commandement de l’armée d’une des grandes puissances l’inquiète, la trouble et nous le comprenons fort bien…
En réalité, l’exécution du maréchal Toukhatchevski et de sept généraux rouges qui tous furent parmi les héros véritables de la guerre civile – c’est-à-dire de la guerre de libération sociale du peuple russe – décapite l’Armée rouge 59. Il faut de longues années d’études, de travail, de sélection des cadres pour former un haut commandement d’armée. Et celui qui vient de disparaître, dans les caves de Moscou, sous les revolvers d’ordonnance d’exécuteurs anonymes, avait été formé à l’école prodigieuse de 1914-1921, en pleine épopée. L’URSS seule disposait d’une pareille équipe de jeunes généraux formés à l’action en de tels creusets.
Autre fait extrêmement grave. Les huit chefs militaires fusillés et leur camarade Ian Gamarnik*, qui s’était suicidé ou fait tuer en résistant à la police peu de jours auparavant, avaient éduqué, formé, sélectionné, commandé pendant une quinzaine d’années des milliers d’officiers qui, ne pouvant certes, tout au moins en leur for intérieur, ni croire à l’invraisemblable énormité des accusations officielles ni approuver l’exécution mystérieuse de leurs maîtres, sont devenus suspects et doivent, ainsi ou autrement, être écartés des postes de confiance et des commandements même subalternes. Quiconque connaît les mœurs russes d’aujourd’hui sait que la chute d’un personnage marquant entraîne toujours l’élimination de la vie publique de tout son entourage, jusqu’aux moindres collaborateurs.
Que penser enfin de la situation du maréchal Vorochilov*, commissaire du peuple à la Défense nationale ? Que ses collaborateurs les plus intimes aient été des traîtres ou que, innocents, il les ait laissé sacrifier comme tels à d’obscures raisons politiques, mérite-t-il encore la confiance absolue que sa fonction même requiert ?
L’accusation de trahison au profit de l’Allemagne formulée contre le maréchal Toukhatchevski et les sept autres fusillés ne résiste à aucune critique, il faut le dire. Tous les observateurs informés sont à peu près unanimes là-dessus. Il s’agit d’une accusation-cliché destinée à justifier devant l’opinion étrangère les exécutions devenues indispensables au Chef pour de tout autres raisons. À la vérité, ces généraux rouges s’étaient formés dans la lutte contre l’Allemagne ; leur pensée gardait l’empreinte ineffaçable du bolchevisme des premiers temps qui ne saurait pactiser avec aucun fascisme. La presse italienne avait raison de constater que la disparition de ces hommes, en accentuant l’évolution du pays vers un régime totalitaire, pourrait bientôt faciliter de nouveaux rapports entre Hitler, Mussolini, Staline, « les trois dictateurs sortis du peuple et appuyés par le peuple ». Le Temps du 16 juin a donné sur ce thème une correspondance de Rome tout à fait intéressante.
Essayons, pour comprendre, de nous rendre compte de la suite des événements. Nous allons voir se déclencher le terrible engrenage qui n’a pas fini de broyer les hommes les meilleurs de la révolution russe. En août 1936, le procès Zinoviev, Kamenev, Ivan Smirnov aboutit à l’exécution de plusieurs des compagnons de Lénine. Le dictateur a supprimé la principale équipe de rechange, susceptible de former, le cas échéant, un nouveau gouvernement soviétique. Mais désormais, tous les vieux bolcheviks sont devenus des témoins gênants. On les arrête par milliers et le procès Piatakov-Serebriakov-Mouralov-Radek amène de nouvelles exécutions d’anciens membres du Comité central de Lénine.
Quelques mois se passent, on apprend l’arrestation du ministre de la police, Iagoda*, commissaire du peuple à l’Intérieur. C’est lui qui a monté, sur ordres du Bureau politique, les récents procès. Tout son entourage disparaît avec lui. Il y a gros à parier que les juges d’instruction du Guépéou qui ont préparé les dossiers des affaires Zinoviev et Piatakov ne sont plus du nombre des vivants. Désormais, il devient impossible de connaître les véritables dessous de ces affaires. Iagoda, détenteur de trop lourds secrets d’État, devait disparaître.
Mais le Guépéou qu’il dirigeait est étroitement lié au service du moral de l’Armée, à la tête duquel se trouvait le vieux bolchevik blanc-russien Ian Gamarnik. Impossible de supprimer Iagoda sans toucher à Gamarnik. On hésite pourtant, car révoquer (et arrêter, et fusiller, évidemment) Gamarnik, c’est démolir nécessairement tout le service du moral de l’Armée, vaste appareil de police et d’éducation, qu’il administre depuis de longues années et qui a une énorme importance. Impossible de reculer cependant : car Gamarnik comprend les dessous de l’affaire Iagoda et car, en face du Chef, subsiste, seul rival éventuel, le commissaire du peuple à la Défense nationale, fort du prestige de l’armée et de la fidélité de ses cadres. En frappant ses collaborateurs, on le réduira. Gamarnik se suicide (ou se fait tuer en cours d’arrestation, d’après une version qui paraît sérieuse) deux jours après avoir reçu une éclatante marque de confiance : on vient de l’élire au comité du parti de Moscou.
L’opération tentée contre lui a deux séries de conséquences : tout le gouvernement soviétique de la République fédérée de Russie-Blanche, formé de ses vieux amis et camarades, doit être inculpé de haute trahison. Le président de cette République, Tcherviakov*, un des six présidents de l’URSS, se suicide à la mi-juin. Dès auparavant, tout le haut commandement de l’armée a été subitement remanié, limogé, emprisonné. Outre les huit fusillés, plusieurs chefs d’armées comme Levandovski et Mouklévitch, brusquement révoqués, ont disparu 60.
Dans l’atmosphère actuelle de l’URSS, les complots au sens sérieux du mot, sont impossibles. Si quelques-uns des fusillés ont eu, autrefois ou naguère, des contacts avec l’état-major allemand, ç’a été non par esprit germanophile, mais d’ordre du Bureau politique, d’ordre de Staline ; de même que Iagoda n’a monté les procès des vieux bolcheviks que par ordre. Toute l’autorité est concentrée entre les mains du Bureau politique auquel depuis bien longtemps il est devenu pratiquement impossible de désobéir. Que s’est-il donc passé ? Probablement rien, dans l’ordre des faits. Mais le haut commandement, formé d’hommes de guerre appartenant à la génération sacrifiée de 1917-1921, devait avoir un état d’esprit nettement hostile au Chef. Cela suffisait pour qu’on le fît disparaître.
Sans doute n’y a-t-il pas eu de procès, même à huis clos. Tous les recoupements le font croire. La tragédie russe continue inexorablement…
3-4 juillet 1937
Le Leipzig a-t-il été frôlé par une torpille ? A-t-il frôlé une mine ? Nous n’en saurons jamais rien, mais le souffle de la guerre a passé sur l’Europe. Le Deutschland a-t-il tiré le premier, voulu tirer, été agressé ? Nous ne le saurons pas davantage et d’ailleurs n’avons pas grand besoin de le savoir, voyant très bien qui, en l’occurrence, cherche la guerre ou exerce le grand chantage à la guerre.
Il a fallu des dizaines d’années pour éclaircir, parmi les causes de la guerre franco-allemande de 1870, le mauvais coup de la dépêche falsifiée d’Ems. Falsifiée sur les ordres de Bismarck pour donner à la France de Napoléon III le sentiment qu’elle était offensée et lésée dans l’affaire de la succession au trône d’Espagne… Plus tard, la guerre hispano-américaine éclata à la suite d’une explosion qui s’était produite à bord du cuirassé américain Maine dans un port espagnol. Comment et pourquoi, on ne le sait pas encore exactement. En 1914, l’Allemagne pour justifier sa déclaration de guerre à la France publia un communiqué sur le bombardement de Nuremberg par des avions français… Pur mensonge. Avant l’agression de l’Italie contre l’Éthiopie, – nation amie rappelons-le, dont l’Italie elle-même avait facilité l’entrée dans la Société des nations, – que d’obscurs incidents de frontières en pays de Somalie (et d’ailleurs en territoire abyssin ; mais allez-y voir !) et quel déchaînement de mensonges…
Dans la préparation à la guerre, comme dans la conduite de la guerre, les maîtres actuels du monde n’ont pas d’arme plus efficace que le mensonge. Gaz asphyxiant répandu par la presse, la TSF, la télévision, la photo, le cinéma, la statistique, la bonne foi des simples gens qui le répètent, la mauvaise foi payée des charlatans, gaz asphyxiant qui étouffe les consciences. Sans étouffer la conscience des hommes aucune guerre n’est possible aujourd’hui sinon peut-être la guerre sociale (pour ou contre la propriété privée des moyens de production, pour ou contre le socialisme).
Effroyable dossier qu’il faudrait diffuser à millions d’exemplaires, faire étudier dans les chaumières les plus perdues, dossier contrepoison, acte d’accusation irréfutable contre ce temps noir ! Titre : Guernica ou la Technique du Mensonge. Des écrivains catholiques l’ont réuni et publié dans la revue Esprit en juin. « Il restera toujours quelque chose du mensonge le plus effronté » démontre fortement Hitler à la page 252 de Mein Kampf et les auteurs du dossier mettent en exergue quinze lignes parfaites de cette démonstration que tous les dictateurs totalitaires pourraient signer du même stylo que les maîtres occultes de la presse bourgeoise dans les pays démocratiques.
Les faits, on les connaît. Guernica, petite ville basque, foyer national d’un petit peuple catholique dont la très grande infortune est aujourd’hui de posséder des mines de fer, Guernica fut bombardée, mitraillée, incendiée, détruite le 28 avril par des avions allemands au service des nationalistes d’Espagne (de ces nationalistes qui s’acharnent à assassiner la nation…). L’envoyé spécial du Times écrit le lendemain : « J’ai vu… plus de trois mille bombes incendiaires lancées en plus de trois heures. Les types d’avions utilisés étaient de lourds avions de bombardement, des Junkers 52, ainsi que d’autres appareils Heinkel III, à vitesse moyenne et des avions de chasse Heinkel 51. Moi-même, j’ai essuyé le feu des mitrailleuses de six de ces appareils… ». Des aviateurs allemands sont tombés dans les lignes basques. Un nommé Hans Joachim Wendel, 23 ans, silésien, a été pris. Son journal portait : « Guernica, 26 avril, jour de la destruction de cette ville. »
M. Noël Monks, correspondant du Daily Express écrit le 11 mai : « J’ai vu bombarder Guernica… Mes confrères et dix mille habitants de Guernica ont vu… trente avions de bombardement… le 26 avril à 4 heures de l’après-midi… » Le père Ossaindia, chanoine de Valladolid, a vu. Quatre infirmières ont vu et elles clament, ces femmes naïves : « Ceci est prouvé par deux mille morts… » Des milliers de rescapés ont vu.
En foule, des intellectuels catholiques ont signé, après ces choses atroces, un appel à la conscience du monde… 61
(Et le socialisme tout entier signe avec eux. Mais pourquoi ne signez-vous rien, Mauriac, Maritain, Madaule 62, Pierre Seigneur, Luigi Sturzo, devant les massacres de Badajoz et de Malaga, devant les bombardements de Madrid ? Chrétiens, chrétiens ! Le sang des catholiques est-il plus sacré à vos yeux que celui des travailleurs même anarchistes ? Dans quel Évangile avez-vous appris ce comportement ?)
Voilà les faits. Et voici le mensonge. Un monsieur Max Massot, dans le Journal du 8 mai raconte en détail comment la soldatesque rouge mit le feu à Guernica. Ce sont les Basques eux-mêmes, voyez-vous, qui ont détruit leur ville sacrée. La Gazetta del Popolo de Rome écrit le 3 mai que « le bombardement de Guernica a été une opération essentiellement militaire, nécessitée par les circonstances… » On n’a pas encore songé à nier le bombardement. Radio-Burgos, le 15 mai, impute le crime à l’aviation marxiste contre laquelle les nationaux auraient victorieusement défendu Guernica ! Seulement, le 4 mai, le Corriere della Serra (Rome) avait mieux menti encore, atteignant au comble, avec ces lignes étourdissantes :
« Il n’y a eu de bombardement de Guernica que dans la fantaisie des Basques, des Français, des Anglais. »
À Paris, Le Jour, quotidien dirigé par M. Léon Bailby* reprend la thèse de M. Massot : ce sont les rouges qui ont incendié Guernica. Le Jour donne des citations tronquées d’un correspondant du Times. M. David Scott du Times, lui donne aussitôt un démenti que M. Bailby ne publie pas. Il continue, au contraire, à affirmer le mensonge. D’autres journaux l’imitent. Une discussion technique s’engage. Il n’y a pas de trous de bombes à Guernica. Mais les bombes incendiaires n’en font pas ! L’Action française prend hautement la défense de la Vérité à majuscule, la Vérité des généraux nationalistes bien entendu.
« Guernica a été dévorée par les incendies que les Russes y avaient méthodiquement allumés… »
En vain, L’Aube, la Flèche, le Times, le gouvernement de Bilbao – et ce n’est pas un gouvernement comme un autre, puisque c’est celui d’un petit peuple que l’on assassine – multiplient-ils les témoignages comme celui-ci d’un envoyé du Times :« Un journaliste qui m’accompagnait a ramassé lui-même trois éclats de bombes incendiaires de fabrication allemande et portant la date 1936. » En vain. Le mensonge d’abord, le mensonge persévère, le mensonge, imprimé par les rotatives à des millions d’exemplaires, se fait arrogant, informé, bruyant, vengeur… Comment s’y retrouvera l’homme de la rue, le pauvre bougre qui achète son journal et croit encore que ce qui est imprimé est vrai, parce qu’il ne peut pas concevoir, lui qui est honnête comme n’importe qui, quels empoisonneurs d’esprits dirigent aujourd’hui la presse des puissances financières ? Il paie ses huit sous sans se douter qu’on lui asphyxie l’intelligence pour lui prendre demain sa vie.
10-11 juillet 1937
Nous vivons tous au milieu des turpitudes ; et prisonniers nous-mêmes de nos minuscules intérêts, dévorés jusqu’à l’âme par les travaux, les luttes, les peines, les contraintes imposées. Voici des millénaires que l’homme s’évade laborieusement, non sans rechutes – et quelles rechutes sous nos yeux ! –, de la brute. De la brute humaine souvent pire que la bête, car elle est mieux armée d’intelligence. Quand tout à coup la société où l’homme étrangle l’homme, presque invisiblement, selon les règles admises des usages et du droit, se déchire en armées, en peuples, jetés les uns sur les autres, on voit tomber tant de masques coutumiers, apparaître tant de vrais visages implacables, menteurs, fourbes et sinistres que l’on ne se sent pas loin de désespérer… Remercions ceux qui, dans ces chaos, lèvent pour nous des visages de calme et de courage ; savent, malgré le sang versé, à travers les œuvres mêmes du sang, nous être des exemples de grandeur. Deux noms, émergeant ce soir parmi beaucoup d’autres, des brumes qui recouvrent l’Espagne, viennent de fortifier en moi cette pensée :
Camillo Berneri.
Francisco Chamorro 63.
Le 3 mai, dans la nuit, à Barcelone, quelques heures avant de mourir, Camillo Berneri, réfugié italien, professeur de philosophie, journaliste anarchiste, volontaire dans un corps de milice, écrivait ces lignes dans une lettre adressée à ses deux filles :
« Cette nuit tout est calme et j’espère que cette violente crise se résoudra sans conflits prolongés qui pourraient compromettre la guerre. Que de mal les communistes font ici aussi !
Il est deux heures, la maison est en armes. J’avais voulu rester levé pour que les autres aillent se coucher, mais on a ri, disant que je n’entendrais même pas le canon (Berneri était presque sourd) ; mais ils ont fini, l’un après l’autre, par aller se coucher et je veille pour tous. C’est l’unique chose entièrement belle, plus absolue que l’amour et plus vraie que la réalité elle-même, que de travailler pour tous. Que serait l’homme sans ce sens du devoir, sans cette émotion de se sentir uni à ceux qui furent, à ceux qui sont et à ceux qui viendront ?
Je pense parfois que ce sens messianique n’est qu’une évasion, n’est que la recherche et la construction d’un équilibre qui, s’il manquait, nous précipiterait dans le désordre et la désespérance. Le certain, en tout cas, c’est que les sentiments les plus intenses sont les plus humains.
On peut être déçu sur tous et sur tout le monde, mais non sur ce qu’on affirme avec sa conscience morale. S’il m’était possible de sauver Bilbao en donnant ma vie, je n’hésiterais pas un seul instant. Cette certitude, personne ne peut me l’enlever, même le philosophe le plus sophistiqué. Et ceci me suffit pour me sentir un homme et me consoler toutes les fois que je me sens au-dessous de moi-même, au-dessous de l’estime des meilleurs et de l’affection des êtres que j’estime et que j’aime le plus.
Ce que je viens de dire est d’une solennité un peu ridicule pour quiconque ne vit pas ici. Mais peut-être qu’un jour si je puis vous parler des longs mois qui viennent de s’écouler et que j’ai vécus si intensément, vous comprendrez mieux. »
Camillo Berneri ne nous parlera plus de ce qu’il a vécu. On vint l’arrêter avec d’autres antifascistes italiens pendant les émeutes de Barcelone, le 4 mai ; et le surlendemain, il n’était plus qu’un cadavre troué de balles, abandonné dans une ruelle. Une vieille communiste italienne a écrit qu’il avait été exécuté, comme il le méritait, pour avoir préconisé une politique antifasciste opposée à celle du PC. Mais je n’ouvre pas un débat sur sa tombe. Le testament moral qu’il nous laisse dépasse de loin en force et en grandeur tout ce que l’on peut dire pour justifier un assassinat…
Francisco Chamorro a fait une autre fin, – pour tenter de sauver Bilbao, comme l’eût souhaité Berneri. Libertaire aussi, aviateur, Chamorro, surpris par la sédition des généraux et mobilisé dans l’armée nationaliste, attendait son heure. Il l’entendit sonner lorsque, pilote émérite, ses chefs lui firent savoir qu’il allait avoir le grand honneur d’emporter dans son avion le chef de l’armée du Nord, le général Mola, et ses principaux collaborateurs. De renseignements fournis aujourd’hui par son frère, il résulte que Francisco Chamorro provoqua délibérément la catastrophe dans laquelle le général Mola perdit la vie, avec tous ceux qui l’accompagnaient.
Du haut du ciel, fermement, sans espoir, en toute lucidité, ce héros a donné sa vie pour un peuple martyrisé…
17-18 juillet 1937
Depuis l’affaire Toukhatchevski, les révélations n’ont pas cessé en Russie ; et elles avaient commencé bien auparavant, comme on sait. Tous les personnels des grandes administrations et des industries nationalisées subissent de terribles épurations. C’est par centaines – ou milliers – que les dirigeants de la production sont tout à coup dénoncés comme des saboteurs, des ennemis du peuple, des agents de l’ennemi, des trotskistes. Des foyers de « contre-révolution » sont découverts dans les transports, les industries de guerre, la métallurgie, l’industrie électrique, l’aviation, l’industrie chimique, l’agriculture, la TSF, les universités, les écoles, la marine marchande et jusqu’à l’agence Tass, dont le directeur, Daletzki, vient de disparaître 64. Efforçons-nous de comprendre. Écartons les cas individuels, assez intelligibles, comme le cas Daletzki : deux correspondants de l’agence Tass, celui de Washington, un nommé Romm, et celui de Berlin, un nommé Boukhartsev, ont figuré récemment au procès Piatakov, en qualité de témoins-accusés-accusateurs. Ils avaient été nommés à l’étranger, selon la règle, par Daletzki, du consentement des services spéciaux du Guépéou. Dès lors, le directeur de l’agence Tass, initié malgré lui à certains dessous des procès des vieux bolcheviks, devenait un personnage gênant, à éliminer. Considérons un cas plus typique, en ce qui concerne les administrateurs de la production, le cas Gvakharia, par exemple ; Gvakharia, communiste et stalinien dévoué, directeur des usines métallurgiques de Makéevka 65, devint brusquement célèbre l’an dernier pour avoir appliqué avec succès le mot d’ordre du Comité central : « Ne pas demander des subsides à l’État ; les grandes entreprises doivent se suffire à elles-mêmes ! » Les usines de Makéevka, dirigées par cet administrateur remarquable, s’acquittèrent du plan de la production, se passèrent de subsides et soldèrent leur bilan avec un beau bénéfice. Cité en quelque sorte à l’ordre de la nation, récompensé (je crois bien qu’il fut décoré), invité à faire connaître aux autres directeurs d’usines ses méthodes, Gvakharia fut, pendant quelques jours, célébré par la presse de l’URSS entière comme un « héros de la production ». Une dizaine de mois s’écoulèrent, et je retrouvai tout à coup son nom dans une liste de saboteurs trotskistes, voués aux pires châtiments. Ses bilans étaient faux, voyez-vous. Le bénéfice, en réalité, se traduisait par du déficit. Le plan, exécuté, l’avait été d’une façon ruineuse… Gvakharia n’était qu’un traître comme une foule d’autres qui sont dans son cas.
Point n’est difficile de comprendre comment les choses se sont passées. Un directeur d’entreprise reçoit une circulaire impérative du Comité central lui prescrivant de se suffire à lui-même dans les six mois ou d’augmenter dans la quinzaine la production de 15 %. (Remarquez que cette directive a été élaborée par des commissions du plan où l’on découvre chaque jour de prétendus saboteurs, mais dont tout le travail est faussé parce qu’elles ignorent la vérité ; elles opèrent en effet sur des chiffres faux et des rapports mensongers, personne n’osant leur dire ce qui est pour ne pas avoir l’air de s’opposer aux intentions du Comité central et ne pas se faire traiter sur-le-champ d’ennemi du peuple…) Si notre directeur répond : Impossible ! – il sait qu’il sera limogé dès demain, puis dénoncé comme un trotskiste, puis déféré au Guépéou… Il fait la seule chose qu’il puisse faire pour gagner du temps, il réunit son personnel technique, afin de partager les responsabilités, et lui fait voter une résolution « enthousiaste » sur l’application de la directive inapplicable. Ensuite, on se débrouille. Il y a bien des trucs. On peut faire passer certains stocks à la production courante. On peut accélérer le rythme de travail dans quelques cas, épuiser les réserves de matières premières, opérer d’habiles conversions dans les rubriques de la comptabilité. Les résultats sont éblouissants ; les directives exécutées avec brio se transforment en pluie de primes et décorations. Si, dans l’entre-temps, le gouvernement pense à autre chose ou si, d’expédient en expédient, on peut tenir assez longtemps, tout va bien. Mais il peut arriver qu’après un effort irrationnel et faussé à la base la production tombe désastreusement, juste à l’heure où les commissaires du peuple s’en occupent. Il peut arriver qu’après s’être passé de subsides on soit au bout du rouleau, contraint d’avouer que l’on ne peut plus continuer et de révéler aux commissions d’enquêtes tout un pot aux roses. Et voilà comment un grand administrateur se transforme, du jour au lendemain, en saboteur trotskiste (sans que le trotskisme qu’il ignore et redoute comme la peste y soit pour quelque chose), ennemi du peuple, complice de la Gestapo, et cætera. Pour éviter cette fin triste, il va de soi que notre directeur accumule les expédients, les truquages et les mensonges ; et que tous ceux, ingénieurs, collègues, collaborateurs du plan, qui travaillent sur ses rapports font du beau travail ! – Dites-vous bien qu’il en est à peu près ainsi dans toutes les entreprises, à tous les échelons de la hiérarchie économique, et vous saisirez l’ampleur du mal.
