1921 |
Source : numéro 28 du Bulletin communiste (deuxième année), 7 juillet 1921. Signé « André Julien ». |
La question coloniale
Au cours des débats du Congrès de Stuttgart1, le socialiste hollandais Van Kol, se tournant vers les délègués allemands, leur cria : « Où sont vos écrits, vos écrivains qui ont étudié le problème des colonies ? Lequel d'entre vous s'est rendu aux colonies pour étudier les conditions des indigènes ?... Vous n'avez rien fait. Vous avez agi comme les Français ».
Il faut que ce reproche sévère mais justifié ne puisse être lancé au Parti communiste français au cours d'un Congrès international.
Est-il donc possible d'établir ce « tableau exact de la situation historique et surtout économique » des colonies dont Lénine proclame la nécessité ? En dépit d'incontestables difficultés, nous le croyons fermement. A tout le moins, le Parti communiste doit tenir à honneur de le tenter.
Il nous faut recueillir, pour chacune de nos colonies, une documentation objective puis la soumettre à un examen rigoureux avant de l'utiliser pour en tirer des conclusions pratiques. Tout d'abord se pose donc une question de méthode, puis un problème d'organisation, enfin un programme d'action.
Il faut commencer par amener à pied d'œuvre le plus de documents possibles et de documents sûrs puisés dans les publications coloniales. Pour cela, il faut se livrer à la besogne ingrate mais nécessaire d'établir un double fichier par nom d'auteurs et par matières, constamment tenu à jour et qui permette de retrouver, en un instant, les renseignements dont on a besoin.
A côté de ce fichier, il serait utile de rédiger, sur pièces, des synthèses des grandes questions, synthèses évidemment précaires dans l'état actuel des choses mais qui se préciseraient au fur et à mesure que les résultats des enquêtes personnelles menées par le parti viendraient compléter nos connaissances livresques.
D'importants travaux ont été publiés dans plusieurs langues, sur les populations coloniales. Sans doute n'ont-ils pas été rédigés pour des fins socialistes, tout au contraire. Ils n'en sont pas moins une source précieuse de documentation qu'il nous appartiendra d'utiliser dans un sens communiste. Que l'on lise telle étude de Zinoviev parue au Bulletin Communiste du 11 novembre 1920 et l'on verra à quai point il s'est servi des ouvrages bourgeois soit français de Girault et Leroy-Beaulieu, soit anglais de James Mill et Wakefield, soit allemand du docteur Zoepfl.
Les revues, surtout, devraient être suivies de près et soigneusement répertoriées. La Revue du Monde Musulman par exemple, fournit, à côté d'études remarquables sur l'Islam, des résumée de la presse et des pétitions des indigènes de tout le monde islamique. Nous pouvons être ainsi renseignés sur les tendances et l'activité musulmanes que nous cachent les gouvernements.
A coté des documents d'origine bourgeoise, il en est de source communiste, que notre parti ne possède point et cela est tout à fait regrettable, d'autant plus qu'ils fournissent non seulement des données théoriques mais des résultats pratiques.
Des journaux étrangers et, en France, les pires ennemis du communisme, comme Alexinski2, sont obligés de reconnaître l'activité des bolchevistes. Ils signalent que Lénine a créé, à Moscou, une Ligue pour la libération de l'Islam, un commissariat spécial des affaires musulmanes et une sorte d'Académie de propagande. Des imprimeries spéciales multiplieraient les tracts et les brochures dans les divers dialectes des peuples de l'Islam. De nombreux rapports auraient été rédigés sur l'activité soviétique en Azerbaïdjan, chez les Tatars de Kazan, les Bachkirs et les Kirghizes. Housséine-Réchid Bey aurait même publié des études très suggestives sur la propagande parmi les musulmans.
Nous avions ainsi, par des voies indirectes, un écho de l'activité bolcheviste mais combien serait-il plus utile pour nous d'obtenir des précisions sur l'organisation de ces républiques orientales que nous ignorons, hélas ! presque totalement, précisions qu'il est de notre devoir de demander à Moscou.
Muni d'une documentation sûre puisée dans les ouvrages ou les revues coloniales et dans les études pratiques venues de Russie, le bureau du parti, chargé de les centraliser, pourrait être en mesure d'ouvrir des enquêtes précises et fécondes. Il devrait demander aux partis communistes d'Angleterre et de Hollande de lui fournir tous les documents qu'ils possèdent sur les colonies britanniques ou néerlandaises et mener avec eux une action parallèle. Il établirait d'autre part, des questionnaires systématiques qui seraient adressés aux fédérations coloniales et recueillerait toutes les observations ou les suggestions que des voyageurs ou des militants communistes lui adresseraient d'outre-mer.
Le Parti aboutirait ainsi à une organisation forte et originale, telle qu'il n'en existe nulle part ailleurs, sauf en Russie, Ses journaux, ses propagandistes et ses parlementaires pourraient mener une action vigoureuse et efficace. Les indigènes de toutes nos colonies qui se sentiraient intelligemment et puissamment défendus rallieraient, de plus en plus nombreux, le Parti. Il y aurait là pour le communisme une tâche immense et très difficile à accomplir mais dont les résultats internationaux seraient considérables.
Notes
1 Le Congrès socialiste international de Stuttgart (VIIe Congrès de la IIe Internationale) se tint du 18 au 24 août 1907. 886 délégués représentant les partis socialistes et les syndicats y étaient présents. Le congrès examina les questions suivantes : 1) Militarisme et conflits internationaux ; 2) Relations entre les partis politiques et les syndicats ; 3) Question coloniale ; 4) Immigration et émigration des ouvriers ; 5) Droits électoraux des femmes.
2 Grigori Alexeïevitch Alexinski (1879-1967), bolchevik en 1905-1907, député à la Douma en 1907, puis partisan de Plekhanov en 1917, enfin contre-révolutionnaire dans l'émigration après la révolution d'octobre.