Sa source est dans le despotisme bureaucratique qui interdit toute objection, toute critique, toute manifestation de la personnalité du producteur, toute manifestation d’opinion. Le remède serait dans la démocratie industrielle, mais qui ne saurait vivre sans une certaine démocratie en général, c’est-à-dire sans liberté d’opinion tout court. Si l’air frais circulait librement dans la production comme ailleurs, l’écran de mensonge et de truquages qui dissimule la réalité aux yeux des dirigeants et, dès lors, compromet leurs moindres démarches, disparaîtrait. Il suffirait pour cela de rendre aux travailleurs – ouvriers, techniciens, directeurs – le droit élémentaire de dire ce qui est, ce qu’ils voient, ce qu’ils pensent ; le droit de constater qu’une directive est mauvaise quand elle ne répond pas aux faits, qu’une statistique est fausse quand elle trahit les faits, qu’une motion d’enthousiasme ne saurait suppléer à l’insuffisance des matières premières, des crédits, de la main-d’œuvre ou du temps… La production et le socialisme y gagneraient exactement tout ce qu’ils risquent de perdre en ce moment, là-bas : un monde.
24-25 juillet 1937
Si l’on vous demandait combien de variétés de mensonges vous connaissez et quelle est la plus pernicieuse, vous demeureriez probablement perplexe. Je ne prétends pas vous renseigner de façon sûre et complète sur ce point important ; mais je vois : d’abord le mensonge tout court, tout innocent, tout bénin, qui consiste à dire autre chose que la vérité. Ensuite : la diplomatie, la statistique, le montage photographique. Des puissances signent un pacte de collaboration, disons le pacte à quatre. Cela veut dire qu’elles vont se nuire désormais de leur mieux. L’agence soviétique Tass nous annonce une récolte éblouissante : cela veut dire que dans un an on fusillera de pauvres bougres, qualifié saboteurs, parce que cette même récolte se sera révélée insuffisante. Un journal nous offre, sous de larges chapeaux de paille, une collection des faces hilares, avec cette légende : « Les Forçats rient aux îles du Salut » et cette énormité est vraie, après tout : il arrive aux forçats de rire dans leur enfer.
Il y a encore une forme du mensonge particulièrement riche parce qu’elle combine toutes les autres en y ajoutant l’information (ne souriez pas…), l’imagination et le grand tirage. Elle s’appelle le bourrage de crâne et dépasse de loin en capacité de nuire tous les autres procédés de truquages et d’escroqueries psychologiques. La chose est vieille comme la presse, le mot, un mot magnifique par sa précision, est né pendant la guerre, à une époque où la presse s’attachait, avec un zèle sans bornes, à « bourrer » de sornettes les crânes des hommes qu’il fallait amener à tuer et se faire tuer pour que les oligarchies capitalistes rivales pussent refaire la carte du monde (de manière à recommencer plus tard…).
Par le bourrage des crânes, la presse qui pourrait être, entre les mains d’une collectivité libre, soucieuse de ses intérêts spirituels, un moyen d’éducation et un précieux stimulant à la vie intellectuelle et morale, devient l’empoisonneuse des cerveaux. À un point tel que l’on se demande si l’invention de l’imprimerie n’est pas en train de se retourner contre l’homme. – De fait, il en est bien ainsi, dans une forte mesure. Comme toute la technique, l’imprimerie et la presse finiront par se retourner implacablement contre l’homme si la forte main des travailleurs n’y met bon ordre, je veux dire ordre socialiste. – Ouvrons plutôt cet étonnant numéro du Crapouillot consacré par Jean Galtier-Boissière au Bourrage de crâne 66. Véritable anthologie du cynisme, de la bêtise, du mépris de l’homme. Dès la couverture, les fac-similés d’inoubliables manchettes de grands journaux nous éclairent. Le Matin du 24 août 1914 publie en capitales éclatantes que « Les Cosaques sont à cinq étapes de Berlin ». En réalité, les Uhlans n’étaient pas à cinq étapes de Paris. La Presse du 16 mai 1922 proclame en première page : « Nungesser et Coli ont réussi ». Et voici des détails sur l’arrivée des deux aviateurs à New York : « L’atterrissage se fit dans d’excellentes conditions… Nungesser et Coli, après s’être posés sur l’eau, restèrent un instant immobile dans leur appareil, comme insensibles aux acclamations… Puis ils se levèrent tous deux de leur siège et s’embrassèrent… » Partis pour tenter de traverser l’Atlantique, les deux aviateurs étaient en réalité tombés en mer. Leurs cadavres noyés flottaient quelque part, pendant que des marchands de papier salement imprimé préparaient cette édition spéciale pour ramasser des gros sous…
On croyait jusqu’ici que la guerre de 1914-1918 avait été la grande époque du bourrage de crâne. Les guerres présentes nous l’ont ramené fortifié et comme rajeuni. Le Jour annonce le 8 novembre 1936 : « Les Nationaux sont à Madrid… ils font aujourd’hui leur entrée dans la ville. » Le Petit Parisien écrit ce même soir, sur un ton sage : « La prise de Madrid ouvre une nouvelle phase dans la guerre-civile… » (Cela me fait penser que quelques jours avant l’exécution de Toukhatchevski, L’Humanité annonçait sobrement des « mutations dans l’armée rouge » ; et d’autres feuilles communistes démentaient les rumeurs calomnieuses sur la disgrâce et l’arrestation du maréchal rouge…)
Nous ne relevons ici que les énormités touchant à l’information. Il en est d’autres qui nous mettent en tête-à-tête avec cette puissante et malfaisante personne qui s’appelle la Bêtise. La Bêtise imprimée, imposée, venant nous apprendre à penser et sentir. En voulez-vous des perles ? Voici :
« Plus les armes se perfectionnent, plus le nombre des morts et des blessés diminue. » (Le Temps, 4 août 1914.)
Un carabinier belge raconte :
« Je ne prends plus mon fusil, je pars avec une tartine, lorsque les Allemands la voient, ils me suivent. » (L’Intransigeant, 17 août 1914.)
« Nos soldats se f… des gaz asphyxiants. » (Marcel Hutin, L’Écho de Paris, 16 octobre 1916.)
Sur la révolution russe :
« Les Maximalistes réquisitionnent les jeunes filles. » (Le Matin, 19 avril 1919.)
« Les bolcheviks… sacrifient les enfants des classes bourgeoises et se livrent à des orgies effrénées. » (Le Matin, 2 mars 1920.)
« Petrograd se soulève contre les Soviets. Les troubles augmentent à Moscou. » (Le Matin, 12 octobre 1919.)
C’est le moment précis où la grande Commune encerclée va vaincre à la fois sur trois fronts : à Petrograd, dans l’Oural, dans le Midi.
Sur la guerre d’Ethiopie :
« La riposte préventive italienne a été prompte. » (Le Petit Parisien, 5 octobre 1935.)
« Qu’allait faire cette ambulance à proximité du front ? » (Le Messein, 3 janvier 1936.)
Sur la guerre civile en Espagne :
« Un État soviétique s’est formé dans le Midi de la France, capitale Perpignan… » (Dépêche officieuse allemande, datée de Paris, le 11 janvier 1937 par le Deutsche Nachrichten Buro.)
« Les Rouges ont détruit en quarante-huit heures tous les trésors artistiques de la Catalogne. » (Le Matin, 31 juillet 1936.)
« Guerre en famille. Des jeunes filles apportent des fleurs aux combattants. On parle, on rit, on chante. » (Vaillant-Couturier, L’Humanité, 28 juillet 1936.)
Galtier-Boissière termine son anthologie sur cette phrase juste : « …le débourreur de crâne joue un rôle assez ingrat et doit être sérieusement blindé contre les injures combinées des vendus, des salauds et des imbéciles. » On le lui a bien fait voir peu de jours plus tard en le débarquant du Canard enchaîné pour s’être permis quelques mots sévères sur de fort vilaines histoires… Le Canard, lui aussi, avait reçu ses consignes 67.
31 juillet-1er août 1937
Des dépêches de Moscou ont annoncé l’arrestation, ou plus exactement la disparition, du plus renommé des écrivains soviétiques, Boris Pilniak*. Le certain, c’est que les journalistes étrangers accrédités en URSS ne savent pas ce qu’il est devenu et que la Gazette Littéraire (Literatournaya Gazeta) l’a mentionné parmi les « ennemis du peuple ». Dès lors, on est fixé, malgré l’incertitude. On lui reprocherait, d’après certaines rumeurs, d’avoir secouru Radek et sa femme pendant la période de disgrâce qui précéda leur arrestation. Boris Andreevitch Pilniak est fort capable assurément d’un « crime » de ce genre. Depuis des années, il tenait à grand-peine, sans cesse suspecté, plus ou moins boycotté, évincé de la place qui lui revient de plein droit dans les lettres russes. Tout ceci à cause de son mauvais esprit, disons mieux, de son indépendance d’esprit, étoffée d’un profond sentiment humain… Je le connais bien, je connais ses faiblesses, j’ai suivi toutes les petites lâchetés qu’il a commises en dix ans pour se faire pardonner son talent et son âme, éviter le bannissement, la prison, la déportation 68. Je n’en suis que mieux à même de lui rendre justice. On n’imagine pas, de l’extérieur, à quelles effroyables pressions l’homme de pensée est soumis par les régimes totalitaires : le sachant, on ne se sent plus cœur de condamner les menus reculs, les petites turpitudes, les petites vilenies même que le régime réussit à imposer à ceux qui s’évertuent à maintenir, fût-ce en veilleuse, cachée et masquée, une conscience tant soit peu libre…
D’origine allemande, Pilniak est cependant un écrivain spécifiquement et – que l’on me permette un grand mot juste – magnifiquement russe. À quarante ans, il a derrière lui une vingtaine de volumes où foisonnent les pages de première force. Il s’est formé pendant la révolution qu’il a vécue tout entière dans des villes de province, obscurément. Il émergea au premier plan de la nouvelle littérature post-révolutionnaire, celle qui naquit, étonnante de fraîcheur et de grandeur, dès la fin de la guerre civile, en 1922-1925. Il y fut incontestablement le plus grand. Deux ou trois de ses livres ont été traduits dans le monde entier : je connais en français des traductions de L’Année nue et de La Volga se jette dans la Caspienne, parues si je ne me trompe, chez Gallimard 69. Peu d’écrivains ont su condenser comme Pilniak, dans la nouvelle ou le roman, la réalité, le mirage, le lyrisme, à la fois humain et inhumain, le tragique et l’humble quotidien de la révolution. De là précisément le dangereux conflit avec la littérature officielle qui, à partir des premières victoires de la bureaucratie sur le prolétariat, met le romancier du monde soviétique dans une situation de plus en plus intenable.
Dès 1927-1928, le régime bureaucratique exige des écrivains une littérature de propagande strictement inspirée des mots d’ordre de l’année 70. Les conditions d’existence des masses, qui s’amélioraient à vue d’œil depuis 1921-1922 commencent à empirer rapidement par suite de l’affermissement d’une dictature de coterie qui multiplie les fautes ; la collectivisation forcée de l’agriculture, cette sorte de guerre aux paysans, amènera bientôt la dure famine des années 1932-1935. Le sentiment humain (qui est pourtant la seule base morale de toute conviction socialiste) devient dans ces conditions un « sentiment contre-révolutionnaire ». On l’écrit, on le proclame sur tous les tons. Ne conduit-il pas à plaindre les affamés, les persécutés, les vaincus, les fusillés ? Or, l’hypocrite doctrine officielle, si énorme que cela paraisse, affirme qu’il n’y a dans le vaste pays convulsé ni affamés ni persécutés et que les masses approuvent d’enthousiasme les exécutions nécessaires au salut public…
De retour, en 1929 ou 1930, d’une petite ville de la Volga dont il avait vu de près la morne détresse, Pilniak avait tiré de ses carnets la matière d’une nouvelle, publiée en son temps, en traduction française, dans Europe 71 : « Bois des îles ». Une sorte de gémissement y montait de la terre russe. On y voyait d’anciens héros de la guerre civile, réduits à l’ivrognerie et au vagabondage, évoquer les temps épiques où ils prenaient des villes… Personne ne put lire cette œuvre en russe, mais, sur un signal, la presse soviétique tout entière la dénonça comme un libelle contre-révolutionnaire. Pilniak, littéralement traqué, dut faire amende honorable. Il protesta de son optimisme et de sa loyauté. Sincèrement du reste, car il aime trop la Russie et la révolution pour ne point leur garder, à travers les plus amères visions, une confiance et une loyauté absolue. Le Comité central du parti communiste exigea de lui qu’il remaniât l’œuvre condamnée dans un sens conformiste. Il y consentit. De ce labeur ingrat, contrôlé par des censeurs, sortit un roman acceptable (pour les magisters de la bureaucratie) : La Volga se jette dans la Caspienne, et dont un critique averti put écrire : « Ce livre crie le mensonge et murmure la vérité. »
Pilniak fut lié d’amitié à l’essayiste bolchevique Valerian Polonski 72, mort il y a quelques années, du typhus, sur la route de l’exil ; il fut lié d’amitié au romancier et critique bolchevique Voronski*, un des écrivains les plus remarquables de l’URSS, disparu depuis longtemps dans on ne sait quelles prisons ; il a connu de près la plupart des dirigeants soviétiques de naguère et bénéficié même, en certaines circonstances, de la faveur personnelle de Staline. Mais aujourd’hui que s’en vont, chassés et traités en ennemis publics, les hommes de la révolution d’Octobre et ceux des premières années du stalinisme, un Pilniak, qui appartient à la fois à ces deux générations, doit être éliminé. Se bornera-t-on à le boycotter et à le déporter ? L’enverra-t-on, comme tant d’autres, dans un camp de concentration ? Ira-t-on jusqu’à le tuer ? D’ici longtemps, sans doute, nous n’en saurons rien. Le plus grand peut-être des écrivains soviétiques d’aujourd’hui, l’un des plus originaux et des plus puissants des écrivains du monde, vient de disparaître à Moscou, dans le plus inquiétant mystère : nous ne savons rien de plus.
Le comte Alexis Tolstoï*, romancier bien-pensant sous l’ancien régime, émigré blanc de 1917, rallié aux Soviets en 1923, le remplace avec désinvolture à la tribune des congrès…
7-8 août 1937
Nous vivons dans la durée. Le monde, autour de nous, en nous, le monde dont nous faisons partie nous-mêmes n’est point stable : il passe, se transforme, devient… Héraclite enseignait que « tout coule » et son image du fleuve éternel est demeurée puissante dans nos esprits. Georges Sorel*, naguère, fit une fortune au mot devenir : le devenir social 73. Rien n’est jamais fini, sauf ce qui meurt (ou pourrit : c’est plus grave) pour faire place à des formes nouvelles en lesquelles la vie retrouvera de nouvelles plénitudes… Mais au fond de ce flux, il y a une continuité, une permanence, quelque chose de semblable à une volonté irrésistiblement impérieuse ; et de cette semblance, les philosophes n’ont pas manqué de tirer un beau parti. L’impérissable se mêle ainsi au périssable ou plutôt se révèle derrière lui, comme étant la plus haute réalité. Les formes passent, l’essentiel perdure et nous avons même le sentiment qu’il s’élève. La vie naît sur une planète encore brûlante : puis dans les cellules vivantes, informes et quasi désarmées contre les éléments, une différenciation s’opère, des ganglions de matière grise apparaissent… Quand auront passé des trillions de siècles, au bout de la chaîne ainsi commencée dans le mystère des premiers êtres pourvus d’un embryon de système nerveux, il y aura les cerveaux de Descartes et d’Einstein. Élisée Reclus disait : « L’homme est la nature prenant conscience d’elle-même. » La nature saura enfin qu’elle existe, elle va s’étonner de sa splendeur, s’affoler elle-même de ses cruautés, désespérer quelquefois devant ses propres drames… Nous en sommes là.
Le drame social appartient à la nature humaine. Nous y sommes tous plongés, que nous le voulions ou non. Nous sommes les jouets de l’histoire et c’est pourtant nous qui la faisons. N’est-ce point énoncer des vérités premières que de le dire ? Et pourtant, s’il est un sens dont l’absence étonne chez la plupart des hommes, c’est bien celui du devenir que rien ne saurait empêcher. Le rythme des transformations du monde est, il est vrai, parfois assez lent par rapport à celui de nos existences individuelles. En mettant un peu de complaisance à nous leurrer, nous pourrions presque admettre par moments l’hypothèse d’un monde stable. Des intérêts tenaces s’y réfugient ; la faiblesse et la sottise aussi. Parlez donc aux gens de tout ce qu’il faut détruire audacieusement, reformer de fond en comble, renouveler, rebâtir pour que le monde devienne habitable, – et vous les entendrez répondre : « Il en a toujours été ainsi, il en sera toujours ainsi. » « Allez, la vieille bâtisse durera encore plus que vous et moi. » « Rien à faire, la nature humaine est comme ça… » « Le sentiment de la propriété privée, monsieur, nous est inné… » L’histoire nous apprend que les formes de la propriété ont maintes fois changé au cours des siècles ; la nature humaine, elle-même, s’est grandement modifiée. De l’ancêtre velu, front bas et mâchoire pesante, au front noble et sévère de madame Curie, quel chemin parcouru en dépit des massacres continués ! Voyez la profonde leçon d’optimisme que nous vaut ce simple coup d’œil jeté sur les siècles !
Les hommes qui ont aujourd’hui quarante-cinq ans n’ont pas besoin de regarder si loin en arrière. Ils ont été les témoins – et les acteurs – d’événements assez bouleversants pour inculquer aux générations présentes le sens de l’histoire. Nous avons connu le monde relativement stable d’avant guerre, où le franc ne flottait pas, où la classe ouvrière se battait pour les trois huit et le suffrage universel… Nous avons vu s’effondrer comme châteaux de cartes, par la guerre qu’ils avaient voulue, les Empires les plus totalitaires et les mieux organisés de ce temps-là : Allemagne, Russie, Autriche. Nous avons vu, dans un immense pays d’Eurasie, les travailleurs conduits par des intellectuels dévoués au socialisme prendre le pouvoir, exproprier les classes riches, vaincre les interventions étrangères, former des armées, eux qui ne voulaient que déclarer la paix à l’univers, vaincre contre toutes les prévisions et toutes les puissances, remettre la production en marche, reconquérir un minimum de bien-être, s’ouvrir et nous ouvrir les voies d’un avenir qui, la veille, pouvait paraître utopique… Nous avons vu les réalisations les plus grandioses, soulevant les plus vastes espérances, surgir de l’oppression, de la défaite, des hécatombes… Nous l’avons vu de nos yeux et nous y avons mis la main…
L’histoire ne s’est pas arrêtée là. Elle ne s’arrêtera jamais ; les nuits semblent y alterner avec les jours, les temps de la désolation et du mépris avec les temps de la confiance et de l’espoir. L’horizon s’est assombri, il est vrai, sur la révolution socialiste victorieuse en Russie. Des régimes totalitaires se sont installés entre la Baltique et la Méditerranée. Ils saignent sous nos yeux l’Espagne. Mais est-ce fini ? Tout continue. Chez ceux qui fléchissent et se découragent éveillons le sentiment de l’histoire. Hitler s’est exclamé un jour : « Le nazisme régnera mille ans ! » – Mille ans ! Pauvre dictateur grisé de mots ! Que restera-t-il de son ombre dans un demi-siècle ?
1921, Moscou. Les échos du canon de Cronstadt sont encore dans les esprits. On ne s’habitue pas à manger le premier pain blanc de la NEP. La grande Commune meurtrie semble entrer en convalescence. Nous nous promenons, par les beaux soirs d’été, dans la foule murmurante des boulevards. Les arbres nous entourent de sombre fraîcheur. Pas une lumière, car l’éclairage manque encore. Mon compagnon arrive de Barcelone ; et là il rentrait du Caire. Délégué de la CNT auprès de l’Internationale communiste ; il est jeune, mince, avec une abondante chevelure bouclée, un regard joyeux cerclé d’or, une voix bien timbrée qui contient du rire et, déjà, de la fermeté. Andrés Nin* m’explique qu’il n’est point anarchiste, mais rigoureusement syndicaliste. Pas d’utopie dans sa pensée, le seul souci de conquérir et d’organiser la production…
Nous nous retrouvons dans les congrès, au Kremlin, dans la salle des colonnes de la Maison des syndicats. Sa blouse blanche, déboutonnée au col, son profil accentué, sa cordialité. Nous nous retrouvons le soir dans la chambre de Joaquín Maurín, au Lux 75, pour parler d’art, d’armée rouge, de terreur rouge, d’organisation, agiter tous les grands problèmes. Nous y sommes bien, au cœur des grands problèmes : ce ne sont pas des mots, ce sont des vies – et les nôtres d’abord – que nous engageons.
1923. Nous nous attablons dans un café du Ring, à Vienne. Andrés, après la prison en Allemagne, s’est réfugié à Moscou ; il est le secrétaire de l’Internationale des syndicats rouges. Il passe par ici en mission. Il m’apporte de sombres nouvelles. Lénine s’en va. Lénine est peut-être mourant. Lénine sait qu’il est fini. Il y a dans les yeux de Lénine une tristesse atroce. Il a peur de ce qui se fera après lui. Boukharine va le voir, dans les jardins de Gorki, caché derrière des buissons pour ne pas le troubler. Puis Boukharine revient, le regard brouillé, disant : « Il souffre inimaginablement, il a toute sa conscience… » Parfois, d’un signe, Lénine demande un journal et en épelle du bout des lèvres le titre… Lénine parti, la crise s’ouvrira ; nous connaissons bien les maladies de la révolution ; nous voyons se lever sur l’horizon de vastes ombres…
1927, Moscou. Andrés s’est rangé du côté de l’opposition. Il est de ceux qui réclament dans le parti bolchevique le droit de penser, le droit de parole ; et une réforme capitale du régime, en vue de revenir à la démocratie ouvrière. Hors de là, pas de salut, nous le sentons tous. Exclus du parti, limogés, bien entendu. Serons-nous déportés comme les copains ? Sa femme, ses deux fillettes, ses livres, sa table de travail, sa vie de grand travailleur, tout cela doit disparaître demain, quand, escorté d’hommes du Guépéou, il partira pour le Kazakhstan. Il ne part pas et s’en étonne : c’est à cause de son renom à l’étranger.
1931. La révolution soulève enfin des foules à Madrid. Andrés est accouru chez moi à Leningrad. Nous tenons conseil. Il rit comme un enfant. « Figure-toi qu’à Madrid les flics portent des pèlerines à revers rouges ; le troisième jour, ils les ont retournées. C’est ça, leur adhésion aux événements… » « Écoute encore, mon vieux. On a vu des milliers de types faire la file aux portes des permanences du parti de Primo de Rivera : ils venaient se désaffilier d’urgence, tu saisis… Un archevêque s’est désaffilié par télégramme. C’est un monseigneur prudent et pressé… » Le comique du drame, Andrés le comprend à fond. Il enverra demain au Comité central une sommation écrite d’une telle encre qu’il faudra bien ensuite qu’on le f… en prison ou qu’on le laisse partir… Si c’est la prison qui l’attend, je ferai ceci, cela, le peu que je pourrai. Si c’est la libération, il tâchera de m’aider à sortir de ma demi-captivité. Je me souviens nettement d’un mot de lui. « D’ailleurs là-bas aussi, je dois me préparer à encaisser pas mal de prison… Ce sera rudement compliqué, la révolution espagnole… » Peu de temps après, je reçus de lui une carte timbrée de Riga…
1932. Olga – sa femme – m’envoie de Barcelone un mot où pointe l’angoisse. La réaction semble l’emporter après les révoltes anarchistes. Andrés, arrêté, a été conduit dans le Midi, peut-être pour être traduit en cour martiale, peut-être pour être déporté en Afrique… J’avertis des amis de France, mais ils ne recevront jamais ma lettre. Et je ne saurai plus rien d’Andrés. À l’autre bout de l’Europe, je suis moi-même coffré : j’en ai pour des années.
1936, Bruxelles. Ses lettres m’arrivent enfin, hâtives, bousculées, pleines de faits et de force. Il est à la tête d’un parti ouvrier d’extrême gauche, formé d’anciens communistes opposants, résolument hostiles au stalinisme totalitaire. Il mène une rude partie, entre les anarchistes qui ne voulant point « faire de politique » en font souvent, avec le plus beau courage, de fort mauvaise, les républicains indécis, bourgeois au fond, l’intrigue stalinienne grandissante… Il voit dangereusement clair, avec sa longue expérience de Russie. Pendant les premiers mois, conseiller à la Justice du gouvernement catalan, il légalise la révolution dans le droit, simplifie d’une main rude les procédures, crée les tribunaux populaires. Les staliniens exigent son éviction du pouvoir et, comme ils ont des arguments fort persuasifs (voyez armement…), l’obtiennent…
Juin 1937. Le 17, une mauvaise nouvelle nous est parvenue. Andrés Nin vient d’être, hier, arrêté à Barcelone et emmené à destination inconnue par des policiers staliniens. On affirme qu’il a été aussitôt assassiné. Le gouvernement de Valence ne sait rien, celui de Barcelone ne peut rien. Des amis prennent le train, arrivent là-bas. Ce sont des socialistes et des syndicalistes anglais et français. Le ministre de la Justice, M. Irujo*, les rassure. Nin est vivant, tout le monde est fixé sur les énormes accusations calomnieuses formulées contre lui ; mais il est à Madrid dans une prison particulière du parti communiste, dont il va falloir le tirer…
Et c’est fini. On n’a pas pu l’en tirer. Personne ne sait ce qu’il est devenu, ce qu’est devenu l’un des tribuns les plus ardents du prolétariat d’Espagne. Qu’on l’ait embarqué pour la Russie ou assassiné dans une ruelle, comme l’affirment des rumeurs – c’est fini. Adieu, mon ami. Ta grande vie courageuse nous reste, semée d’œuvres et d’action. Ta mort terrible nous reste aussi. C’est jusqu’au bout, comme toi, qu’il faut tenir pour que le socialisme soit libre.
21-22 août 1937
Une fois de plus, dans ce flot de terrifiantes nouvelles, qui, sans interruption, nous arrive de Moscou, avec la disparition d’un président du conseil (Soulimov, président du Conseil des Commissaires du Peuple de la République Socialiste Fédérative des Soviets de Russie), la disparition d’un membre du Bureau politique (Roudzoutak*), l’exécution de soixante-douze cheminots à Irkoutsk, je retrouve un nom familier et dont l’importance est symbolique. Je signalais récemment ici même la disparition du grand écrivain soviétique Boris Pilniak ; voici que s’en va à son tour, dénoncé comme un traître, le plus réputé des poètes communistes russes, Bézymenski.
… Je me souviens d’un misérable petit logis de Moscou vers lequel, en 1926-1927, je m’acheminais toujours avec joie. Là vivait, dans les minuscules chambrettes délabrées d’un ancien couvent, un grand jeune homme d’une singulière laideur – très haut front dégarni, profil chevalin, mâchoire anguleuse – qui était une des intelligences les plus remarquables de notre jeune génération. Chef de file à trente-deux ou trente-quatre ans, il faisait figure de théoricien de la littérature communiste la plus intolérante, la plus conquérante, la plus rigoureuse dans ses aspirations, la plus exaspérante à quelques égards… Il aspirait à tout renouveler pour la révolution, à tout repenser du point de vue du parti, à imposer une âme nouvelle à la poésie, au roman, à la critique… Fils de petits artisans juifs, ancien combattant de [la] guerre civile dans la région de la Volga, Georges Lélévitch était l’animateur du groupe Au Poste – Na Postu –, un poste de combat. Il vivait très pauvrement avec sa compagne et son petit Varlin. Il y avait, au-dessus des paperasses de sa table de travail, un portrait en carte postale de l’autre Varlin, le grand, le fusillé de la Commune. Où est Lélévitch aujourd’hui ? Il y a près de trois ans qu’un entrefilet de presse nous apprenait son départ pour un camp de concentration. Avec lui partait pour les mêmes travaux forcés, son ami, le critique littéraire le plus mordant de la presse communiste de Leningrad, – Georges Gorbatchev…
C’est chez Lélévitch que je rencontrais un jeune athlète un peu voûté, au visage très jeune, au front énorme sous lequel brillèrent de charmants yeux bleus. « Voici, me dit Lélévitch, notre poète le meilleur, le vrai créateur de la poésie des jeunesses communistes… » et dans l’intimité, il ajouta : « Un type magnifique, jeune à jamais, avec une âme de vrai bolchevik… ».
Bézymenski allait de succès en succès, non sans mérites réels. Un poème intitulé La carte du parti venait de faire sa célébrité. Toutes les anthologies le reproduisirent. Il maniait une langue vive, expressive, familière ; il disait avec une simplicité qui atteignait quelquefois à la puissance, les sentiments de la jeune génération révolutionnaire, pour laquelle la carte du parti symbolisait à la fois une discipline, un dévouement total, le sens d’une vie consacrée à un noble service, la marche au socialisme. On se suicidait en ce temps-là pour ne point survivre à l’exclusion du parti. Bézymenski fit du théâtre : des pièces à thèse, bien entendu, passionnées d’abord, officielles ensuite. Dans les clubs ouvriers, aux congrès du parti, on le voyait, délégué par les jeunesses, – le Komsomol –, se dresser à la tribune pour proclamer d’une voix habile, bien timbrée, qui scandait énergiquement et juvénilement les mots, la grandeur de l’époque… Il refaisait sans fin la louange du grand parti, l’appel à l’héroïsme quotidien, le panégyrique versifié du Chef…
Et les années passaient. Presque tous ses amis subirent la persécution, ayant quelque peu discuté ou pensé… Bézymenski s’adaptait, louvoyait, demeurait le poète officiel, une sorte de lauréat permanent, avec une production assez égale, moins originale que celle d’un Maïakovski, mais beaucoup plus conforme aux besoins de l’agitation. Sa réputation grandissait, les journaux lui payaient au prix fort chaque strophe, on le tirait à millions ; il était à la fois de la Pravda et des Izvestia, les deux quotidiens de l’État. À vrai dire, la poésie ne comptait plus guère dans son œuvre, dont toute spontanéité s’était évaporée. Mais parmi les gens de lettres du service de la propagande, il se plaçait au tout premier rang, par la conviction, le zèle et le talent.
Depuis des années, nous ne nous serrions plus la main. Je ne lui pardonnais pas, en mon for intérieur, d’avoir lâché tous ses camarades de naguère, emprisonnés ou déportés. Je le trouvais trop habile. Les vers qu’à l’occasion des procès successifs il publiait dans les journaux pour réclamer, selon les circonstances, la peine capitale pour des ingénieurs, des vieux socialistes ou des compagnons de Lénine m’écœuraient. Les plus navrants de ses vers-là, il les donna, il y a deux mois, à l’occasion de l’exécution du maréchal rouge Toukhatchevski, « cette vermine de Toukhatchevski », clamait-il, – déjà suspect lui-même à ce moment, déjà menacé, déjà réduit sans doute à rimer ça pour tenter d’échapper par la surenchère au glaive suspendu sur sa propre tête…
Il ne devait pas y échapper.
… C’est fait. On dit en Russie que l’exclusion du parti signifie « la mort politique ». On sait qu’elle entraîne pour l’écrivain ou le poète l’impossibilité de publier désormais une ligne. Le plus souvent, pour le militant, elle entraîne aussi l’internement dans un camp de concentration… Bézymenski, chassé du parti, il y a quelques jours, disparu aussitôt, est fini. Le plus remarquable des poètes communistes vient d’être supprimé d’un trait de plume. Et ce n’est dans le grand drame où disparaissent deux générations révolutionnaires, l’héroïque de 1917-1926 et la bureaucratique de 1926-1936, qu’un épisode parmi des milliers d’autres…
28-29 août 1937
On sait que l’Italie s’est engagée, comme les autres puissances, à ne point intervenir dans la guerre d’Espagne. On sait aussi que les procédures de la non-intervention lui ont surtout servi à dissimuler, faciliter, imposer, une intervention de plus en plus massive, devenue ces derniers temps terriblement efficace. On sait enfin qu’elle n’est point seule à se comporter de la sorte, en d’autres termes à ne souscrire des engagements solennels que pour les violer aussitôt en plein jour. Il faudrait remonter loin dans l’histoire pour retrouver tant de cynisme au service de tant d’insolence ; et cela nous montre combien profonde est la régression morale accomplie par les États totalitaires dans les rapports de nations à nations. On avait mis des siècles d’efforts à atteindre à un certain minimum de bonne foi dans l’exécution des traités ; il fallait tout de même de véritables cataclysmes sociaux pour qu’ils devinssent, comme en 1914, des « chiffons de papier… ». Ces résultats, acquis au xixe siècle par la civilisation capitaliste à son apogée, sont aujourd’hui perdus.
Je ne veux m’arrêter, pour l’heure, que sur des faits patents qui devraient être largement connus s’il y avait une grande presse d’information à peu près digne de sa tâche. Mais ceux qui réduisent la diplomatie à la duplicité réduisent aussi la presse au mensonge. Il faut donc chercher la documentation sur ces choses dans des publications quasi confidentielles. Le Carnet du diplomate inconnu, rédigé à Paris avec un soin remarquable, m’apporte sur l’intervention fasciste italienne en Espagne un dossier impressionnant, exclusivement constitué d’aveux découpés dans la presse de Mussolini. Feuilletons-le ; nous comprendrons mieux ensuite pourquoi les travailleurs d’Espagne, en dépit du sang versé à flots, en dépit de l’héroïsme prodigué, en dépit des plus beaux exploits, n’ont pas encore vaincu ; et ce qui, en menaçant leur avenir, nous menace tous…
L’offensive contre Bilbao a été menée par des légionnaires italiens, les Flèches noires, sous un commandement italien, à la suite d’un ordre du Duce qui entendait venger ainsi la défaite subie par ses troupes à Guadalajara. La Stampa de Rome parle le 15 juin du rôle joué dans la bataille par les « cinquante trimoteurs de bombardement de l’aviation légionnaire ». Une dépêche de Rome à Paris-Midi (27 mai) exprime ainsi le sentiment des dirigeants fascistes : « Bilbao conquise, ce serait la première fois depuis l’Empire romain que les légions romaines arriveraient à l’océan où règne l’Angleterre ». Le 18 juin, M. Virginio Gayda, journaliste officieux 76, déclare dans le Popolo d’Italia : « Aux combats victorieux (du front basque) participent avant tout, avec des fonctions vitales, les brigades des Flèches noires, composées, on le sait, d’Espagnols et de volontaires étrangers, en grande partie Italiens, sous commandement italien. »
En somme, Mussolini a jeté le masque ; il serait même déplacé de l’accuser encore d’hypocrisie. La presse de la péninsule publie les listes des morts du front d’Espagne. Un article du Popolo d’Italia (du 17 juin), annonçant que « Les morts de Guadalajara seront vengés » a été affiché dans tous les locaux du parti fasciste : c’est que, non signé, il est de la plume du Duce. La menace s’y mêle à une jactance bouffonne et à ces rhétoriques de la haine que les tyrannies totalitaires ont mises à la mode. Le Duce s’attache à démontrer que Guadalajara ne fut pas une défaite, mais « au contraire… une victoire italienne que les éléments ne permirent pas d’exploiter à fond… » Si « un repli exécuté dans un ordre parfait fut présenté comme une catastrophe », la faute en est à la presse des pays démocratiques dont l’attitude est ainsi dépeinte :
« Les hyènes au visage humain se jetèrent sur le sang versé de la jeunesse italienne comme s’il s’était agi de whisky, et elles perdirent tout reste de pudeur, comme il arrive aux lâches et aux canailles quand la peur est passée ».
La Stampa du 20 juin déclare : « Pour nous, Italiens, la conquête de Bilbao est un motif de juste orgueil ; c’est une page extrêmement lumineuse qui s’ajoute à la tradition de gloire guerrière de notre terre ». Désormais, par ordre supérieur, les noms des légionnaires tombés en Espagne seront honorés comme ceux des morts d’Ethiopie…
Enfin, Bilbao prise par les nationalistes, – c’est-à-dire par les alliés de l’étranger contre la nation, – le général Franco adresse à Mussolini une dépêche de remerciements de vassal à suzerain, dont voici le texte :
« Au moment où les troupes nationales entrent victorieusement à Bilbao, je vous envoie mon salut le plus enthousiaste, ainsi que celui de cette armée orgueilleuse d’avoir répondu à la confiance placée en elle par son peuple et par son Duce, en vous priant de bien vouloir communiquer à S.M. le Roi-Empereur la nouvelle de ce succès, ainsi que de lui exprimer les meilleurs sentiments du peuple espagnol et du généralissime Franco. »
Un article du Duce annonce alors, après la liquidation prochaine du front nord, l’offensive décisive contre Madrid. « L’Italie fasciste n’a pas été neutre, – écrit Mussolini, – elle a combattu et la victoire sera aussi la sienne. » Le correspondant du Temps à Rome note à ce propos le 26 juin : « Le Duce abat son jeu sur la table. C’est un jeu découvert, dont toute diplomatie paraît absente. »
C’est un jeu qui peut mener loin. Ne nous en dissimulons pas la gravité : deux puissances européennes formidablement outillées ont ouvertement entrepris de saigner un peuple pour lui imposer, avec la complicité du gros des classes riches, un despotisme totalitaire. Si elles y arrivaient, se tiendraient-elles pour satisfaites ? Pourquoi s’arrêteraient-elles en si beau chemin ?
Considérons cet immense péril bien en face. Mais gardons aussi le sens de l’histoire. L’histoire continue son cheminement. Elle en a vu s’écrouler, des colosses aux pieds d’argile ! Les régimes totalitaires sont fondés à la fois sur l’oppression des masses et sur l’oppression de la personne ; en ce sens, ils vont à l’encontre de l’intérêt vital des collectivités et de l’individu ; ils portent dès lors leur condamnation en eux-mêmes. Quelles que puissent être les souffrances qu’il leur appartient encore d’infliger à l’humanité, ils passeront ; et le jour viendra où ils auront à payer – terriblement – leurs dettes…
4-5 septembre 1937
Posons-nous la question sans ménagements. Aussi bien hante-t-elle la conscience des militants et lui ai-je déjà entendu donner, dans l’intimité, des réponses pessimistes. Après Bilbao, après Santander, la victoire de l’Espagne républicaine est-elle encore possible ?
… Cette victoire était facile, tout au début de la sédition. Mais le gouvernement démocratique, qui était tout de même un gouvernement bourgeois, hésitait à armer les masses laborieuses et à leur donner les « réformes de structure » capitales pour lesquelles ouvriers et paysans se furent battus de toute leur âme. Pendant ce temps, les trimoteurs Caproni arrivaient par dizaines au Maroc espagnol… Nombreux, ardents, animés d’un esprit révolutionnaire dont les mineurs socialistes des Asturies, les ouvriers syndicalistes et anarchistes de Catalogne, les paysans communisants de l’Andalousie avaient donné maintes preuves, les travailleurs pouvaient et devaient encore vaincre promptement un, deux, trois mois plus tard. Il semble bien que la duperie de la non-intervention fut le facteur décisif de leur échec. Sans doute manquaient-ils de discipline et d’organisation militaire ; mais, à ce moment, leur moral était tel qu’en politique intérieure, ils eussent imposé tout ce qu’ils eussent voulu ; et c’est même cette conviction qui les empêcha de faire la loi. Ils se sentaient les maîtres, ils crurent pouvoir différer de se montrer tels pour d’abord gagner la guerre. Œuvre difficile que d’improviser une armée. On avait les hommes, on avait la foi ; on manquait de poudre, de cartouches, d’équipements, d’artillerie, de tout. À ce moment précis, l’accord de non-intervention ferma brusquement les frontières pour le gouvernement légal et pour lui seul ; car aucun contrôle effectif n’existant, l’Allemagne et l’Italie continuèrent leurs envois d’hommes et de matériel. C’était bien, sous les yeux du monde, la plus insultante comédie qui se puisse concevoir.
Après deux mots de tergiversations à Moscou, le matériel russe intervint enfin, dans une mesure beaucoup plus faible, mais salvatrice tout de même. Seule, jusqu’alors, la République Mexicaine (qui continue, souvenons-nous-en, une révolution populaire, surtout paysanne, victorieuse depuis un quart de siècle) avait, au grand jour, offert à l’Espagne antifasciste un peu de matériel de guerre. La solidarité ouvrière internationale agissait aussi. Quand on saura tout ce qu’elle a fait, on s’en étonnera. L’action socialiste, le matériel soviétique, la décision des militants espagnols sauvent Madrid. À ce moment encore, fin 1936, la victoire populaire serait relativement facile. Franco manque d’hommes. Il a vidé le Maroc, épuisé la jeunesse réactionnaire et catholique enrégimentée dans ses troupes. Si la non-intervention dont on ne cesse de gravement délibérer à Londres n’était violée que par la contrebande de guerre, Franco perdait la partie. On aurait beau lui faire passer, par le Portugal, des chars d’assaut et des mitraillettes, il n’a pas d’hommes pour s’en servir : car il ne peut pas mobiliser les travailleurs et leur confier son armement. Des divisions entières, amenées d’Italie, commencent alors à débarquer dans la péninsule. M. Eden, interrogé à ce sujet à la Chambre des Communes, par un député travailliste, répond sans rire à son « Très Honorable collègue » — « qu’il n’a pas confirmation de ces nouvelles… »
Après Guadalajara, l’intervention massive des Italiens ne fait plus aucun doute. Mussolini avoue la défaite de ses légionnaires dans un article retentissant (et ridicule à souhait) où il déclare que ce fut, à la vérité, une victoire, mais que les vainqueurs qui ont pris la fuite ou qui sont morts seront vengés. Il annonce l’offensive italienne sur Bilbao et, après le nettoyage du Nord, l’attaque suprême sur Madrid. La presse européenne feint d’ignorer ces éclats de voix qui se répercutent par toute l’Italie.
Pourquoi ? C’est qu’en Angleterre, des éléments conservateurs qui sont au pouvoir préféreraient nettement une Espagne fasciste à une Espagne socialisante. Des journaux officieux tiennent ce langage : « Le général Franco remet de l’ordre en Espagne. Il inflige la défaite à une conspiration qui nous menace tous. » (Morning Post, 19 juillet). Le même jour, le Daily Mail écrit : « Les meurtriers rouges ne pourront pas gagner la bataille : on ne le leur permettra pas… » L’intervention fasciste en Italie a donc des complices dans les milieux dirigeants de la politique anglaise et qui exercent sur la politique française une puissante influence : car la France tient avec raison à la collaboration britannique sans laquelle sa sécurité serait immédiatement compromise. (La sottise des conservateurs anglais aveuglés par l’esprit de classe me rappelle ici un mot du maréchal Foch prononcé en 1919 : « Plutôt Ludendorff que Liebknecht ! ». Ainsi fut fait. On en voit les suites et ce n’est pas fini… L’esprit de classe de la haute bourgeoisie, trahissant toutes les nations, mène l’Europe capitaliste au cataclysme). À partir de juin, un nouveau facteur joue, accroissant l’arrogance de Mussolini. Staline vient de décapiter le haut commandement de l’Armée rouge. Les sanglantes épurations qui se suivent sans discontinuer en URSS révèlent un régime affaibli par des contradictions sociales extrêmement graves. Les mêmes numéros des journaux italiens qui se félicitent de la liquidation du bolchevisme en Russie publient que les « Flèches noires », commandées par le fameux général « Barbe-électrique » vont à l’assaut de Santander. Tout se tient dans ces guerres d’États qui ont de plus en plus tendance à se confondre avec la guerre des classes.
Et maintenant ? Les Asturies tiendront-elles ? Le Nord conquis, 80 000 Italo-Allemands ne vont-ils pas foncer sur le front de Madrid ou de Barcelone ? Possible. Remarquez que cette troupe de choc ne suffit pas, loin de là, à conquérir la moitié la plus industrielle, la plus peuplée, la plus organisée, la plus armée de l’Espagne. Pour vaincre, il faudrait que Mussolini doublât, triplât, quadruplât ses effectifs en Espagne, – et ce ne serait pas facile pour une foule de raisons. La chute de Bilbao a été, comme celle de Malaga, le fruit d’une trahison. Celle de Santander a des causes sociales complexes que nous ne connaissons pas bien.
La continuation de l’intervention italo-allemande dans la péninsule dépend d’une foule de facteurs internationaux dont l’aplomb et le cynisme du Duce est tout juste l’un… La résistance de l’Espagne républicaine dépend de ses possibilités techniques, de beaucoup améliorées en un an, et de son moral. Mais en une pareille guerre, le moral c’est avant tout le social. C’est de l’unité intérieure des travailleurs d’Espagne, de leur foi en l’avenir, de leur volonté de s’ouvrir de nouveaux chemins, de leur audace à certains égards, plus peut-être que de la stricte organisation militaire que dépend leur capacité de vaincre. La Russie révolutionnaire de 1919 avait perdu les cinq sixièmes de son territoire : la France, l’Angleterre, l’Allemagne, le Japon intervenaient activement contre elle. Elle pouvait paraître condamnée. Mais ses conquêtes sociales donnaient aux masses de telles raisons nouvelles de vivre et de vaincre qu’elles en devinrent pratiquement invincibles. Les analogies historiques ne doivent jamais être prises à la lettre, cela va de soi. La victoire de l’Espagne laborieuse me parait cependant, à ce jour, plus que possible, probable, si la République sait affirmer dans son régime intérieur une éclatante supériorité sociale – et morale – sur le fascisme. Des luttes de tendances peuvent et doivent se poursuivre en son sein, sans mettre en question l’essentiel qui comprend la démocratie ouvrière et les conquêtes économiques des masses laborieuses. En ce sens, l’ardeur révolutionnaire de la Catalogne – et des avant-gardes ouvrières dans le reste du pays – est certainement une force magnifique, susceptible, malgré ce qu’elle comporte d’instable et de risqué, d’assurer de durables victoires. La réprimer, même en prétendant mieux faire la guerre par ce moyen, pourrait être promptement funeste.
11-12 septembre 1937
On trouve, dans une lettre de Marx à Lafargue*, cette petite phrase ailée : « Ce qu’il y a de certain, c’est que moi je ne suis pas marxiste… » Elle complète harmonieusement dans mon esprit cette autre, dite ou écrite par Proudhon : « Il y a des gens qui se disent proudhoniens : ce doit être des imbéciles. » Que nous enseignent là les deux grands révolutionnaires ? Que la lettre tue l’esprit ; que la fidélité aux formules d’une pensée, si grande et juste que soit cette pensée, à une époque et dans des circonstances données, devient, quand les circonstances ont changé, doctrinarisme verbal et stérile, infidélité à l’esprit véritable, inintelligence, incapacité. Nul ne le sut mieux que Marx, nul ne vécut plus loin que lui de tout dogmatisme : et c’est ce qui confère à son esprit réellement scientifique, à son intransigeance réellement révolutionnaire, un dynamisme tel qu’un demi-siècle après sa mort sa pensée nous domine, nous entraîne, nous unit, nous divise, nous éclaire avec une incomparable puissance. « En Russie ses enseignements sont doctrine d’État ; les pays fascistes veulent les annihiler ; les billets de banque des territoires soviétiques chinois portent son effigie ; on a brûlé ses livres en Allemagne ; presque tous les partis de l’Internationale socialiste, tous les partis communistes professent le marxisme », écrit fort justement son plus récent biographe, Boris Nicolaïevsky. Et ce vaste tableau, brossé en quelques lignes, nous montre que le marxisme subit aujourd’hui la destinée des grandes religions qui furent toutes les idéologies de grandes révolutions sociales, persécutées d’abord, puis persécutrices, devenant dogmatiques à leur tour et finissant par se renier en quelque sorte elles-mêmes. Des apôtres humbles et fervents qui étaient les propagandistes d’une révolution sociale et morale appelée à bouleverser le monde antique, un Pape ceint de la tiare, souverain temporel, richissime, sacrant les monarques, patronnant toutes les puissances établies – on voit la distance et elle est incommensurable. Sous nos yeux, une autre évolution analogue, et qui a ses inquisiteurs aussi, s’est accomplie. N’avons-nous pas vu un grand parti révolutionnaire – marxiste – prendre le pouvoir à la tête des masses laborieuses, prodiguer les sacrifices et les exemples d’abnégation, s’ouvrir tous les chemins de l’avenir à l’aide d’une doctrine vivante et virile, puis s’alourdir de ses conquêtes, se bureaucratiser, désapprendre la pensée socialiste libre, la parole libre, perdre la virilité des convictions individuelles, bâtir un État totalitaire, y imposer le culte du chef « génial et solaire », y massacrer hideusement les survivants des époques héroïques ? Justement parce que cette effroyable expérience historique se déroule sous nos yeux et parce qu’elle engage le marxisme, il faut plus que jamais que nous en appelions à Marx, il faut que nous le retrouvions. Sans lui tout ceci ne serait que cauchemar désespérant, d’ailleurs inintelligible. Nos adversaires ne manqueront pas d’en tirer cette conclusion contre le socialisme. Car ils ont fait litière de toute bonne foi ; et l’esprit scientifique dont Marx fut, avec Darwin, Berthelot, Claude Bernard, Humboldt, l’un des plus clairs représentants de son siècle, est avant tout bonne foi. Sitôt que nous revenons à lui, nous nous apercevons que l’explication du drame de la révolution russe, de la passion et de la mauvaise foi des adversaires du socialisme, de l’évolution entière de la société moderne, ne nous est fournie que par sa méthode d’investigation de l’économie et de l’histoire ; et que la corruption même d’une doctrine marxiste, appauvrie par la pénurie d’hommes dans un vaste pays d’une structure économique arriérée, isolée par surcroît dans son nouveau régime de la propriété, ne nous devient compréhensible qu’à la lumière de la science de Karl Marx. Les philosophes libéraux se complaisant dans l’usage de vieilles phrases, disent sentencieusement que « les révolutions dévorent leurs enfants… » Le marxiste hausse les épaules et répond : « Quelle est donc la répartition du revenu national ? Quelle est la moyenne des salaires réels au bas de l’échelle sociale et en haut ? Chiffres en main, je constate qu’il y a de nouveau des privilégiés et des exploités et dès lors je comprends que les uns fusillent les autres ou du moins ceux qu’ils redoutent de voir devenir les porte-parole des autres… Ce n’est qu’un fait de lutte de classes… »
Ces réflexions, je les fais à l’occasion d’un beau livre qui nous rend Marx accessible comme si nous le voyions vivre, comme si nous l’entendions parler, là, tout près, derrière la cloison. Le Karl Marx de B. Nicolaïevsky et O. Maenchen-Helfen (Gallimard 77) a ce mérite unique. Il est en outre à jour, tenant compte des dernières recherches ; et ni pédant ni sec. J’espère y revenir ici même, car c’est un livre infiniment riche dont nous avons tous à tirer profit.
Marx travailla plus de vingt années à écrire Le Capital. La misère, à Londres, faillit le briser. Je me souviens d’avoir vu au Musée Marx de Moscou, organisé par Riazanov* (qui a disparu depuis dans les prisons), ce simple billet de Marx à Engels : « Ma fille est malade, nous sommes dans les transes et pas de quoi payer la consultation d’un médecin… » (Je cite de mémoire.) « Tout bien considéré, écrivait-il en février 1862, une vie si misérable ne vaut pas d’être vécue. » « En septembre 1862, Marx sollicite un emploi dans un bureau de chemin de fer, mais sa mauvaise écriture fit rejeter sa demande… » Le Titan fléchissait. L’amitié d’Engels le sauva. Il faut suivre sa vie pas à pas pour comprendre ce qu’il nous apporte d’exemple outre son œuvre impérissable. Il faut le voir combiner sans cesse l’intransigeance la plus intelligente à la souplesse et au plus grand respect humain, pour redécouvrir l’esprit véritable du marxisme. C’est ainsi qu’en 1881, mécontent des social-démocrates allemands qui poursuivaient une activité semi-illégale, il s’abstenait cependant de les critiquer tout haut, écrivant à un ami : « Il ne sied pas que ceux qui… sont tranquilles à l’étranger, fassent le jeu de la bourgeoisie et du gouvernement en rendant plus difficile encore la position de ceux qui militent en Allemagne… au prix des plus grands sacrifices personnels… »
L’homme avait ses faiblesses ; mais son tempérament passionné, support d’une conviction ardente, se doublait d’une sagesse essentiellement humaine.
18-19 septembre 1937
Il y a des mots fétiches dont nous aimons tous le sens mal déterminé. Ils séduisent ; j’allais dire qu’ils grisent. Leur fortune n’est proportionnée ni à leur utilité ni à leur contenu ; elle a quelque chose de magique. Dès lors le fallacieux s’y mêle à l’exaltant, le toc au sens profond. Autour de ces mots se cristallisent les sentiments : des passions en naissent. Leur sens varie avec les époques. Les rapports sont évidents et presque directs entre cette mythologie du langage et les luttes sociales. Tels mots, tour à tour, acquièrent une valeur inattendue ou se déprécient, s’éteignent. Le Roi, la royauté, mots sacrés jusqu’à la révolution française ; mais ensuite c’est à la nation, à la république que l’on pense et se dévoue. De notre temps, quelles richesses, quelles déceptions, quelles espérances, quelles complexités dans le mot révolution ! De 1917 à 1927 environ, en révolution russe, il n’est de patrie que prolétarienne ; l’idée de l’Internationale aimante tous les esprits. Et voici que le nouveau régime de l’URSS remet en honneur le concept national de patrie ; en deux lustres la signification du mot bolchevisme a radicalement changé.
Songez aussi à l’emploi que l’on fit pendant la grande guerre, pour la mobilisation morale des masses, des mots droit, civilisation, liberté, culture, barbarie… Le même emploi, du reste, des deux côtés de ces frontières de sang qu’étaient les tranchées. L’ennemi est toujours le barbare ; notre force défend toujours le droit ; nous possédons la vérité… Sans ce naïf bagage d’illusions (et de mensonge à soi-même accepté par lâche complaisance envers soi-même), l’homme n’irait pas tuer son prochain et s’exposer à la mort… Il a besoin de se justifier ainsi. Le fond de cette hypocrisie est encore le respect humain ; et la puissance des idées fausses provient de ce qu’elles copient les idées vraies ; ce sont des simulacres que l’on prend pour des réalités. Les maîtres du monde, gouvernants et classes riches, en usent pour tromper les masses, on comprend fort bien à quelles fins ; les masses se laissent tromper parce qu’on ne manque jamais de les prendre par leurs aspirations les plus saines – et parce que la réalité est tellement inacceptable qu’il faut bien, pour s’y résigner, fermer les yeux, se réfugier dans le mensonge. Ici, de la simple méditation sur certaines fonctions du langage nous sommes près de dériver sur l’origine des religions. N’allons pas si loin aujourd’hui. Aussi bien ne pensai-je tout à l’heure qu’à un mot fétiche dont le récent succès, à la fois trompeur et significatif, mérite l’attention : le mot culture.
L’abus qu’on en fait montre combien il est riche – et combien dangereux. N’ayez pas la malice de demander à l’interlocuteur qui vous en parle de vous expliquer ce qu’il entend par culture : ce n’est point chose facile. L’incontestable c’est que les hommes d’aujourd’hui sont attachés à l’idée de culture, exploitée dès lors pour les mener où ils ne voudraient pas aller… Les États fascistes prétendent défendre la culture occidentale contre le bolchevisme. N’ai-je pas lu dans une gazette soviétique que le salut de la nouvelle culture socialiste (mais oui !) commande d’exterminer sans pitié toute opposition ? Tout dernièrement, au cours de l’été, s’est tenu à Valence et Paris le deuxième congrès des écrivains pour la défense de la culture… André Gide, qui présida le premier, en 1935, n’y avait pas été invité 78. Les congressistes s’abstinrent de poser la question de la liberté d’opinion en URSS. Ils ignorèrent délibérément le sort fait aux plus renommés, aux plus doués de leurs confrères écrivains de là-bas, aux Pilniak, aux Voronski, aux Lélévitch*, aux Bézymenski* 79. Ils ignorèrent des choses non moins terribles qui se passaient sous leurs fenêtres… Qu’est-ce donc que cette culture invoquée par tant de haut-parleurs perfectionnés ?
Le mot fétiche déshonoré par des menteurs en service commandé a pourtant une signification bien claire qu’il nous appartient de lui rendre dans le combat des idées. La culture d’une société ne se définit évidemment ni par son outillage technique ni par le nombre des bataillons bien bottés appelés à défiler dans les grandes circonstances devant la tribune des chefs. La production de papier imprimé – hélas ! –, le nombre des laboratoires, le creusement des canaux d’une mer à l’autre (surtout si c’est par la main-d’œuvre pénale) ne la définissent pas non plus. Tout cela n’est que civilisation matérielle, chose admirable, sans doute, mais fort susceptible de servir à l’organisation de funestes barbaries. Les guerres et les despotismes en font foi. Le degré de culture d’une société se définit par la condition de l’homme. Le degré de culture d’un homme se définit par son attitude envers autrui. Culture veut dire en définitive respect de l’homme. Vous prétendez défendre la culture ? Dites-nous comment l’homme est nourri, vêtu, logé, respecté sous votre loi. Dites-nous s’il est libre. Libre de penser tout haut. Libre de connaître la vérité sur vous-même, sur lui-même, sur nous tous. Respecté dans ce qu’il a de plus précieux : son esprit… – Vous vous taisez ? Vous vous apprêtez à invoquer la Race, le pur Aryanisme, l’Empire, la Latinité, la haute sagesse du Chef génial, le salut de la patrie pour justifier les camps de concentration, la censure, le bourreau-fonctionnaire, la presse et la littérature standardisées ? Vous bafouez la culture parce que vous bafouez l’homme.
25-26 septembre 1937
Les exécutions continuent en URSS, à la cadence de six par jour, d’après les chiffres officiels : 183 personnes ayant été passées par les armes, entre le 4 août et le 2 septembre sous les inculpations ordinaires de sabotage, trotskisme, intelligence avec l’ennemi. Essayons encore de comprendre quelque chose à cette affreuse consommation quotidienne de sang humain, aux explications qu’on nous en donne, à ses graves conséquences économiques (les seules dont on parle parfois dans la presse soviétique).
Le directeur de l’industrie chimique près le commissariat à l’Industrie lourde, Rataïtchak, fut exécuté le 1er février, avec les accusés du procès Piatakov-Radek. Comme eux, il avait avoué s’être livré au sabotage et à la trahison. Moins de deux mois plus tard, le 21 avril, la Pravda publiait un discours du président du Conseil des commissaires du peuple, Molotov*, qui nous apprend que « l’industrie chimique dirigée par Rataïtchak avait, en 1935 et 1936, dépassé le plan de production établi par l’État »… Voilà donc un saboteur qui produisait mieux et plus que l’État ne lui demandait ! Molotov nous dit que ce fait n’est pas isolé. Deux dirigeants de l’Ouralwagonstroy – c’est-à-dire des Ateliers de construction de wagons de l’Oural –, Mariassine et Okoudjava*, avaient été également fusillés comme saboteurs. Nul de ceux qui avaient travaillé avec eux ou sous leurs ordres ne pouvant les croire coupables, une commission d’enquête gouvernementale fut envoyée (après la condamnation des deux chefs d’entreprise) dans les Ateliers de l’Oural où elle ne parvint à déceler aucun sabotage. Le président du Conseil l’accuse, de ce fait, de « myopie politique ». Il ne saurait mieux reconnaître que le sabotage n’est, en la circonstance, qu’une thèse politique.
Thèse coûteuse. Depuis dix-huit mois des milliers d’administrateurs de la production ont été révoqués, emprisonnés, fusillés sous cette inculpation, en réalité parce qu’ils appartiennent aux générations révolutionnaires et post-révolutionnaires éliminées en ce moment de la vie publique. Mais on ne supprime pas impunément la plupart des directeurs d’usines, de fabriques, de chantiers, de services compétents. Ces hommes avaient mis des années à se former, à se mettre au courant. De plus, les procès iniques qu’on leur a faits ont inculqué à leurs successeurs l’horreur des responsabilités, c’est-à-dire de l’initiative. Et voici que les deux grands quotidiens de Moscou – Pravda et Izvestia – nous apprennent le 17 septembre que pas une branche de l’industrie légère n’a accompli son plan pour 1937. Le pourcentage des malfaçons a augmenté ; les interruptions de travail ont doublé (ce qui suffirait à nous démontrer la carence d’initiative des nouveaux administrateurs). Le déficit des tissus de coton, par rapport à la production prévue, s’élèvera pour l’année à 350 millions de mètres, tandis que les fabriques accumulent des stocks de matières premières…
Le commissaire du peuple à l’Industrie légère, Lioubimov, vient d’être révoqué avec tous ses collaborateurs. Beaucoup, n’en doutons pas, sont en prison. Lioubimov avait eu le courage d’affirmer qu’il n’y avait pas de sabotage dans ses services… L’incompétence, l’inexpérience, la peur suffisent en effet à expliquer ces contrecoups de l’élimination brutale des dirigeants des années antérieures. Et il serait temps de cesser des épurations dont les conséquences s’avèrent désastreuses. Elles redoublent cependant, pour des raisons étrangères et même contraires à l’intérêt public.
À la veille de l’hiver – ce dur hiver des Russies avec ses froids de - 25 à - 30 °C – Moscou, une fois de plus, se trouve démunie de combustibles. 600 écoles n’ont ni bois ni charbon. Quantité d’immeubles sont dans le même cas. Les réserves sont sensiblement inférieures à celles de l’année dernière : de 50 % pour la houille. Que faire ? On réunit une conférence des collaborateurs du Mos-Gor-Top, le Trust des combustibles de Moscou. Le directeur du Trust, Nogtev, explique que les épurations, dénonciations, arrestations l’ont privé de son personnel le plus qualifié et ont complètement désorganisé ses services… Est-ce de sa part courage ou désespoir ? Il ne peut pas ignorer ce qui l’attend. La Pravda du 11 septembre, qui relate toute cette affaire, voit là « une vile insinuation contre-révolutionnaire », et nous apprend que Nogtev a été sur-le-champ relevé de ses fonctions et que le Trust des combustibles sera soumis à une nouvelle épuration… Les Moscovites auront froid cet hiver !
Dans les deux cas cités, les choses suivent un cours inexorable. La production a été profondément désorganisée par la répression qui a frappé, avec la dernière rigueur, à peu près tous les hommes de la révolution d’Octobre, tous les vieux bolcheviks, tous les fonctionnaires et les administrateurs de la génération bureaucratique qui s’imposa entre 1927 et 1936. Constater aujourd’hui les effets de cette destruction des cadres, c’est mettre en accusation des nouveaux dirigeants et le chef infaillible qui a sacrifié ses serviteurs de la veille.
Le mal ne sera réparé, au seul sens économique du mot, qu’avec les années, après la normalisation du régime, quel qu’il devienne. Cette normalisation, il est vrai, on ne la voit pas encore poindre. De tout ceci se dégage, du point de vue des intérêts essentiels du socialisme, une leçon terriblement éclatante : la production collectiviste a besoin de liberté. Il faut que l’homme, dans l’usine socialisée, se sente libre de sa pensée, de sa parole, de sa critique, respecté dans ses droits élémentaires, sûr du lendemain, pour que la production puisse avoir un rendement normal. Sans démocratie, nous ne le redirons jamais assez, pas de production socialiste digne de ce nom, capable de progrès.
2-3 octobre 1937
Vous pourriez tout d’abord me faire observer qu’il n’y a pas de guerre sino-japonaise et même qu’il ne saurait y en avoir. Les deux puissances, en effet, ont signé le pacte Briand-Kellogg, de renonciation à la guerre 80… Il n’y a pas même de rupture diplomatique : les deux ambassadeurs sont restés à leurs postes. Il fut question pendant la première bataille de Shanghai d’un nouveau pacte de non-agression entre Nankin et Tokyo. Sans doute est-il apparu comme superflu puisqu’on n’en a plus reparlé. Donc, pas de guerre… Les survivants des bombardements de Shanghai, Canton et autres lieux sont peut-être d’un avis différent ; mais chacun sait que personne ne leur demande leur avis. Fort heureusement ! On en entendrait de belles, si les pauvres gens étaient un beau jour consultés sur ce qui se passe ! Rassurez-vous, les États totalitaires – et même les autres – prennent quant à cela leurs précautions.
Depuis de longues années le Japon traverse des crises sociales sur lesquelles nous savons trop peu de chose. Sa population continue de s’accroître. Avec la Corée, elle atteint 90 millions d’âmes, s’étant accrue de 7 298 000 en cinq ans. Cet empire insulaire surpeuplé manque de vivres et de matières premières. Il achète à l’étranger jusqu’à du riz, des fèves, du sucre ; il manque de minerais et de combustibles, bien qu’ayant fait des prodiges pour utiliser ses maigres ressources naturelles. La conquête de la Mandchourie peut donc apparaître comme lui ayant été en un certain sens nécessaire 81. Tant que les peuples n’auront pas appris à organiser leurs échanges dans un esprit d’aide mutuelle et de sauvegarde de l’intérêt commun, ils en seront réduits à refaire de temps à autre la carte à coups de canon. (Il fut un temps où, de même que les nations aujourd’hui, les villes, les ports, les châteaux guerroyaient entre eux pour la possession des ponts, la maîtrise de cours d’eau, le rançonnement des caravanes. Le temps présent passera comme a passé ce temps-là.) En réalité, c’est la crise sociale du Japon qui l’oblige à chercher des solutions à ses problèmes de ravitaillement et de débouchés dans les guerres de conquête. Un peuple mal nourri et durement exploité, nombreux, industrieux, intelligent, travaillé par des idées révolutionnaires, ne peut être maintenu en état de sujétion que par l’appel constant au sentiment national. La dictature des financiers et des militaires, à l’intérieur, a besoin d’être justifiée par des succès d’armes à l’extérieur. Cette situation n’est pas celle du seul Japon. Or il fallait ou s’entendre avec la Chine, c’est-à-dire renoncer vis-à-vis de ce pays à une politique de prestige et d’asservissement impérialiste, ou faire la guerre ; et pour la guerre choisir l’heure sans différer.
L’heure a paru bonne, au cours de l’été 1937. L’URSS, voisine menaçante, entrée depuis plus d’un an dans une grave période de troubles, venait de décapiter son haut commandement ; les grandes puissances occidentales, occupées par les conflits méditerranéens, paraissaient hors de jeu. La Chine, enfin, en voie de relèvement, d’année en année plus forte, plus outillée, plus capable de résistance, n’en est pourtant qu’au commencement de son réoutillage.
Contre l’impérialisme japonais, elle a trouvé une arme efficace dans le boycottage économique. L’année 1936 avait été très favorable à son agriculture. Elle reconstitue son réseau routier, construit des voies ferrées, achève la ligne Canton-Hankéou, augmente ses exportations (de 22 % en 1936), réduit le déficit de sa balance commerciale, poursuit sa réforme monétaire. L’Angleterre crédite ses entreprises ferroviaires… Ce n’est déjà plus une proie facile, malgré son délabrement séculaire ; dans peu d’années, ce serait une puissance difficile à entamer.
Des auteurs qui paraissent renseignés donnent à l’attitude du Japon une autre raison capitale : le manque de pétrole et, dès lors, la nécessité de se frayer une voie vers les gisements du Turkestan chinois – le Sin-Kiang 82, entré, de fait, depuis quelques années dans la sphère d’influence soviétique. Ainsi s’expliquerait la poussée japonaise vers la Chine du Nord d’où partent les voies d’accès du Sin-Kiang. L’URSS, mieux placée pour pénétrer dans ces régions, semble n’avoir pas été prise au dépourvu. Renonçant depuis plus de deux ans à créer une Chine soviétique au cœur de la Chine agricole et industrielle, les armées rouges s’étaient retirées vers les routes du Sin-Kiang précisément, et rapprochées de la Mongolie 83. Puis, les communistes chinois avaient négocié leur ralliement à Tchang Kaï-chek, leur bourreau de 1928. Maintenant tout est consommé : le gouvernement de la Chine soviétique a prononcé sa propre dissolution, l’armée rouge s’intègre dans les forces régulières – du gouvernement de Nankin… L’union sacrée est faite contre l’envahisseur. Du point de vue actuel de l’Internationale communiste qui a commandé cette capitulation, les guerres civiles poursuivies depuis 1927 pour créer à tout prix une Chine soviétique apparaissent comme ayant été criminelles. Mais personne ne demande des comptes aux stratèges qui, en dix ans, changent de buts, de tactique, de langage, d’alliés, ne se souciant pas davantage du sang versé hier que de celui qu’ils verseront demain…
Assistons-nous au début de la grande guerre du Pacifique ? Le Japon seul y semble prêt, mais ses gouvernants ne peuvent pas ignorer qu’à poursuivre des solutions totales ils risqueraient fort une catastrophe totale. Même localisée, une guerre de longue durée les affaiblirait en présence de rivaux plus puissants que leur adversaire immédiat : l’URSS et les États-Unis. La guerre les tente autant que les dirigeants des puissances fascistes d’Europe ; mais comme ces derniers ils doivent bien se douter qu’elle leur coûterait assez probablement la tête…
9-10 octobre 1937
Un intellectuel sans le sou, et qui de plus estime qu’il est ici-bas des valeurs plus importantes que l’argent ; que l’on peut vivre de peu, afin de s’offrir le luxe très rare de regarder, de réfléchir, de comprendre et de matérialiser sur le papier une pensée libre et sincère, un intellectuel en chômage, dis-je, s’étant retiré quelque part en France dans un coin perdu, se met à tenir un journal. Puis il trouve un éditeur (là, nous frôlons le miracle) ; et il résulte de son travail un livre d’une étonnante fraîcheur spirituelle, plein de méditations et d’observations et propre à nous faire observer et méditer à notre tour. L’auteur : Denis de Rougemont. Le titre ? Celui que je viens de vous suggérer, Journal d’un intellectuel en chômage (Albin Michel).
Le mérite de Rougemont est dans une sorte d’ingénuité qui n’exclut pas l’intelligence, au contraire. Il découvre la poule noire couvant ses œufs, le père Renaud, les gens et qu’il y a un abîme entre ce qu’on appelle la culture des intellectuels et les gens, le père Renaud, la poule noire… Il découvre que sa caste, celle des lettrés, a perdu en réalité le contact avec les dix-neuf vingtièmes de ses contemporains et aussi avec la vie vraie, qui est celle de la terre, des saisons, des plantes et des animaux. Et nous lui savons un gré infini de mettre à cette découverte une bonne volonté attentive… Certaines pages de ce livre lues, je me demandais pourquoi elles m’avaient ému, bien qu’elles ne continssent pour moi aucune révélation très particulière (ainsi vous émeut tout à coup un paysage ; et pourtant vous avez déjà contemplé maintes fois des arbres, la courbe d’une rivière, de beaux nuages, une maison blanche sous les peupliers…) ; et je m’apercevais que leur chaleur communicative s’expliquait par une sincérité simple et par la vision directe des choses : ce qu’il faut pour que le contact d’homme à homme soit bienfaisant. Par contraste, le Journal de Rougemont fait mieux ressortir l’immense insincérité des intellectuels en général et tout ce qu’il y a de misérablement conventionnel dans leur patrimoine de sentiments et d’idées : la culture bourgeoise d’aujourd’hui.
« Ce matin, écrit Rougemont, quelqu’un sonne. Un grand jeune homme crépu se présente : il est étudiant… Il me parlait de ses lectures, avec violence, mais sans niaiserie. Et tout à coup à propos de ses études, il éclate : “Surtout, je ne veux pas tomber dans l’intellectualisme !”. Je le regarde : c’est un solide gaillard. Il aime le sport : très bien, qu’il continue. À son âge, j’étais gardien de but dans une équipe de football. Mais où diable a-t-il ramassé cette platitude du mépris de l’intellectualisme ? (terme propre à vous dégoûter de toute espèce d’intelligence). Ce n’est pas un garçon de sa trempe qui inventa le slogan défaitiste : moins d’idées !
» Moins d’idées ! Méfions-nous de l’intellectualisme ! Est-ce qu’il y a vraiment lieu de se plaindre de ce que les hommes modernes aient trop d’idées ? Se plaint-on de ce qu’ils aient trop de sensations ? On proteste contre le fait de penser, au lieu de protester contre la bêtise ou la fausseté de certaines idées. Derrière l’abus, c’est l’usage normal qu’on attaque. Voilà le signe très certain de la décadence d’une élite. Plutôt que de reconnaître qu’on pense mal, on attaque la pensée en général…
» [Allons], allons, reprenons-nous ! Pour moi, je suis bien décidé, dorénavant, à maintenir le droit imprescriptible de tout homme à secréter le plus d’idées possibles. Surtout si l’on se trouve être par vocation ce qu’on nomme un intellectuel. Je ne m’en tiendrai pas là. Je souhaite que les hommes aient tous des masses d’idées, et par-dessus le marché, qu’elles soient justes et même gênantes pour ceux qui les conçoivent, c'est-à-dire utiles. Qualité et quantité, voilà ce que j’ose froidement demander. »
Je reviendrai quelque jour sur la critique, profonde et injuste, que fait Rougemont du marxisme. La page que je viens de citer a son prix de vérité et précisément cadre tout à fait avec nos jugements sur la culture bourgeoise. La « décadence d’une élite », à laquelle Rougemont vient de faire allusion, est celle des intellectuels formés par les classes possédantes, attachés à leur service, incapables de s’évader du cercle des idées bourgeoises et voués dès lors à faire de leurs connaissances et de leur intelligence un emploi anti-social, je veux dire, contraire au fond au bien commun. Tant que la bourgeoisie travailla à la conquête du monde en substituant à des formes désuètes de production un mode nouveau – le mode capitaliste – qui constituait dans l’histoire un progrès marquant, elle fut libre d’esprit, éprise des sciences, pénétrée d’une immense confiance en elle-même. Son sentiment de classe victorieuse et progressiste se traduisit alors par un rationalisme impitoyable, clair et fécond. Elle avait intérêt à faire la lumière sur toutes choses. Maintenant que le mode capitaliste de production est de plus en plus dépassé, que l’intérêt des collectivités exige impérieusement le passage à une nouvelle forme supérieure d’organisation (à base de propriété collective des moyens de production), l’intelligence de la bourgeoisie se trouble, refuse de connaître des réalités pénibles, accepte même que l’on brûle sur les places publiques les œuvres scientifiques contraires à des intérêts périmés… L’intellectualisme contre lequel s’insurgent avec raison certains jeunes est un produit frelaté de cette décadence. Nous lui opposons l’intelligence audacieuse, probe et active qui veut non seulement comprendre le monde, mais encore le transformer.
16-17 Octobre 1937
L’évolution du droit pénal caractérise le degré d’humanité d’une société : c’est dire qu’elle constitue un véritable indice de culture.
Le xviiie siècle abolit la torture dans la plupart des pays de civilisation européenne. Le xixe abolit les châtiments corporels et tend à l’abolition de la peine capitale. La guerre et les convulsions sociales qui la suivent amènent à ces égards une terrible régression. La révolution russe, en 1917, proclame cependant l’abolition de la peine de mort. Les révolutions naissantes sont généreuses ; elles le resteraient si la guerre des classes ne s’allumait pas après les faciles victoires des premiers temps. La chute d’un pouvoir politique haï des populations provoque d’abord un soulagement général ; puis, les intérêts opposés des possédants et des non possédants se heurtent ; la résistance des uns exaspère l’agressivité des autres : la guerre sociale éclate. Il en a été ainsi jusqu’à nos jours dans toutes les grandes révolutions (ce qui ne veut pas dire, d’ailleurs, qu’il en sera toujours ainsi : rien ne nous empêche d’espérer que la puissance des masses amènera quelque jour les privilégiés à des abdications infiniment plus raisonnables, parce que moins coûteuses, que les massacres). La guerre civile entraîne donc en Russie, dès 1918, le rétablissement de la peine de mort, dont la dictature du prolétariat use d’abord avec une extrême modération. On ne compte que quelques exécutions dans les premiers mois du nouveau régime et ce ne sont point celles d’adversaires politiques. Plus tard, un péril immense, né de l’intervention étrangère, détermine chez les travailleurs russes un réflexe identique à celui de la nation française en 1792. La terreur rouge leur apparaît nécessaire comme une terrible mesure de salut public : et le fait est qu’elle contribue à la victoire. Le fait est aussi qu’elle réplique à la terreur blanche, se montrant après tout la moins cruelle des deux, parce qu’elle est l’arme des classes les plus nombreuses contre les moins nombreuses, et qui apportent un nouvel idéal.
Au plus fort des luttes, dans le cercle de feu, l’œuvre législative des Soviets se poursuit, contrastant parfois d’une façon saisissante avec la rigueur draconienne des mesures de combat. Ainsi s’affirme la volonté réformatrice du bolchevisme. Les peines perpétuelles sont abolies. Les longues peines d’emprisonnement sont abolies. La Russie rouge donne, dès lors, au monde un exemple sans précédent. À peine croit-on avoir fini la guerre civile, que Dzerjinski, en 1920, fait voter par le Conseil des Commissaires du Peuple, où siègent alors Lénine, Trotski, Alexis Rikov et Staline, la suppression de la peine de mort. La guerre avec la Pologne en imposera, quelques mois plus tard, le rétablissement. Deux ans plus tard, va commencer la lutte entre le régime bureaucratique et les éléments avancés du parti ; et nous allons voir la législation pénale revenir peu à peu sur tous les progrès réalisés dans les premiers temps par l’esprit socialiste.
Au début de la révolution, un décret fixe à cinq années la peine d’emprisonnement la plus forte, la peine coutumière étant de trois ans. Peu de temps après, la peine la plus forte est ramenée à dix années de réclusion. Plus de deux lustres s’écoulent. Ces jours derniers, un décret vient de rétablir pour certaines catégories de délinquants des peines allant jusqu’à vingt-cinq ans de réclusion ou de travaux forcés. Vingt ans après la victoire, la régression s’avère ainsi complète.
Pour ce qui est de la peine de mort, il y a pis. Jamais, sous l’ancien régime, il ne fut question de l’appliquer dans un si grand nombre de cas, si largement, avec un pareil mépris du sang. La presse officielle vient d’annoncer que l’on fusille désormais les « voyous incorrigibles », c’est-à-dire les jeunes gens démoralisés par la misère et l’inculture, qui seraient, en d’autres pays, passibles de la correctionnelle. (35 « voyous » ou « hooligans » – du mot anglais –, ont été passés par les armes à Irkoutsk, en septembre). De règle, la peine de mort est largement appliquée aux conspirateurs ou, plus exactement, aux personnes accusées de conspirations, – ce qui est fort différent – , aux personnes accusées de trahison, d’espionnage, de sabotage ; à celles qui tentent de franchir la frontière sans passeport ; aux déserteurs ; aux dilapidateurs des fonds publics ; aux escrocs, aux voleurs et même aux auteurs de menus larcins s’ils ont attenté à la propriété collective. Remarquons, à ce propos que, depuis le xviiie siècle, les pays civilisés avaient renoncé à l’appliquer dans le cas d’attentat à la propriété. Remarquons que, nulle part ailleurs, elle n’est applicable aux enfants.
Il faudrait remonter le cours des siècles pour retrouver le châtiment collectif, infligé aux familles entières à la suite de la faute d’un seul. Une loi de 1934 ordonne que les familles des condamnés pour haute trahison, désertion ou fuite à l’étranger, passage illégal de la frontière, seront, même si elles ont tout ignoré des intentions du coupable, déportées pour cinq ans dans des régions éloignées.
Un dernier trait : la non délation est punie comme un crime. La femme, le fils, le frère, le père d’un coupable sont tenus de le dénoncer sous peine d’encourir les rigueurs de la loi.
Tels sont les faits. Ils révèlent, une fois de plus, la profondeur et la gravité de la crise que traverse le régime soviétique. Ils permettent aussi de mesurer l’ampleur de la rénovation du droit pénal tentée d’abord par la révolution russe. Quelle que puisse être la durée de la période de réaction en cours, il y a là un acquis historique qui ne saurait être à jamais perdu.
23-24 octobre 1937
… Je me souviens d’un grand jeune homme, osseux, carré d’épaules, au beau visage exprimant une énergie avenante et sévère. Je le connus en 1921, en pleine révolution russe, dans les capitales de notre Commune en danger. Il franchissait pour y venir des frontières encore hérissées de barbelés, voyageait avec des passeports de haute-fantaisie, risquait la prison au départ, en route et au retour. C’était un instituteur catalan qui, tout en enseignant à Lérida, y dirigeait une feuille révolutionnaire. D’esprit ouvert, affamé d’idées claires, passionné pour un socialisme agissant, il entendait fonder dans son pays un parti marxiste. Nous étions aux débuts du communisme international. Celui d’entre nous qui, pour rechercher dans l’invraisemblable la plus mauvaise plaisanterie, nous eût annoncé, dans une quinzaine d’années, en terre soviétique, des exécutions sans nombre ni cesse sous l’égide d’un Chef tout puissant, eût passé pour un fou dangereux. Je connus Joaquín Maurín, à côté d’Andrès Nin, pareils tous deux par le sérieux, – je dirais même la gravité, – de l’enthousiasme. Ils arrivaient d’Espagne, mandatés par la CNT. Joaquin repartit et la prison nous le prit, naturellement. Le hasard épargna sa vie ; car en ces années, les policiers du roi Alphonse avaient à leur solde un « syndicat libre » de tueurs assurés de l’impunité. Joaquín passa quatre ans, sous la dictature de Primo de Rivera, à la citadelle de Montjuich. Non sans tenter une évasion qui lui coûta une fracture de la jambe. Raconter sa vie ? Sa vie studieuse derrière les barreaux, sa vie incertaine de militant entre les mains de l’ennemi, ses arrestations, ses voyages, ses recommencements, ses combats intérieurs, l’amertume grandissant en lui devant la corruption bureaucratique du communisme, l’essor enfin de son activité quand les eaux printanières rompent la digue en 1931 et que commence la révolution espagnole ? Raconter sa vie, mais cela ferait un livre tout simple et semé pourtant de pages étonnantes, de pages épiques. Il finit par rompre avec l’Internationale communiste et fonder avec Andrès Nin, expulsé d’URSS, le premier parti ouvrier marxiste qui ait réussi à acquérir une influence réelle sur les ouvriers catalans attachés à la tradition du syndicalisme libertaire, – le Parti Ouvrier d’Unité Marxiste 84. Député du prolétariat de Barcelone aux Cortès, il y dénonçait dans les premiers jours de juillet 1936, dix jours avant la sédition des généraux, le complot permanent du haut commandement fasciste. Il nommait Franco, Goded, Sanjurio, auxquels un gouvernement timoré, dominé par les influences bourgeoises, laissait des postes stratégiques de première importance. Il lança dans le désert de la Chambre un cri d’alarme inutile et partit pour les campagnes de Galice, afin d’y rassembler des militants.
C’est là qu’il disparut, en pays occupé par les Fascistes. Bientôt sa mort nous parut certaine. Nous pensâmes qu’il s’était fait tuer en combattant obscurément ou fusiller en tentant de franchir les lignes, comme une singulière carte d’adieu reçue par sa femme le laissait croire… Je commentai sa fin ici même sous ce titre juste : Le sang des meilleurs. Des mois passèrent. Ses amis traduisaient et publiaient son livre, Révolution et contre-révolution en Espagne, l’un des meilleurs qu’il y ait sur ce sujet 85. J’en écrivis la préface pour un mort… Une école marxiste de Barcelone portait son nom (les staliniens l’ont fait fermer), des bataillons ouvriers se battirent au front d’Aragon avec son nom sur leurs insignes. Et tout à coup, il y a quelques semaines, un peu après l’enlèvement et le mystérieux assassinat d’Andrés Nin, nous reçûmes cette surprenante nouvelle : Joaquín Maurín vit.
… En prison depuis dix mois, à Jaca, arrêté sous un nom d’emprunt. Il avait réussi à franchir en territoire nationaliste plusieurs provinces où sévit la terreur blanche, pour se rapprocher du front d’Aragon et des Pyrénées. Emprisonné, risquant tous les jours la justice sommaire ou l’exécution sans phrases, il tint neuf mois, jusqu’au moment où le hasard d’une dénonciation fit reconnaître en lui le tribun ouvrier de Barcelone. Transféré à la prison de Saragosse, il attend maintenant que le destin se prononce.
De toute évidence, Joaquín Maurín court le plus grand danger. L’Espagne ouvrière compte peu d’hommes de sa trempe et jusqu’ici, les généraux ne les ont presque jamais épargnés. Mais c’est un otage de marque ; et la terreur est une arme à double tranchant. Des interventions variées ont joué pour empêcher l’irréparable. Le gouvernement de Valence s’est déclaré prêt à réclamer Joaquín Maurín lors d’un échange de prisonniers politiques à négocier. Le groupe parlementaire du parti socialiste français est intervenu dans ce sens. Les milieux parlementaires britanniques se sont émus du sort d’un leader de parti, parlementaire intrépide au demeurant… Quelles que puissent être les divergences d’idées, un Joaquín Maurín appartient à la classe ouvrière internationale. Réussirons-nous à le sauver ?
… Il est amer de songer que son parti connaisse la persécution. En temps de guerre civile les questions d’armement ont une importance primordiale : vivre d’abord. Il s’est trouvé des hommes, tout un parti pour s’en faire un moyen de pression politique et exiger au nom d’une grande puissance la mise hors la loi d’un autre parti, irréductiblement hostile au communisme bureaucratique… Ces tristesses, par moments abominables, le peuple espagnol les surmontera ; elles ne sauraient amoindrir, chez ceux qui ont conscience du danger et confiance en l’avenir, l’esprit de solidarité, la volonté de soutien. Bien au contraire ! Plus les difficultés intérieures de la république espagnole sont grandes et plus les travailleurs de là-bas ont besoin de nous tous. Mais on souffre d’écrire qu’au moment où tant de bonnes volontés travaillent à sauver Joaquín Maurín, prisonnier à Saragosse, son frère cadet, ce valeureux Manuel Maurín Julla, cher à tous les militants d’esprit libre de Catalogne, vient de mourir en prison à Barcelone. Les staliniens avaient imposé son arrestation.
30-31 octobre 1937
Quelques temps avant de perdre la bataille de Guadalajara, les Italiens avaient remporté à Malaga une facile victoire. Malaga, trahie, n’avait point fait de résistance. La population ouvrière battit en retraite, par les routes pierreuses, sous un soleil torride. Les avions la traquaient ; cette retraite fut inimaginable. On vient d’arrêter, en Espagne, à la suite de ce désastre, l’ex-chef d’état-major de l’armée républicaine, le général Asensio* ; mais il semble bien que son arrestation tende surtout à jeter le discrédit sur Largo Caballero avec lequel il collabora. 2 000 camions transportèrent de Malaga dans la région de Guadalajara quelque vingt milles hommes, principalement des Italiens, formés en deux petites divisions. Franco comptait, avec cette troupe de choc, enfoncer d’autant plus facilement le front républicain, que ce front n’était guère défendu dans la région où se préparait l’attaque. Un officier russe auquel j’emprunte ces détails, décrit sans illusions ces forces fascistes. On avait recruté à la hâte, en Italie, des volontaires parmi des chômeurs et les ouvriers agricoles voués à la misère ; sans dédaigner d’enrôler des figurants rassemblés pour tourner un grand film impérial : Scipion l’Africain… ces volontaires malgré eux avaient de 18 à 45 ans. Des officiers de réserve les commandaient, sous les ordres de quelques officiers d’état-major.
L’offensive commença le 8 mars, sur un haut plateau de près de 1 000 mètres d’altitude. Les deux divisions italiennes disposaient de petits chars d’assaut Ansaldo, d’artillerie motorisée et d’un grand nombre d’automobiles. Les milices républicaines, fort peu nombreuses, reculèrent sans presque résister. La progression des Italiens fut cependant d’une extrême lenteur : ils n’avancèrent que de vingt kilomètres en 36 heures. En quatre jours, on vit deux divisions motorisées n’avancer que de 40 kilomètres, bien qu’elles n’eussent presque pas à se battre. Le 11, il se mit à pleuvoir, la chaussée devint promptement impraticable sous les roues et les chenilles d’un millier de tracteurs, de tanks, de canons, de camions. Il apparut que ce tas de machines était en réalité d’une mobilité moindre que l’infanterie ordinaire.
Le général Miaja, défenseur de Madrid, formait cependant des unités pour les jeter sur ce secteur menacé du front. Pour parer au plus pressé, il eut, probablement avec ses conseillers soviétiques, l’idée audacieuse d’opposer à une petite armée motorisée, embourbée le long d’une chaussée défoncée et détrempée, une puissante armée de l’air. Le 10 mars, le général Miaja donnait l’ordre aux escadres aériennes soviétiques d’engager le combat. Ces forces étaient principalement concentrées à l’aérodrome d’Alcala de Henares (je note en passant que c’est dans cette localité que devait disparaître environ trois mois plus tard mon ami Andrés Nin, séquestré dans une prison privée). Elles comptaient, d’après le colonel Choumski, qui vient de leur consacrer dans les Dernières Nouvelles russes de Paris un fort intéressant article :
- 4 escadrilles de chasse de monoplaces du type 1-15, soit 48 avions ;
- 2 escadrilles rapides du type 1-16, soit 24 avions ;
- 2 escadrilles d’appareils R-5, armés de mitrailleuses pour le combat au ras de terre, contre l’infanterie, soit 20 avions ;
- 1 escadrille d’avions de bombardement dits Katiouchka.
Le 12 mars, une 3e escadrille d’avions rapides et une 2e escadrille de bombardement renforcèrent cette armée de l’air qui se trouva forte de 120 appareils. Les nationalistes en avaient 80 à 90, pour la plupart italiens et allemands.
Le colonel Choumski écrit : « Les appareils R-5 sont munis, chacun, de 4 mitrailleuses pouvant tirer chacune 1 100 balles… Les avions de bombardement portent chacun 4 bombes de 50 kilos ou 2 bombes de 100 kilos. » Le 11 mars, l’aviation soviétique fit un raid de reconnaissance et de diversion à l’arrière des troupes de Franco. Le 12, elle commença sa grande opération aérienne qui allait être, dans l’histoire, la première victoire éclatante d’une armée de l’air sur une armée de terre. Les forces italiennes serpentaient péniblement dans la boue, au long de 20 kilomètres, sur la route de Saragosse à Madrid. 30 avions de chasse et de combat contre l’infanterie, les uns protégeant les autres, les assaillirent d’abord. Puis 40 lourds avions de bombardement survinrent, protégés sur leurs flancs par 45 avions rapides. La colonne motorisée fut criblée de 500 bombes et de 200 000 balles. La panique et le manque de routes l’empêchèrent de se déployer. Ce fut instantanément le désastre. Les vingt mille volontaires de Mussolini, alourdis par leurs mille moteurs, éreintés, accablés par un déluge mortel se débondèrent…
Les bataillons de la CNT arrivés sur le champ de bataille dans la soirée du 12 « n’eurent qu’à ramasser les armes abandonnés… » Ils ne firent que très peu de prisonniers, tant la fuite des Italiens avait été générale. La garnison démoralisée de Brihuega se rendit le 18. Quinze avions mitrailleurs, couverts par 45 avions de chasse poursuivaient l’ennemi en déroute. La poursuite cessa ce jour-là par une attaque de 80 avions contre les convois des nationalistes ; 12 avions de bombardement faisaient sauter près de Sigüenza des trains de munitions. Les Italiens avaient reculé de quarante kilomètres.
La Revue de l’Armée de l’Air (française) a consacré à cet exploit de l’aviation soviétique, une étude fort élogieuse. — On se demande comment expliquer, après une semblable victoire, les défaites de Bilbao, de Santander et des Asturies ? Et comment il se fait que cette magnifique aviation, mise au servie de la République Espagnole par une puissance qui a su tirer sur place, du concours qu’elle prête, un si grand parti politique, n’ait pas su secourir les mineurs des Asturies, ces héros d’entre les plus admirables de la classe ouvrière d’aujourd’hui ?
20-21 novembre 1937
J’avais été frappé, en parcourant le livre d’Adolf Hitler, Principes d’action, de n’y trouver à vrai dire ni principes ni action86. Du pathétique souvent, des diatribes antimarxistes fondées sur une ignorance complète du marxisme, des sentiments véhéments et violents, le tout traversé par une trépidation hystérique. Le démagogue, l’homme des foules, l’homme du pouvoir, l’homme de sang du 30 juin 1934 87 (mais sur cette action-là pas un mot dans le livre de propagande) sont dominés par l’homme de foi qui, seul, fait leur force. Hitler est sincère. Hitler croit l’essentiel de ce qu’il dit ou de ce qu’il ne dit pas ; et dès lors se permet de mentir beaucoup. Comme la plupart des chefs de la réaction, il trouve à ses propres yeux, dans sa sincérité, une justification de sa fourberie, souvent plus grande et socialement beaucoup plus importante.
Il y a un cas Hitler, psychologique et social, qui troublera longtemps les historiens (pour ne point parler du trouble qu’il jette dans le cours même de l’histoire…), cas énigmatique s’il en fut. Sous quelque angle qu’on veuille le juger l’homme apparaît incontestablement médiocre. Pas une action d’éclat dans sa vie, pas un geste qu’on puisse admirer, pas une œuvre réellement digne. Ni grandeur ni ressources profondes. Le soldat, s’il a reçu des récompenses, pas plus imméritées sans doute que celles de la plupart des combattants de son régiment, ne peut pas à vrai dire le justifier. L’artiste peintre qu’il a voulu devenir est un raté. L’idéologue n’a qu’un mérite, mais celui-là déconcertant : d’avoir su conduire tout un mouvement, pendant des années, à l’aide d’une idéologie qui ne résiste à aucune critique rationnelle ; avec des notions antiscientifiques jusqu’à la puérilité, jusqu’à l’inhumanité : ainsi, les concepts de race, d’aristocratie de la force, d’antisémitisme. On en voit très bien l’utilité ou plutôt l’utilisation : l’idée obscure, pour ainsi dire mythique, de la race permet d’exalter le sentiment national d’un grand peuple réduit à la panique par l’effondrement du système capitaliste, la carence des forces révolutionnaires et les conséquences économiques et morales d’une guerre perdue. L’aristocratie de la force servira à justifier, tout ensemble, les privilèges du patronat et ceux des bandes armées. L’antisémitisme fournira un dérivatif aux colères refoulées des masses. On a besoin de haïr quand on souffre ; besoin de persécuter quand on en a le pouvoir et que l’on souffre encore. Ici interviennent les instincts primordiaux de la bête humaine. Dériver vers une minorité sans défense, mais industrieuse et parfois cossue, le mécontentement des foules était bassement habile.
Konrad Heiden nous a donné dans son Hitler un portrait du Führer vraiment impressionnant88. On voit, page à page, l’homme médiocre, possédé par sa foi, dominer les événements dont il est le jouet et finir par devenir le chef symbolique d’une contre-révolution qu’il ne comprend pas à fond, que personne d’ailleurs ne comprend à fond… L’adolescence misérable est presque tragique à évoquer. Des années de jeunesse s’écoulent à Vienne dans un asile de chômeurs. À l’origine de la foi même d’Hitler un sentiment non de révolte, mais d’adhésion à la puissance, une volonté de puissance sans audace (en ce sens-là, rien, mais absolument rien de révolutionnaire en lui) qui fait qu’au milieu des agitations, des émeutes, des risques, en prison même (sa prison fut douce à en devenir dérisoire), le chef du parti nazi s’arrangera toujours pour être du côté des autorités. Le pouvoir, il ne le prendra pas : il le recevra des mains du vieux président Hindenburg, presque sourd et nettement diminué dans ses facultés, manœuvré lui-même par les intrigues compliquées de son entourage. La Reichswehr, les financiers, le patronat cherchent l’homme d’un pouvoir fort pour sauver un système en désagrégation.
Ils le trouvent en Adolf Hitler, parce que les héritiers naturels du capitalisme allemand font défaut. Le prolétariat est divisé et fatigué. N’oublions pas qu’il a été saigné par quatre années de guerre et qu’ensuite il a perdu, dans les luttes de la révolution avortée de 1918-1920, plus de 15 000 travailleurs d’entre les plus énergiques, avec des intelligences et des caractères comme Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. La social-démocratie, dépassée par les circonstances, n’a su ni seconder la révolution quand il l’eût fallu ni user du pouvoir pour fonder, au sein de la démocratie de Weimar, une puissance ouvrière. Elle a vécu dans la crainte des complications internationales. Les communistes, dirigés de l’extérieur par l’Internationale stalinienne, poursuivent une politique criminelle qui consiste à dénoncer la social-démocratie comme l’ennemi numéro 1 et à faire bloc, contre elle, à des heures décisives, avec les nazis. Aux classes moyennes appauvries et désespérées, la révolution russe n’offre enfin, grâce au système bureaucratique qui s’installe en URSS, que les images de la disette, de la famine et de la terreur. Dans ce désarroi total, un parti de déclassés, financé par le gros patronat et guidé par « un puissant faux prophète », devient la troupe de choc d’une contre-révolution, à laquelle le sentiment national lésé offre une assise psychologique. Toute la nullité de la vieille Allemagne impériale semble s’incarner dans le maréchal octogénaire qui sait à peine déchiffrer ses propres notes pour congédier ou désigner un chancelier. Tout le désarroi d’un crépuscule de civilisation s’incarne en l’Agitateur possédé qui songe au suicide parce qu’à la veille de recevoir le pouvoir son parti côtoie la faillite et, parvenu à la puissance, ne trouve d’autre solution à la crise morale de son parti que le massacre de ses compagnons d’armes… Le IIIe Reich a pu se donner une redoutable armée ; il n’en demeure pas moins un des régimes les plus malades qu’il y ait au monde.
6-7 novembre 1937
La date du 7 novembre reste et restera pour nous une très grande date, l’une des plus décisives de l’histoire contemporaine. L’éclat paraît s’en atténuer, aujourd’hui qu’un présent noir déroute les esprits et parfois leur impose de hâtives révisions de jugements. Cela passera. L’aspect des grands événements se modifie dans la mémoire des hommes, avec les hauts et les bas du devenir social. La restauration honnit pendant plus de trente ans le souvenir de 1789 ; les républiques le relèvent ; la révolution russe rénove enfin, à travers l’enseignement d’un Albert Mathiez, l’histoire de la révolution française. Pour que l’histoire du 7 novembre 1917, jour où les travailleurs de Russie prirent le pouvoir et fondèrent la première république des ouvriers et des paysans, pour que cette histoire soit refaite à neuf, avec amour de la vérité, conscience de la grandeur des choses et des hommes, souci de servir l’avenir, il faut que survienne, en Russie même ou ailleurs, un grand réveil des masses socialistes, qu’il soit victorieux, – que nous laissions en un mot, derrière nous, les temps noirs. Tout le passé nous est garant d’un tel futur ; des phases de progrès succèdent aux époques de réaction et le rythme même de ces alternances, lié à la succession des générations, nous permet de beaucoup espérer d’un avenir proche. Il est, par exemple, certain que la classe ouvrière de l’URSS, même épuisée une première fois par quatre années de guerre civile faisant suite à trois années de guerre impérialiste, épuisée une deuxième fois par l’immense effort qu’elle dut fournir pour exécuter, dans les conditions les plus ingrates, les plans d’industrialisation, a commencé la récupération de ses forces et ne mettra que peu d’années à se reconstituer et à redevenir une puissance active.
Quand elle le redeviendra, la tradition d’octobre-novembre 1917, qui représente un incomparable ensemble d’idées et de réalisations victorieuses, lui fournira des armes telles qu’aucune autre classe ouvrière du monde n’en a. La victoire des travailleurs, en novembre 1917, fut en effet totale – et dans quel immense pays ! Ce ne fut pas, contrariant aux inventions postérieures d’historiens intéressées, la victoire d’un parti conduit par un chef quasi-providentiel ; ce fut réellement celle des masses. Le mérite éclatant du parti bolchevik, conduit non par un ou plusieurs chefs, au triste sens moderne du mot, mais par une vaillante équipe de camarades instruits, sincères, libres et dévoués, fut de mettre à l’heure précise, à la disposition des masses, une volonté consciente et un appareil de coordination comparable à un système nerveux.
Les paysans se soulèvent ou sont prêts à se soulever dans les campagnes, d’un bout à l’autre des vastes Russies. L’armée, formée de millions de paysans que l’on envoie se faire hacher – le plus souvent sans munitions – sur les fronts de Pologne, des Carpates, de Roumanie, de Turquie, de Macédoine et de Champagne ne veut plus se battre ; mais grâce à elle, le peuple est en armes. En huit mois d’expériences politiques pendant lesquels on a vu se suivre, à peu près impuissants, les ministères de coalition de la bourgeoisie libérale et des partis ouvriers (bolcheviks exceptés), la classe ouvrière des villes a pris conscience de la nécessité d’assumer elle-même toutes les responsabilités pour finir la guerre, faire la réforme agraire, instituer le contrôle ouvrier de la production et une législation sociale hardie. Cela signifie, en effet, secouer la tutelle des capitalistes, des propriétaires fonciers et de la finance étrangère (alliée) qui paralyse tous les cabinets de coalition.
Dans cette situation instable, l’erreur des mencheviks est de croire possible la stabilisation d’une démocratie qui eût, paisiblement, sans interrompre le cours de la production, par le simple jeu de ses institutions, donné satisfaction aux masses. La précaire démocratie russe de l’automne 1917 n’est qu’un état d’équilibre instable entre deux dictatures. Si le prolétariat laisse passer son heure, les généraux ne le manqueront pas. Ils sont embusqués au coin des bois, dans les états-majors, guettant l’instant d’agir. On l’a bien vu en septembre, quand Kornilov a tenté son coup de force. Lénine et Trotski ont raison, qui considèrent, l’un réfugié dans une hutte en Finlande, l’autre à la tête du Soviet de Petrograd, que « temporiser serait un crime ». Avant eux, la garnison de Petrograd s’est prononcée dans ce sens, dès juillet. Cronstadt refuse catégoriquement l’obéissance au gouvernement provisoire. Le 20 septembre, le Soviet de Tachkent s’est déclaré seul pouvoir légal ; il a fallu se battre pour rétablir dans la capitale du Turkestan l’ombre d’une autre autorité. Le 27 septembre le Soviet de Reval (Estonie) décide la prise du pouvoir. Une semaine avant l’insurrection simultanée des deux capitales, Petrograd et Moscou, le Soviet et la garnison de Kazan prennent le pouvoir pour leur propre compte. Consultez la carte : c’est tout le pays qui fermente. Et songez qu’un peu plus d’un demi-siècle auparavant Proudhon s’évertuait à démontrer « la capacité politique des classes ouvrières ». Un Empire s’est effondré sur deux continents, entre la Baltique et le Pacifique ; la bourgeoisie russe se révèle chaque jour aussi égoïste qu’incapable ; asservie, par surcroît, aux intérêts de plusieurs bourgeoisies étrangères plus riches qu’elle et plus accoutumées à la domination ; c’est aux classes non possédantes d’assurer le salut de la nation ; et parmi elles, la classe ouvrière seule a su former le parti, les hommes, les consciences, les idées de la révolution nécessaire. Réussite prodigieuse. Karl Marx avait fait passer en 1848 le socialisme de l’utopie à la science. Le prolétariat russe le fait passer en 1917 de la théorie à la réalité.
13-14 novembre 1937
Walter Citrine, secrétaire général des Trades-Unions anglaises et président de la Fédération Syndicale Internationale, deux fois invité par les Syndicats soviétiques à visiter l’URSS, s’y est rendu en 1925 puis en 1935. De son second voyage, il a rapporté un copieux volume de notes prises au jour le jour sur toutes choses et plus particulièrement sur celles qui ont trait à la condition de l’ouvrier : À la recherche de la vérité en Russie (aux éditions Pierre Tisné, Paris). Comment ne pas se souvenir à propos de ce titre de la boutade de Rémy de Gourmont : « Le terrible, quand on cherche la vérité, c’est qu’on la trouve… ». C’est sans doute pourquoi tant de gens préfèrent ne la point chercher et dormir paisiblement sur les oreillers que leur font les journaux de leur Église ou de leur parti. En ce qui concerne les conditions d’existence des travailleurs, la vérité n’est jamais difficile à connaître, même en pays totalitaire, même en pays étranger dont on ignore la langue. Il suffit d’ouvrir les yeux, de descendre d’auto et de poser avec quelque obstination, sur les salaires, les prix, les loyers, la capacité d’achat de la monnaie des questions que les préposés à la propagande nationale peuvent trouver embarrassantes, voire discourtoises de la part d’un visiteur à qui l’on offre des fleurs et des banquets. Ces questions, d’ailleurs, ne sont en réalité qu’honnêtes et franches : car nous n’entendons point que la civilité puisse impliquer des abdications morales. Laissons à la bourgeoisie la politesse du mensonge.
C’est ce que fit en tous lieux de l’URSS Walter Citrine, auquel il faut encore rendre une autre justice. Je me sens, pour ma part, fort éloigné de lui à bien des égards : entre le trade-unionisme britannique et le marxisme révolutionnaire des Russes qui a formé ma pensée de militant, la marge est considérable. Mais j’admire sans réserve l’esprit prolétarien du leader syndical anglais, l’attention toujours en éveil qu’il porte à tous les problèmes de la vie ouvrière, son constant souci de défendre et de servir le travailleur au milieu des réalités de l’heure, indépendamment des luttes d’idées, des conjonctures historiques, des raisons profondes invoquées par les systèmes, – en un mot, son attachement absolu à la classe des salariés.
Au cours de son grand voyage à travers les centres industriels de l’URSS, Walter Citrine consigne des impressions précises, équitables et poignantes. Il constate avec joie la naissance des nouvelles industries. Il s’entretient avec Tomski, dont il était devenu l’ami, autrefois au cours des négociations entre les syndicats soviétiques et britanniques, et il enregistre en souriant – d’un sourire que je conçois tout à fait fraternel – les propos de Tomski sur les progrès du régime… Quelques mois plus tard, Tomski va se suicider, désespéré, pour échapper à une pire fin, – mais il était, je n’en puis douter, passionnément sincère quand il vantait à Citrine l’œuvre accomplie par ceux-là mêmes qui allaient le pousser perfidement vers la tombe. Telles sont les impitoyables contradictions de la réalité présente, là-bas. Les progrès acquis par la révolution des travailleurs s’y mêlent inextricablement – du moins aux yeux de l’observateur étranger – aux pires survivances du passé et aux plus inhumaines régressions. L’avenir fera le point. Un grand déblaiement reste à accomplir, qui sera sans doute l’œuvre de la génération montante. « L’avenir décidera », conclut Walter Citrine. Je pense, comme le pensait probablement Tomski, que les travailleurs, demain ou après-demain, décideront eux-mêmes de l’avenir.
À la fin de son livre, Walter Citrine résume ses observations sur les salaires. Elles concordent pleinement avec celles que j’ai faites sur place en dix ans et plus, avec celles de mon ami Yvon qui gravit, en URSS, tous les échelons du travail, successivement ouvrier, contremaître et directeur d’entreprise, avec celles d’un Kléber Legay. Dans huit grandes usines de Leningrad, Moscou, Kharkov, Bakou, le salaire mensuel moyen d’un ouvrier varie entre 190 et 210 roubles, ce qui correspond à peu près à 60 et 65 francs français ou belges par semaine, avec une capacité d’achat du rouble sensiblement égale à celle du franc. « À première vue, écrit Citrine, il est matériellement impossible à l’ouvrier russe de vivre dans ces conditions. Comment y parvient-il ? Deux facteurs additionnels entrent en ligne de compte : la part socialisée du salaire et le salaire familial ». D’après les chiffres officiels, la part socialisée du salaire s’élève à 32 % environ du salaire nominal. Admettons-le pour ne point discuter. D’autres facteurs d’une importance capitale, ignorés de Walter Citrine, interviennent aussi : la spéculation, le vol, le système D (« débrouille-toi, citoyen »), l’économie naturelle : un très grand nombre d’ouvriers soviétiques ont des attaches à la campagne et puis l’on vit très pauvrement. Cette modicité des salaires impose de constantes privations. Citrine l’a très bien vu, qui décrit avec minutie les conditions de logement des travailleurs qu’il a visités.
Bref, un témoignage scrupuleux, foncièrement bienveillant, dont l’objectivité surprend par l’humeur égale qu’elle révèle, là-même où il eût été naturel de se laisser aller à quelque passion…
Je venais de fermer le livre de Walter Citrine quand me tomba sous les yeux, le numéro de juin dernier de la revue Voprossy Profdvijénia (Les Questions Syndicales), organe du Conseil Central des Syndicats soviétiques. À la page 4, j’y trouvai, dans l’éditorial, les lignes suivantes :
« Messieurs Citrine et autres ont été pris sur le fait et démasqués comme les agents d’une organisations capitaliste d’espionnage et de provocation. Citrine et Cie servent le patronat en leur âme et conscience, vendant en gros et détail les intérêts de la classe ouvrière et s’efforçant de se maintenir dans leurs fonctions par des machinations d’aigrefins… La bourgeoisie paie largement leur activité de provocateurs… »
Et cætera. Quelle médiocrité dans la bassesse – et quelle énormité dans l’insulte ! On en est induit à d’utiles méditations…
27-28 novembre 1937
Une revue officielle de Moscou, La Justice soviétique, vient de mentionner le nom de Boukharine parmi ceux des fusillés Zinoviev, Kamenev, Toukhatchevski. On y parle de la « liquidation des bandits boukhariniens » qui auraient été les pires – oui, les pires, on écrit ça. L’ami préféré de Lénine, le théoricien le plus doué de l’Internationale communiste, l’un des auteurs de la Constitution soviétique qui entre, paraît-il, en vigueur en ce moment 89, aurait donc été exécuté sans jugement.
Pauvre Boukharine, si doué, si dévoué, si grand par certains côtés, si désemparé par d’autres… Il demeurera en tout cas, dans l’histoire, l’un des hommes de pensée les plus désintéressés de la révolution russe et l’un des économistes les plus caractéristiques du marxisme révolutionnaire de la courte mais féconde époque 1915-1928.
Jusqu’à la dictature de Staline sa vie fut intéressante, belle et probe. Fils d’un maître d’école, né en 1888, militant révolutionnaire dès 1905, bolchevik dès 1906, c’est-à-dire de peu après la fondation du parti, trois fois emprisonné sous l’ancien régime, déporté à Onega, évadé, émigré, collaborateur de Lénine à Cracovie en 1912, emprisonné en Autriche en 1914, expulsé de Suisse, réfugié en Suède, expulsé de Suède et de Norvège, réfugié illégal aux États-Unis, toujours militant, cela va de soi, revenu en Russie, par le Japon, au début de la révolution, membre du Comité central du parti, dirigeant du soviet de Moscou, organisateur de l’insurrection d’Octobre à Moscou avec Mouralov (fusillé), Vladimir Smirnov* (disparu) et Sapronov* (disparu) ; envoyé en Allemagne pour y préparer la révolution avec Karl Liebknecht ; expulsé et arrêté là-bas avec Radek (disparu) et Racovski (disparu) par le général Hoffman (1918) ; membre du Bureau politique, animateur de l’Académie communiste, secrétaire de la IIIe Internationale après l’éviction de Zinoviev, tout récemment encore rédacteur du quotidien officiel Izvestia, applaudi à Paris par les intellectuels français auxquels il venait apporter le message de la culture soviétique (avril 1936)…
La ligne de cette vie de grand militant se gâte entre 1923 et 1927, quand s’ouvre la crise du régime soviétique amené à choisir entre la démocratie ouvrière et la dictature bureaucratique. Ce problème politique est d’ailleurs lié à des problèmes économiques qui le dominent parfois. Boukharine, surtout préoccupé de maintenir de bonnes relations entre les cultivateurs et le nouvel État, condamne l’opposition qui préconise une politique active dirigée contre les paysans riches en passe de former une nouvelle bourgeoisie rurale. Il soutient Staline. Plus tard, au début de la collectivisation forcée, au temps si dur de l’industrialisation, du rationnement et des répressions dirigées contre les résistances les plus naturelles, Boukharine, avec ses vieux amis du premier Bureau politique de la révolution d’Octobre, Alexis Rykov, ex-président du Conseil des commissaires du peuple (disparu) et Tomski*, ex-leader des syndicats soviétiques (suicidé), se prononce pour une politique conciliante vis-à-vis des campagnes. La droite modérée dont il se fait ainsi l’idéologue sera vaincue sans combat. Écarté de la direction de l’Internationale communiste, écarté de l’enseignement, mis dans l’impossibilité de publier ses ouvrages, Boukharine, qui dans des notes privées a porté sur Staline un jugement d’une perspicacité terrible, est finalement chargé de la direction du quotidien officiel. Il s’acquitte là, malgré lui, d’un cœur malade – comment en douter ! – des tristes besognes qu’on lui impose pendant les procès de ses camarades du vieux parti bolchevique. Il a fait l’impossible pour se rallier, se faire tolérer. Mais maintenant que tout le vieux parti descend dans les prisons ou dans la tombe, sa situation, comme celle de Rykov, devient intenable. On finit par l’arrêter. Il comparait, à côté de Rykov, devant le Comité central siégeant naturellement à huis clos, au début de cette année. On exige de lui, au nom de son attachement au parti, des aveux de complaisance qu’il refuse. C’est lui qui accuse. C’est la fin. Boukharine disparaît. On croit savoir qu’une peine de huit ou dix années de réclusion lui est infligée sans procès. L’opinion, à l’étranger, se tait…
Mais peut-on laisser vivre les deux derniers des collaborateurs de Lénine ? Ils ne portent plus les si lourdes responsabilités du pouvoir, depuis longtemps. L’impitoyable chef génial qui supprime tour à tour, dans son entourage même, tous ceux qui pourraient un jour former une équipe de rechange au gouvernement, se rend bien compte que la seule existence de ces hommes, au fond des geôles, est encore un péril. Elle est aussi un vivant remords. Voilà l’explication de la suppression de Boukharine. Rykov est-il en vie ? Pour combien de temps ?
Toute la jeune génération du communisme international s’est nourrie des ouvrages de Boukharine. J’ai cherché à me procurer à Paris son précis du Matérialisme historique, édité il y a quelques années, en français, par la librairie de l’Internationale communiste, dite Éditions sociales internationales 90. Je n’ai pas réussi. Les livres de Boukharine, on n’a pas pu, en France, les brûler sur les places publiques, mais on les a mis au pilon, comme en URSS, sans bruit.
Je n’ai plus la force de m’indigner. Je le revois, Nicolas Ivanovitch, si simple et si gai, esprit toujours en éveil, je songe à tout ce que ce cerveau-là pouvait encore donner au socialisme international – et j’en éprouve un accablement sans nom. L’avenir lui rendra justice, mais le présent s’est appauvri d’un homme unique.
4-5 décembre 1937
J’ai rouvert, ces jours-ci, en cours de travail, un livre émouvant entre tous : la Confession de Bakounine 91. Ce document humain ne fut publié qu’après la révolution russe quand s’ouvrirent les archives de la police secrète. Bakounine lui-même n’y avait fait que de vagues allusions dans des entretiens avec ses amis les plus proches, à son retour de Sibérie. Séjournant en Suisse, en Belgique, en France, de 1844 à 1848, Bakounine avait connu Marx et Engels, sans les bien comprendre. On ne sait trop quelle part il prit à Paris aux événements de 1848, mais il est certain qu’il courut les clubs et porta le fusil. Caussidière* aurait dit de lui le mot resté fameux : « Le premier jour de la révolution, c’est un trésor ; le second, il faudrait simplement le fusiller. »
Bakounine préféra ne point attendre les complications et partit, muni de fonds par le gouvernement provisoire, pour la frontière de Russie, afin d’y fomenter un soulèvement. Il n’alla pas si loin, emporté tout de suite par la révolution allemande. Il prit part aux insurrections de Prague et de Dresde – une part fougueuse naturellement, car il n’était tout entier que passion explosive, intelligence effervescente, volonté subversive. On l’arrêta à Chemnitz après la défaite. Les Allemands le condamnèrent à mort puis le livrèrent à l’Autriche qui le condamna à mort une seconde fois. Au cachot d’Olmütz, on prit soin de l’enchaîner au mur. Le tsar Nicolas Ier le réclamait. L’Autriche le livra à la Russie. Il allait passer six ans, de 1851 à 1857, dans les casemates de Pierre-et-Paul à Saint-Pétersbourg, puis dans celle de la forteresse de Schliesselbourg, bâtie sur une île du lac Ladoga. Il se sentait perdu, voué au désespoir et à la mort dans ces oubliettes, quand le tsar l’invita à lui écrire « comme un fils spirituel à son père en esprit ». Michel Bakounine, l’insurgé de Paris, de Prague, de Dresde, le futur disciple et rival de Marx, le futur créateur du mouvement anarchiste, écrivit alors à l’empereur un déroutant message dont le ton est à peu près celui de la confession du pécheur repenti, mais dont le fond est bien différent : et on le voit du premier coup d’œil. Nicolas Ier dut s’en rendre compte qui n’accorda à ce douteux enfant prodigue que la grâce, salvatrice du reste, de l’exil sibérien.
Faisons la part de la convention protocolaire : on n’écrit pas au souverain sans user de certaines formules. Bakounine disputait sa vie à l’Ours, – le mot est de lui 92. Il n’entendait vivre, il l’avait prouvé auparavant et devait le prouver jusqu’à ses derniers jours, que pour la révolution universelle. Aucun intérêt ne guidait sa main. Il précise qu’il dira tout de lui-même, mais ne compromettra personne, ne livrera aucun nom. Cette seule réserve nous garantit sa probité. Mais il y a plus. Bien que la Confession soit d’une humilité pénible, on y trouve des passages d’une rare audace. Personne encore n’a osé parler au tsar ce langage viril et véridique. Cela contient un appel, une revendication et une prophétie. « Le moteur essentiel en Russie, c’est la peur, et la peur détruit toute vie, toute intelligence, tout mouvement noble de l’âme. Il est dur et douloureux de vivre en Russie pour quiconque aime la vérité ; pour quiconque aime son prochain ; pour quiconque respecte également dans tous les hommes la dignité et l’indépendance de l’âme immortelle… La vie sociale en Russie est une chaîne de persécutions mutuelles : le supérieur opprime l’inférieur ; celui-ci supporte, n’ose se plaindre, mais opprime, en revanche, ce qui est au-dessous de lui… Mais la plus grande souffrance est celle du peuple, du pauvre paysan qui, se trouvant au plus bas de l’échelle sociale, ne peut opprimer personne et doit endurer les vexations de la part de tous…
Sire, il est difficile, il est presque impossible en Russie, pour un fonctionnaire, de ne pas être un voleur. D’abord, autour de lui tout le monde vole… »
Devant ce spectacle, écrit plus loin l’enfermé, « je me demandais pourquoi le gouvernement actuel, autocratique, investi d’un pouvoir sans bornes, que ne limitent ni la loi, ni les choses, ni un droit étranger, ni l’existence d’un pouvoir rival, n’employait pas sa toute-puissance à la libération, à l’élévation, à l’instruction du peuple russe ».
Bakounine confesse avoir voulu en Russie la révolution, puis la république, – mais pas une république parlementaire. Et il écrit sur le régime révolutionnaire une page frappante de justesse qui nous semble aujourd’hui annoncer la dictature du prolétariat des grandes années :
« Je crois qu’en Russie plus qu’ailleurs un fort pouvoir dictatorial sera de rigueur, un pouvoir qui sera exclusivement préoccupé de l’élévation et de l’instruction de la masse ; un pouvoir libre dans sa tendance et dans son esprit, mais sans formes parlementaires ; imprimant des livres de contenu libre, mais sans liberté de la presse ; un pouvoir entouré de partisans, éclairé de leurs conseils, raffermi par leur libre collaboration, mais qui ne soit limité par rien ni personne. Je me disais que toute la différence entre cette dictature et le pouvoir monarchique consisterait uniquement en ce que la première, selon l’esprit de ses principes, doit tendre à rendre superflue sa propre existence, car elle n’aurait d’autre but que la liberté, l’indépendance et la progressive maturité du peuple, tandis que le pouvoir monarchique, au contraire, s’efforçant toujours de rendre sa propre existence indispensable, est par conséquent obligé de maintenir ses sujets dans un perpétuel état d’enfance. »
On comprend assez que le tsar, ayant lu tout ceci, ait noté en marge : « Je ne vois pour lui d’autre issue que la déportation en Sibérie. » Bakounine passa quatre ans en Sibérie avant de réussir à s’évader par le Japon. Fin 1861, il arrivait à Londres, pour se consacrer tout entier à la révolution européenne…
Il y a beaucoup de tristesse dans votre livre, Charles Plisnier*, beaucoup de tristesse et même d’un sentiment plus amer, plus profond et plus noir qui ressemble bien, par moments, à du découragement 94.
Les jeunes hommes venus au communisme à l’aube de la révolution russe ont vécu en vingt années une tragédie propre à dévaster bien des âmes. Et ce n’est pas fini. Quelques-unes des figures que vous ranimez me sont connues ; d’autres me sont proches par le souvenir de luttes communes. Je sais bien que la transposition littéraire, cette alchimie merveilleuse, n’admet pas de portraits littéralement exacts, précisément parce qu’elle recherche une vérité bien supérieure à celle du document. Mais votre livre a une grandeur qui dépasse quelque peu la littérature proprement dite parce qu’il est tiré de l’expérience du militant. Combien vous êtes dans le vrai, Charles Plisnier, en évoquant avec détresse « cette communauté de vivants qui tue les meilleurs de ses fils », je veux aujourd’hui vous en donner une preuve bien superflue, une preuve comme il en est des milliers, de sorte qu’on en est, à la fin, lassé, écœuré, désespéré plus encore qu’indigné… Votre Vichniazine, ce délégué bolchevique de l’exécutif de la IIIe Internationale venu autrefois en Belgique pour combattre l’opposition dont vous étiez me rappelle un homme que vous avez certainement connu et qui précisément remplit cette mission-là, en 1927 si j’ai bonne mémoire. C’était un vieux communiste d’origine polonaise, intelligent, ferme et dévoué – inexplicablement dévoué, à mes yeux, à un régime qui commençait déjà à détruire tout ce qu’il prétendait servir. Ce vieux militant s’appelait Valetzki. J’ai rencontré tout récemment un autre communiste polonais, échappé par miracle à des exécutions de la veille. « Et Valetzki ? lui ai-je demandé. — Valetzki ? m’a-t-il répondu. Je ne sais pas. Disparu. Emprisonné avec presque tous les militants polonais réfugiés là-bas – et disparu… C’est tout. »
Il est arrivé à toute notre génération révolutionnaire une chose vraiment terrible. Le plus grand espoir du monde s’est levé pour nous, tangible, réel, nous donnant de nouvelles raisons de vivre, nous acceptant, nous réclamant tout entiers. Nous sommes devenus, dépouillés de tout vieil orgueil et, souvent, ne songeant plus à nous-mêmes (c’est si peu de chose : nous-mêmes !), les témoins et les participants de la transformation de tout. On allait en finir avec la misère, l’ancienne humiliation de l’homme, toutes les vieilles indignités. Naissance d’un monde nouveau. Une communauté de volontaires y travaillait avec efficacité, qui s’appelait le parti – le parti bolchevique. Nous nous sommes donnés à elle sans retour. Nous avons vu tomber nombre des nôtres, survivant nous-mêmes un peu par hasard. Vous m’avez raconté quelquefois, Plisnier, une mission qu’il vous arriva de remplir en Bulgarie, pour le parti, pendant la terreur blanche… Chabline* venait de périr à Sofia. Chabline, un bel athlète optimiste, délégué du PCbulgare à Moscou, aux débuts de l’Internationale communiste. Il paraît qu’après un soulèvement manqué des travailleurs sofiotes on le brûla vif dans une chaudière. Ce devait être en 1924 ou 1925. J’ai retrouvé sa photo : il parle gaiement, sur la terrasse du Kremlin, par un beau jour d’été, à Zinoviev… Zinoviev qui… Radek sourit derrière eux… Radek qui… Un jour est venu où la grande communauté que nous servions a tout à coup exigé de nous que nous reniions tout – tout ce qui faisait sa propre raison d’être, et la nôtre, la justification même de nos vies. Nous étions des révolutionnaires, elle a tenu à nous abaisser, à nous rendre serviles, à nous faire adorer un Chef – nous qui, si volontiers, admirions de grands camarades ! Nous entendions servir la vérité, elle nous a imposé le mensonge quotidien, le mensonge à la classe ouvrière, le mensonge à nous-mêmes. Je crois, au fond, que nous eussions consenti à tout pour servir la révolution et le socialisme ; nous avons d’ailleurs commencé par là, commencé par consentir, et il nous a fallu des années pour nous détacher, rompre, quand il nous est devenu évident que ce n’était plus le service du socialisme… Alors, la communauté dont nous étions nous a exclus, déshonorés, insultés, vilipendés, traités d’ennemis de classe, parce que nous restions fidèles à son âme de la veille, tandis qu’elle-même n’avait plus d’âme, ne vivant plus que sur une fausse monnaie d’idées… Nous encore, ce n’est rien, puisque nous survivons ! Mais tous ceux qu’on s’est mis à fusiller, souvent meilleurs serviteurs de la classe ouvrière que nous, par l’action plus riche, le mérite historique – tous ceux que l’on supprime pour cette raison même… Et je comprends bien votre cri :
« Il me semble qu’autour de moi aussi le cercle s’est refermé. Et plus jamais je ne pourrai tenir pour la mienne cette communauté de vivants qui tue les meilleurs d’entre ses fils.
» Je m’évade, je fuis, j’ai peur. Est-ce que tout ce qui s’offrit à ma foi, décidément, s’effondre ?… »
Mais ici, cher poète, il faut qu’un militant vous réponde. S’évader – du mensonge, oui. Fuir – fuir la boue de plus en plus mêlée du sang des meilleurs, oui. Avoir peur – peur du faux, de la souillure, de l’inhumain, oui, cela est permis. Salutaire même. Seulement, la vie continue, la lutte continue. La communauté qui s’est trahie n’est plus la nôtre. Il reste de par le monde la plus vaste communauté des travailleurs en marche. Il reste, là-bas même, dans les prisons et les camps de concentration, l’intrépide communauté des résistants. Tout nous reste ! La pensée socialiste sort de ces vingt années trempée par l’effort des masses et le cauchemar même d’une victoire transformée en défaite par l’usure intérieure. Les causes du mal, nous les connaissons. Les remèdes nécessaires, nous les connaissons. Ni s’évader, ni fuir, ni craindre dès lors ! On a besoin de vous. Les heures sont venues de la fidélité la plus vraie, puisque tout est à refaire. Puisse votre adieu aux ténèbres de Thermidor et de Brumaire, cher Plisnier, tremper en vous l’âme du militant.
18-19 décembre 1937
Ángel Pestaña* est mort il y a quelques jours à Valence. Je l’avais entrevu à Barcelone en 1917 et rencontré en Russie, en 1920. Barcelone, pendant la guerre… La Catalogne n’était qu’une vaste usine travaillant pour les Alliés. Le patronat s’enrichissait, les ouvriers s’organisaient. La Confédération nationale du travail se sentait devenir une force, sous la direction intelligente de deux hommes : Salvador Seguí*, Ángel Pestaña. Ouvriers tous les deux (Pestaña était horloger), agitateurs remarquables, sachant tenir la tribune et tenir le coup quand ça tournait mal. Les petits syndicats anarchisants, derrière eux, devenaient de vastes organisations nourrissant une haute ambition révolutionnaire. Pestaña et Seguí furent du premier Comité obrero – Comité ouvrier – qui fit un jour d’août 1917, placarder dans la ville en état de siège un programme révolutionnaire inspiré de celui de la Commune de Paris. Trois mois avant les bolcheviks, la CNT esquissait les grandes lignes d’une transformation sociale immédiate. Le mouvement fut, comme il fallait s’y attendre, lâché au tout dernier moment par la petite bourgeoisie radicale. L’essor de la CNT continua par des grèves étonnantes. Puis s’engagea entre les anarchistes – qui commirent là, par manque d’intelligence politique, une erreur catastrophique – et le patronat une lutte atroce. Pressés d’arriver à des victoires et ne sachant comment, des groupes substituèrent à l’action des masses les attentats terroristes. Le patronat, soutenu par la police, s’aperçut bientôt que cette arme pouvait être facilement retournée : il forma ses organisations de tueurs, auxquelles il donna même un nom : le Syndicat libre ; il eut ses pistoleros, bien rétribués, assurés de l’impunité. Les dirigeants de la CNT s’étaient montrés hostiles au terrorisme anarchiste : ils admettaient la légitimité des actes de révolte, ils désapprouvaient une tactique manifestement funeste. Mais c’est sur eux, précisément parce qu’ils étaient capables d’une action beaucoup plus efficace, que le Syndicat libre dirigea ses coups. Salvador Seguí tomba l’un des premiers, criblé de balles au sortir d’un petit café. On avait aussi tué – de même sur le seuil de sa porte – un grand intellectuel, son ami, l’avocat Layret 95. Ángel Pestaña, quelque temps après son retour de Russie, reçut plusieurs balles dans le corps. Il s’en tira et, d’avoir versé son sang – lui, adversaire connu du terrorisme individuel –, en devint plus populaire.
Nous voici dans un wagon-restaurant sur la route de Petrograd à Moscou. Ensemble, nous venons de voir Lénine, dans la salle blanche de l’Institut Smolny. Nous prenions le thé, quand une rumeur a parcouru la salle, tout le monde s’est dressé, regardant de notre côté. Nous nous sommes retournés : Lénine était là, en casquette grise et pardessus, tout rieur. Evdokimov (le fusillé du procès des Seize) lui donnait l’accolade… « Qu’il est simple ! » dit Pestaña, les poignées de mains échangées. Maintenant, nous nous rendions au deuxième congrès de l’Internationale communiste à laquelle la CNT venait de donner une adhésion de principe. À l’une des tables voisines, Frossard* et Cachin* buvaient du thé. Pestaña les regardait de travers, « ces politiciens ». « On va les voir accourir de partout, puisque la révolution est victorieuse. Méfiez-vous-en ! » disait-il. Il avait un long visage olivâtre, un regard noir très vif, une petite moustache noire, les manières d’un artisan de son pays.
Lénine, à ce moment, se préoccupait de rallier à la IIIe Internationale les militants anarchistes et syndicalistes. Il invita Pestaña à le venir voir au Kremlin. Pestaña lui apportait un stylo – qui servit peut-être à signer quelques décrets. Leur entretien fut cordial, car ils étaient francs et gais, tous les deux, réalistes, tous les deux, et doctrinaires assez pour cesser tout à coup de s’entendre, avec bonne humeur du reste. « Que pensez-vous des communistes que vous voyez au congrès ? » demanda Lénine à son interlocuteur (et j’imagine ici son regard malicieux). « Oh », répondit Pestaña, ravi de placer une boutade bien directe, – très petits-bourgeois ! « Trop d’intellectuels… »
Sur les nécessités de la révolution, défense extérieure, défense intérieure, nous n’eûmes pas de désaccords sensibles, pour autant que je m’en souviens, dans nos longues discussions. Pestaña se montra enclin à admettre la dictature provisoire du prolétariat. La centralisation étatique l’effrayait, le manque de liberté, déjà sensible, lui répugnait. À son retour en Espagne, il se prononça brutalement contre le bolchevisme. Il allait évoluer de plus en plus vers un syndicalisme anarchisant d’esprit et réformiste de pratique.
L’un de ses mérites fut de braver l’impopularité, dans la CNT même, en adoptant sur l’action politique une attitude nouvelle, profondément contraire à la tradition. Pestaña pensait depuis quelques années que le syndicalisme devait intervenir consciemment, puissamment, dans la vie politique ; et il avait fondé un parti syndicaliste. Ce parti n’a eu jusqu’ici qu’une importance restreinte, bien que Pestaña fût député aux Cortès et personnellement respecté pour la droiture de sa vie et la fermeté de ses convictions. Les hommes s’usent vite quand un pays passe, en moins d’un quart de siècle, de la monarchie à la dictature, de la dictature à la république, de la république à la guerre civile. Pestaña est mort à quarante-huit ans, dépassé par les événements, sollicité en des sens opposés par son esprit libertaire traditionnel et par ses capacités de militant syndicaliste avisé. Sa mémoire d’animateur de la CNT des premiers temps restera chère à tous ceux qui l’ont approché.
25-26 décembre 1937
L’année soviétique 1937 s’ouvre, en janvier, par le procès des Dix-Sept, suite du procès des Seize d’août 1936 ; le premier février descendent au tombeau, la nuque fracassée, plusieurs compagnons et amis de Lénine, treize victimes en tout. Parmi elles, l’homme de la victoire en Ukraine 1918, le grand industrialisateur, Piatakov ; l’homme de trois insurrections à Moscou, Mouralov ; Sérébriakov, fondateur du parti ; le dirigeant de l’industrie chimique, Rataïtchak ; Drobnié et Bogousslavski, combattants fameux des temps difficiles… L’année continue par l’exécution de huit chefs d’armée auréolés du souvenir des victoires de la guerre civile : Toukhatchevski, Iakir*, Kork 96, Eydeman*, Poutna… L’année, ou plutôt le massacre des fondateurs de l’URSS. continue par l’exécution des vieux bolcheviks du Caucase, Mdivani, Okoudjava* – et d’autres, à Tiflis, les Lakoba à Soukhoum, d’autres encore à Batoum. Sang sur sang. Mille deux cent trois exécutions de commissaires du peuple, de hauts fonctionnaires et de pauvres bougres, d’après la presse officielle, entre la mi-août et la mi-novembre. En novembre, fin des diplomates : sept ambassadeurs disparaissent à la fois qui représentèrent les Soviets à Helsingfors, Fallinn, Kaunas, Berlin, Nankin, Bucarest, Varsovie.
Nous apprenons la disparition des derniers d’entre les dirigeants de l’Internationale Communiste : Béla Kun, Piatritski, Ludwig, Magyar, Valétski, Félix Wolf, Eberlein, Remmele… L’exécution secrète de l’un des plus remarquables des idéologues du bolchevisme, Nicolas Boukharine, semble confirmée. Secrète aussi, totalement mystérieuse, l’exécution de l’ex-chef de la sûreté, pendant dix ans, Commissaire du Peuple à l’Intérieur, l’homme de confiance de Staline, Guenryk Iagoda. Le 12 décembre a lieu le plébiscite organisé en vertu de la nouvelle constitution stalinienne : 90 millions d’électeurs votent pour le Chef génial. Quelques jours se passent et l’année se clôt, veille des fêtes de Noël, par un communiqué atroce : huit exécutions. Quatre des massacrés furent, eux aussi, des combattants de la première heure, des fondateurs du régime, des hommes de gouvernement de la veille. Il se confirme officiellement que Roudzoutak, membre du Bureau politique à ce jour, déclaré « ennemi du peuple » est voué au même sort… Année effroyable ! En vérité, l’année du bourreau…
Karakhane est fusillé. Je le savais, je l’avais publié depuis plus d’un mois. Le communiqué officiel l’avoue le 20 décembre. Karakhane : insurgé d’Octobre 1917, plénipotentiaire des Soviets à Brest-Litovsk en 1918, plus tard ambassadeur à Pékin, récemment ambassadeur à Ankara… Orékhélachvili est fusillé. Un des bâtisseurs du parti bolchevik en 1903, combattant de la révolution de 1905, vice-président du Conseil des Commissaires du Peuple de Transcaucasie, membre du Comité Central du parti… Chébodlaév est fusillé. Soldat de guerre-civile, membre du Comité Central, un des dirigeants sans merci de la collectivisation forcée, – prescrite par Staline, – au Caucase… Avélii Enoukidzé est fusillé. Un des fondateurs du parti bolchevik, lui aussi, au Caucase ; compagnon de jeunesse de Staline, exilé autrefois en Sibérie avec lui. Secrétaire de l’Exécutif Central des Soviets, placé à ce poste par la confiance de Lénine, de 1918 à 1934, – connu pour sa fermeté, sa probité, sa bonhomie, sa grande culture. Subitement révoqué en 1934. J’écrivais à ce propos, il y a juste un an : « Les proscriptions ont leur logique. La génération d’Octobre tout entière doit être proscrite. Quoi qu’on puisse faire faire, dire et écrire à ses derniers représentants, les mots ne comptent plus, Staline sait que ces hommes pourraient un jour se ressaisir et qu’ils sont pour lui, dans leur for intérieur, des juges impitoyables… Voici que nous comprenons la bizarre affaire Enikoudzé de 1935 et la dissolution, à la même époque, de la Société des Vieux-Bolcheviks. Le secrétaire du Bureau de l’Exécutif des Soviets, si dévoué qu’il fût à Staline, eût pu hésiter à repousser le recours en grâce des Seize. Les Vieux-Bolchéviks eussent pu murmurer devant la décapitation du vieux parti. » (Destin d’une révolution, p. 286, Grasset) 97. Les Vieux-Bolcheviks ne murmureront plus : ils sont morts.
Quelques jours avant les élections mêmes du 12 décembre (si l’on peut parler d’élections quand la candidature officielle est la seule présentée…) plusieurs candidats – officiels – membres du gouvernement, par surcroît, avaient subitement disparu : de ce nombre les deux frères Méjlaouk, Ivan et Valère, combattants de 1918 dans la région de la Volga, récemment, l’un, commissaire du peuple à l’industrie lourde et président de la Commission du Plan de l’État, l’autre, directeur de l’enseignement supérieur ; et le chef des forces aériennes de l’URSS, le général Alksnis, un des signataires, avec l’amiral Orlov (également disparu, mais depuis des mois) de la sentence de mort du maréchal Toukhatchevski. On croit Alksnis fusillé, comme le créateur des pentamoteurs soviétiques, l’ingénieur Tupolev 98.
Des membres de la commission gouvernementale qui a élaboré la nouvelle Constitution, les plus marquants ne sont plus. Trente candidats – environ – ont disparu en cours de candidature. Le chef a d’ailleurs pris soin de préciser que l’épuration continuerait après les élections et qu’aucune immunité n’en préserverait les élus, – bien que l’un des groupes les plus nombreux des députés des chambres soviétiques soit celui des hauts fonctionnaires de la police (60 mandats)…
Pas un régime, dans les temps modernes, ne s’est acharné ainsi à la destruction de ses propres élites dirigeantes. De quel prix l’histoire fera-t-elle payer quelque jour ces hécatombes ?
1 Cette citation est extraite de La Guerre civile en France (Savelli, 1976, p. 89) où elle figure comme suit : « La civilisation et la justice de l’ordre bourgeois se montrent sous leur jour sinistre chaque fois que les esclaves de cet ordre se lèvent contre leurs maîtres. Alors, cette civilisation et cette justice se démasquent comme la sauvagerie sans masque et la vengeance sans loi. Chaque nouvelle crise dans la lutte de classe entre l’appropriateur et le producteur fait ressortir ce fait avec plus d’éclat. »
2 Sur proposition de la France et de l’Angleterre, un « Comité international pour l’application de la non-intervention en Espagne » se réunit à Londres à partir du 9 septembre 1936. Vingt-cinq puissances y sont représentées, y compris l’urss, l’Allemagne et l’Italie. Immédiatement, le Comité s’embourbe dans les accusations croisées de l’Axe et de l’urss de ne pas respecter le principe de non-intervention.
3 Selon le général Sperrle, 6 500 Allemands sont arrivés à Cadix en novembre 1936. Leur nombre ne dépassera guère les 10 000 au cours de la guerre.
4 3 000 « Chemises noires » italiennes, des volontaires et des officiers d’active, ainsi que 1 500 spécialistes sont partis dans les derniers jours de 1936 vers l’Espagne. Un renfort de 4 000 hommes est annoncé le 14 janvier 1937. En tout, avant le début de février 1937, ce ne sont pas moins de 50 000 Italiens qui foulent le sol espagnol.
5 Une ligne manque dans le texte original. [nde]
6 Goethe (1749-1832) a assisté à la bataille de Valmy aux côtés du duc de Saxe-Weimar. Il aura dans Campagne de France et siège de Mayence cette phrase célèbre : « De ce lieu et de ce jour date une nouvelle époque dans l’histoire du monde. »
7 En 1918-1919, la ville d’Arkhangelsk, sur la mer Blanche, a été le théâtre de combats entre les troupes de l’Entente (États-Unis, France, Grande-Bretagne) et l’Armée rouge.
8 Durant la guerre civile, la ville d’Odessa a été occupée successivement par des nationalistes ukrainiens, les troupes françaises, l’Armée rouge et les armées blanches. L’Armée rouge en a pris le contrôle en 1920.
9 Voir la chronique « Ivan Nikititch », note n° 19.
10 Transcaspie : région des monts Alaï.
11 Erreur de Serge : le général d’Anselme dirigeait alors la 38e division d’infanterie française, postée en Afrique du Nord.
12 Lénine a dû se réfugier en Finlande parce que Kerenski, devenu Premier ministre après juillet 1917, avait ordonné son arrestation. C’est là qu’il a écrit L’État et la Révolution.
13 Voir la chronique « Le Birobidjan, République juive », note n° 62.
14 Erreur de Serge : il s’agit d’Eduard Solomonovich Holtzman (1882-1936).
15 Madrid, attaquée presque sans relâche durant toute la durée de la guerre civile, est restée aux mains des républicains. Au total, c’est près de la moitié des bâtiments de la ville qui ont été détruits.
16 Un caporal et cinq soldats de l’armée française ont été condamnés pour abandon de poste en présence de l’ennemi et fusillés pour l’exemple en 1914. L’accusation était fausse : les poilus avaient été faits prisonniers par les Allemands et étaient parvenus à s’échapper. Ils furent réhabilités en janvier 1921.
17 La guerre soviéto-polonaise de 1920 s’origine avec le retour à l’indépendance de la Pologne en 1918. Menée par le maréchal Pilsudski, la Pologne, dont viennent de se retirer les Allemands, représente un enjeu pour l’extension européenne de la révolution bolchevique. Après une campagne longue et difficile, la guerre s’achève avec le pacte de Riga du 18 mars 1921 qui acte le partage de la Biélorussie et de l’Ukraine entre la Pologne et la Russie.
18 La Sainte-Vehme était une société secrète d’inspiration chrétienne active en Allemagne du xiiie au xixe siècle. Elle s’était donné pour mission, au nom du Saint-Siège, de juger les crimes et les atteintes à la religion et de faire exécuter les sentences pour pallier les carences du pouvoir impérial.
19 L’exécution sur la chaise électrique des anarchistes italiens Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, a eu lieu dans la nuit du 22 au 23 août 1927 dans une prison du Massachusetts, malgré une intense mobilisation internationale (lire Ronald Creagh, L’Affaire Sacco et Vanzetti, Éditions de Paris, 2004).
20 Le congrès socialiste international s’est tenu en août 1910 à Copenhague. Y ont été votées de nombreuses résolutions ayant trait au chômage, à la législation du travail, à la peine de mort, à l’unité syndicale ou encore au droit d’asile.
21 Lancé en 1904 par Gustave Téry, ancien rédacteur du Journal et du Matin, L’Œuvre, d’abord mensuel,est devenu hebdomadaire en 1910 et quotidien en 1915. C’est dans ce journal de tendance radicale que Barbusse a publié Le Feu. Il paraîtra jusqu’en 1940 avant d’être repris, sous contrôle allemand, par le collaborateur Marcel Déat.
22 Ville espagnole enclavée sur la côte nord-est du Rif, administrée comme une partie de la province de Malaga jusqu’en 1995.
23 Occupée par les Espagnols jusqu’en 1913, Tétouan est devenu la capitale du nord du Maroc et l’est resté jusqu’à l’indépendance.
24 Territoire du sud-ouest du Maroc, Ifni a été placé sous protectorat espagnol en 1860 et ne sera totalement décolonisé qu’en 1969.
25 L’hebdomadaire La Flèche est fondé par Gaston Bergery en 1934 comme organe de Front commun contre le fascisme, puis de Front social, et a paru jusqu’au 29 août 1939. Victor Serge y a écrit en 1936-1937, notamment pour dénoncer l’assassinat d’Ignace Reiss (« Analyse d’un crime », 16 octobre 1937, n° 88). Il dresse un portrait de Bergery et des conditions de sa collaboration à cet hebdomadaire dans Mémoires d’un révolutionnaire…, op. cit., p. 787-788. [nde]
26 La dépêche d’Ems, écrite par Guillaume de Prusse et revue par Bismarck, a été envoyée aux journaux allemands et français. Faisant suite à la candidature du prince allemand Leopold de Hohenzollern-Sigmaringen au trône d’Espagne puis à son retrait sous pression de la France, elle était rédigée en des termes volontairement provocants, le pouvoir militaire prussien se sachant supérieur à l’armée française. La dépêche a été le casus belli de la guerre franco-prussienne de 1870.
27 La dictature fasciste autrichienne bénéficiait du soutien de l’Italie mussolinienne, ce qui lui permit de résister plus longtemps à l’annexion par l’Allemagne.
28 Le Republikanischer Schutzbund, organisation paramilitaire centralisée liée aux sociaux-démocrates et forte de quelque 80 000 membres luttait contre les milices fascistes des Heimwehren.
29 Les mots sont effacés sur l’exemplaire original. Nous en restituons le sens probable entre crochets. [nde]
30 Né en 1817, le général Lecomte est chargé par Thiers de récupérer les canons détenus par la Garde nationale à Montmartre, mais la foule sympathise avec la troupe et il est fusillé le 18mars 1871 par ses soldats, marquant le début de la Commune de Paris.
31 Cruelle Espagne était le titre d’un essai des frères Jean et Jérôme Tharaud paru chez Plon en 1937 et futurs membres de l’Académie française.
32 En fait l'Opera Nazionale Balilla qui encadrait les jeunes enfants dès l’âge de quatre ans. Elle tirait son nom de Giovanni Battista Perasso, surnommé Balilla, qui, à Gênes en 1746, donna le signal de la rébellion contre l'invasion autrichienne de la région.
33 Le sort d’Alexandre, le frère de Levan Gogobéridzé, arrêté uniquement pour ses liens de parenté, est évoqué dans les Récits de Kolyma de Varlam Chalamov.
34 L’ami en question était l’ouvrier Maurice Wullens (1894-1945) qui anima durant les années 1920-1930 la revue Les Humbles. Proche du PC jusqu’au début des années 1930, Wullens prit part à la campagne pour la libération de Victor Serge et participa au Comité pour l’enquête sur les procès de Moscou. Serge rompit avec Les Humbles un peu avant le début de la Seconde Guerre mondiale parce que, écrit-il, « elle invoquait la liberté de discussion pour publier des apologies du nazisme ! » (Mémoires d’un révolutionnaire 1905-1945, Lux, 2010, p. 439).
35 Les aviateurs français Dieudonné Costes (1892-1973) et Marcel Bellonte (1896-1983) effectuèrent la première traversée de l’Atlantique Nord sans escale entre Paris et New York le 1er septembre 1930.
36 La pièce en question pourrait être Comment la 14e division alla au paradis (1932).
37 Sur les dangers selon Georges Duhamel (1884-1966) de faire reposer la civilisation sur le progrès technique, voir notamment L’Humaniste et l’Automate (1933).
38 Sur le séjour de Victor Serge à Vienne et sur ses rapports avec Gramsci, voir Mémoires d’un révolutionnaire…, op. cit., p. 646-659.
39 L’ouvrage a paru en 1887 chez Dentu avec une préface d’Henri Rochefort. En 1966, les éditions François Maspero publièrent les Œuvres complètes d’Eugène Pottier.
40 Élèves de l’école spéciale militaire de Saint-Cyr, fondée par Napoléon Bonaparte alors consul.
41 Saint-Sébastien, dans le Pays basque, tombe aux mains des fascistes le 13 septembre 1936.
42 Malaga, en Andalousie, est prise le 8 février 1937.
43 Reconstitué à partir de « des armées communistes résis- [fin de ligne] rieusement ». [nde]
44 Le Kuo-Min-Tang, ou parti national du peuple, est fondé en 1900. Il joue déjà un rôle déterminant dans la révolution de 1911. En 1923-24, avec le concours d’agents soviétiques, Tchang Kaï-chek réorganise le parti sur le modèle du parti bolchevique russe.
45 À la mort de Sun Yat-sen, président de la République chinoise depuis 1911, le gouvernement de Canton passe sous la présidence de Wang Tsing-wei. En juillet 1926, Tchang Kaï-chek déclenche la marche des armées nationalistes vers le nord, s’emparant notamment de Shanghai et de Nankin. Les communistes collaborent alors étroitement avec le Kuo-Min-Tang mais tentent d’instaurer des pouvoirs révolutionnaires dans les zones occupées. Craignant un coup de force des communistes, Tchang Kaï-chek écrase leur organisation, à Shanghai (12 avril 1927) puis à Wou-Han (11 novembre). La délégation soviétique, quant à elle, quitte la Chine.
46 Agnes Smedley, La Chine rouge en marche (China’s Red Army Marches, 1934), récits traduits et adaptés de l’anglais par Renaud de Jouvenel, Éditions sociales internationales, 1937.
47 La République populaire de Mongolie a été proclamée le 26 novembre 1924.
48 Le bey de Tunis était depuis le xviiie siècle le souverain de l’État husseinite. La colonisation française a affaibli le pouvoir des beys, qui ne le perdront effectivement que lors de l’indépendance du pays en 1956-1957.
49 En fait, on trouve dans ce numéro d’Esprit un article de Mounier intitulé « La Tunisie a la fièvre ? oui, d’un mal blanc » (p. 343-353). [Entre 1936 et 1940, Esprit publia, en deux livraisons, la nouvelle de Victor Serge « L’Impasse Saint-Barnabé » (avril, juin 1936), ainsi que les articles suivants : « Terre libre » (deux lettres), juin 1936 ; « Choses de Russie », septembre 1936 ; « Méditation sur l’anarchie » et un compte rendu du livre de Pierre-Henri Simon, Discours sur la guerre possible, avril 1937 ; « Litvinov », juin 1939 ; « Journal des témoins », septembre 1939. Signalons que la correspondance entre Victor Serge et Emmanuel Mounier (1940-1947) a été publiée dans le Bulletin des amis d’Emmanuel Mounier, avril 1972, n° 39 (rééd. partielle in Mémoires d’un révolutionnaire…, op. cit., p. 871-881). Elle éclaire sur la « bienveillante compréhension vis-à-vis de l’urss actuelle » du fondateur d’Esprit après guerre et les raisons pour lesquelles aucun article de Victor Serge ne fut alors publié par cette revue. (nde)]
50 André Gide, Voyage au Congo. Carnets de route, Gallimard, « Nouvelle revue française », 1927.
51 Région de Libye qui donnera son nom à Tripoli. Une colonie italienne y a été établie entre 1912 et 1943.
52 Sur les rapports de Poulaille avec Victor Serge, voir le numéro spécial des Cahiers Henry Poulaille consacré à ce dernier (n° 4-5, 1991) et la thèse de Jean-Charles Ambroise, Henry Poulaille et le mouvement français pour la littérature prolétarienne. Position littéraire, représentations, prises de position politiques 1925-1944, université de Rennes-I, 1998. Voir aussi, de Victor Serge, Littérature et révolution, Maspero, 1976.
53 La revue Nouvel âge a paru en 1931, Prolétariat en 1933-1934 et À Contre-courant en 1935-1936.
54 Grasset. [nda]
55 Le maximalisme est une tendance interne au parti socialiste italien fondée par Giacomo Menotti Serrati en 1919. Cette fraction a ensuite fusionné avec le parti communiste dont Serrati a intégré le Comité central.
56 Organe du mouvement révolutionnaire éponyme, Giustizia e Libertà visait à réunir les formations non communistes antifascistes. Le premier numéro du périodique a été publié en 1929.
57 Thomas de Quincey, On Murder Considered as one of the Fine Arts (1827) traduit en français sous le titre De l’assassinat considéré comme un des Beaux-Arts (1901).
58 Chronique reproduite in Victor Serge, Le Nouvel Impérialisme russe, suivi de L’urss est-elle un régime socialiste ?, Spartacus, 1972, p. 28-31. [nde]
59 Entre juin 1937 et juillet 1938 ont été exécutés ou internés : trois maréchaux, treize généraux d’armée, huit amiraux, cent cinquante-quatre généraux de division et près de 35 000 officiers, environ la moitié des cadres de l’Armée rouge.
60 Le général Levandovski était l’un des leaders de la 11e armée et l’amiral Romuald Mouklévitch, après avoir été le commandant en chef de la marine militaire soviétique de 1926 à 1931, était devenu commissaire à l’Industrie navale.
61 Après le bombardement de Guernica, un certain nombre d’intellectuels catholiques (notamment, François Mauriac, Jacques Madaule, Gabriel Marcel, Jacques Maritain, Emmanuel Mounier, Paul Vignaux) signèrent un appel, « Pour le peuple basque », publié dans L’Aube du 8 mai 1937. Lire Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises, Fayard, 1990, p. 110-111.
62 Agrégé d’histoire et professeur, Jacques Madaule (1898-1993), spécialiste de Paul Claudel, collabora à Esprit dès 1932.
63 Serge fait une confusion sur les prénoms et veut certainement parler du capitaine Ángel Chamorro García (1877-1937).
64 TASS : agence télégraphique de l’Union soviétique, unique agence de presse de l’ère soviétique.
65 Makéevka ou Makiivka, ville industrielle de l’ouest de l’Ukraine, située à 11 kilomètres de Donetsk.
66 « Le Bourrage de crâne », Le Crapouillot, numéro spécial, juillet 1937. Journal satirique fondé en 1915 par le polémiste Jean Galtier-Boissière (1891-1966), son nom, littéralement « petit crapaud », désignait un petit mortier de tranchée dans l’argot des poilus.
67 Sur ces épisodes qui conduisirent au départ de Galtier-Boissière du Canard enchaîné après le caviardage d’un de ses articles qui évoquait la répression contre le POUM et les anarcho-syndicalistes en Espagne, ce dernier rapporte cette remarque d’Henri Jeanson qui se solidarisa avec lui : « Nous étions entrés au Canard enchaîné, nous quittons le lapin russe. » Lire Jean Galtier-Boissière, Mémoires d’un Parisien, Quai Voltaire, 1994, p. 719.
68 Sur Pilniak et ses rapports avec Victor Serge, voir Vitali Chentalinski, La Parole ressuscitée, Robert Laffont, 1993.
69 L’Année nue paraît chez Gallimard en 1926. En revanche, La Volga se jette dans la Caspienne a été publié par les Éditions du Carrefour en 1931.
70 Sur cette évolution et les rapports de la France à l’émergence du réalisme socialiste, voir Jean-Pierre Morel, Le Roman insupportable. L’Internationale littéraire et la France (1920-1932), Gallimard, 1985.
71 Dans le n° 84 du 15 décembre 1929.
72 Confusion de Serge : il s’agit de Viatcheslav Polonski* et non de Valerian Polianski.
73 C’était le titre d’une revue marxiste française (Le Devenir social) et d’une revue italienne (Il Divenire sociale) auxquelles Georges Sorel a collaboré à la fin du xixe et au début du xxe siècle.
74 Cette chronique a été également publiée par La Révolution prolétarienne le 25 août 1937.
75 Célèbre hôtel de la capitale moscovite qui abritait les délégués du Komintern en visite en urss. Lire Arkadi Vaksberg, Hôtel Lux. Les partis frères au service de l’Internationale communiste, traduction Olivier Simon, Fayard, 1993. [nde]
76 Plus exactement, Virginio Gayda, journaliste très connu du Popolo d’Italia, était considéré comme le porte-parole officieux de Mussolini.
77 Publiée et traduite par Gallimard en 1937, cette biographie a été rééditée en 1997 par La Table ronde.
78 Les textes du Congrès international des écrivains de juin 1935 ont été édités sous le titre Pour la défense de la culture par Sandra Teroni et Wolfgang Klein, Éditions universitaires de Dijon, « Sources », 2005.
79 Pour une analyse générale de Victor Serge sur la littérature en urss, voir « Le massacre des écrivains soviétiques », article publié dans Masses en novembre 1946 et republié dans « 16 fusillés à Moscou », Cahiers Spartacus, novembre-décembre 1972.
80 Signé à Paris le 27 août 1928 par quinze pays – dont l’Allemagne, les États-Unis, la France, l’Angleterre, le Japon, l’Italie et la Pologne –, le pacte Briand-Kellogg condamnait le recours à la guerre comme « instrument de politique nationale ».
81 La Mandchourie, région du nord-est de la Chine, était occupée par les Russes depuis 1900. À la suite de la victoire japonaise dans la guerre russo-japonaise de 1904-1905, elle fut divisée en deux zones d’influence. Exerçant un contrôle déjà presque total sur la région à la suite de la révolution de 1917, le Japon envahit le reste de la Mandchourie en 1931 et érigea le pays en État indépendant et fantoche du Mandchoukouo. Déclarée partie intégrante de la Chine par la conférence alliée du Caire en 1943, la Mandchourie fut reconquise par les forces soviétiques en 1945 et cédée aux autorités communistes chinoises.
82 Région autonome ouïgoure de la Chine occidentale, province impériale chinoise depuis 1884.
83 Voir la chronique« La fin d’une épopée ».
84 En fait, le Partido Obrero de Unificación Marxista (parti ouvrier d’unification marxiste), créé en septembre 1935 par la fusion du groupe Izquierda Communista (Gauche communiste), dirigée par Andrés Nin et du Bloque Obrero y Campesino (Bloc ouvrier et paysan) dirigé par Joaquín Maurín, tous deux issus de scissions du parti communiste espagnol (stalinien). Lire Victor Alba, Histoire du POUM, Champ libre, 1975.
85 Préfacé par Victor Serge, le livre de Joaquín Maurín, Révolution et contre-révolution en Espagne a paru chez Rieder (collection Témoignages) en 1937. Cette préface est reproduite ici
86 Adolf Hitler, Principes d’action, extraits de discours traduits de l’allemand par Arthur S. Pfannstiel, Grasset, 1936.
87 Dans la nuit du 30 juin 1934 – la « Nuit des longs couteaux » –, Hitler fait éliminer les chefs des SA (SturmAbteilung, « sections d’assaut ») dirigés par Ernst Röhm, une formation paramilitaire nazie créée en 1921 qui avait été un instrument efficace pour son accession au pouvoir, mais dont l’importance lui nuisait désormais. Hitler attribuera dès lors l’essentiel des activités de répression à la SS (SchutzStaffel, « échelon de protection »). Boris Souvarine écrira à ce propos : « Staline pour sa part admirait la façon dont Hitler avait liquidé ses anciens compagnons d’armes, des gêneurs, lors de la “Nuit des longs couteaux” en 1934, et réciproquement Hitler lui rendra la politesse après la décapitation de l’Armée rouge. » Staline, op. cit., p. 584. [nde]
88 Konrad Heiden, Adolf Hitler, traduit de l’allemand par Armand Pierhal, Grasset, 1937.
89 Aussi connue sous le nom de « Constitution Staline », la Constitution soviétique adoptée le 5 décembre 1936 ajoutait le suffrage universel direct aux droits garantis par la Constitution précédente (1923). En outre, elle reconnaissait les droits au travail, au repos et au loisir, le soin aux personnes âgées ou malades, la protection de la santé, le droit au logement, à l’éducation et aux bénéfices culturels. Elle changeait le nom du Comité central exécutif en Soviet suprême et accroissait ses pouvoirs. Comme sous la Constitution précédente, le Présidium exerçait les pleins pouvoirs du Soviet suprême entre les sessions ; son président devenait le chef d’État titulaire. Elle n’a été remplacée qu’en 1977.
90 La Théorie du matérialisme historique. Manuel populaire de sociologie marxiste, Éditions sociales internationales, 1927.
91 Confession, traduit du russe par Paulette Brupbacher, avec une introduction de Fritz Brupbacher et des annotations de Max Nettlau, Rieder, 1932. Réédition par les PUF en 1974 avec un avant-propos de Boris Souvarine.
92 L’ours de Saint-Pétersbourg, c’est bien entendu le tsar. Lire Bakounine, Les Ours de Berne et l’Ours de Saint-Pétersbourg, introduction de Marianne Enckell, avant-propos de James Guillaume, L’Âge d’homme, Lausanne, 1972. [nde]
93 Chronique reproduite in Victor Serge, Le Nouvel Impérialisme russe, op. cit., p. 25-27. [nde]
94 Charles Plisnier, Faux-passeports, les mémoires d’un agitateur, Corrêa, 1937, qui obtint le prix Goncourt cette même année.
95 Défenseur des leaders de la CNT, Franscisco Layret (1880-1920) fut assassiné par les tueurs du patronat le 30 novembre 1920 à Barcelone. [n.d.e.]
96 August Kork (1887-1937) était Chef de l’Académie militaire au moment de son arrestation.
97 Le livre Destin d’une révolution. urss 1917-1937 a été réédité dans le volume Mémoires d’un révolutionnaire et autres écrits politiques 1908-1947 (Robert Laffont/Bouquins, 2001).
La citation se trouve p. 464-465 et nous la rectifions d’après cette édition.
98 En fait, Andreï Nikolaïevitch Tupolev (1888-1972) fut bien arrêté en 1937 sous l’accusation de création d’un « parti fasciste russe » et emprisonné dans un camp spécial où travaillaient un millier d’ingénieurs et de techniciens. Condamné à dix ans de camp, il fut libéré en 1944 pour « services rendus », mais ne fut réhabilité que dix ans après la mort de Staline.