Première partie de La Bureaucratisation du Monde, 1939. |
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« S'il est vrai que l'U.R.S.S. s'est fixée dans une nouvelle forme sociale stable, autre que le capitalisme, et qu'à la place de la nouvelle bourgeoisie une autre classe dominante est survenue, vous nous expliquerez aussi quelle est la nouvelle forme d'exploitation et par quelles voies la plus-value est extorquée aux travailleurs. »
C'est ainsi, ou à peu près, que les marxistes scientifiques ont le droit de parler et nous ferons de notre mieux pour aller au-devant de leurs désirs. Si Trotski est d'accord avec Naville sur la question de la propriété nationalisée, comme caractéristique propre de l'Etat ouvrier, il ne semble pas que le maître soit du même avis que la discipline quant à considérer nationalisées, au pays de Staline, la rente foncière et la plus-value. Voici ce qu'il nous dit dans La Révolution trahie :
« Si nous traduisons, pour mieux nous exprimer, les rapports socialistes en termes de bourse, les citoyens pourraient être les actionnaires d'une entreprise possédant les richesses du pays. Le caractère collectif de la propriété suppose une répartition égalitaire des actions et, partant, un droit à des dividendes égaux pour tous les actionnaires. Les citoyens cependant participent à l'entreprise nationale et comme actionnaires et comme producteurs. Dans la phase inférieure du communisme que nous avons appelée socialisme, la rémunération du travail se fait encore selon les normes bourgeoises, c'est-à-dire selon la qualification du travail, son intensité, etc. Le revenu théorique d'un citoyen se forme donc de deux parties, a + b, le dividende plus le salaire. Plus la technique est développée, plus l'organisation économique est perfectionnée et plus grande sera l'importance du facteur a par rapport au facteur b, et moindre sera l'influence exercée sur la condition matérielle par les différences individuelles du travail. Le fait que les différences de salaires sont en U.R.S.S. non moindres mais plus considérables que dans les pays capitalistes nous impose la conclusion que les actions sont inégalement réparties et que les revenus des citoyens comportent en même temps qu'un salaire inégal des parts inégales de dividendes. Tandis que le manoeuvre ne reçoit que b, salaire minimal que, toutes autres conditions étant égales, il recevrait aussi dans une entreprise capitaliste, le stakhanovien et le fonctionnaire reçoivent 2 a + b ou 3 a + b et ainsi de suite, b pouvant d'ailleurs devenir aussi 2 b, 3 b, etc. La différence des revenus est, en d'autres termes, déterminée non par la seule différence du rendement individuel, mais par l'appropriatio n masquée du travail d'autrui. La minorité privilégiée des actionnaires vit au compte de la majorité bernée.
« Si l'on admet que le manoeuvre soviétique reçoit davantage qu'il ne recevrait, le niveau technique et culturel demeurant le même, en régime capitaliste, c'est-à-dire qu'il est tout de même un petit actionnaire, son salaire doit être considéré comme a + b. Les salaires des catégories mieux payées seront en ce cas exprimés par la formule 3 a + 2 b, 10 a + 15 b, etc., ce qui signifiera que le manoeuvre ayant une action, le stakhanovien en a trois et le spécialiste dix ; et qu'en outre leurs salaires, au sens propre du mot, sont dans la proportion de 1 à 2 et à 15. Les hymnes à la propriété socialiste sacrée paraissent dans ces conditions bien plus convaincants au directeur d'usine ou au stakhanovien qu'à l'ouvrier ordinaire ou au paysan de kolkhoze. Or, les travailleurs du rang forment l'immense majorité dans la société et le socialisme doit compter avec eux et non avec une nouvelle aristocratie. »
Nous approuvons du tout au tout, et si Trotski dit qu'une minorité privilégiée vit aux dépens d'une majorité bernée, nous pensons que Naville aussi en sera convaincu !
Nous n'osons même pas espérer qu'on nous lira, mais il nous semble, en passant, que si la nationalisation de la plus-value et de la rente foncière rapporte seulement aux bureaucrates, il est permis de penser que la propriété « nationalisée » est aussi de leur ressort, à ces bureaucrates, et qu'elle n'appartient pas à la société tout entière, car, alors, elle serait vraiment socialiste. Le lieutenant français, en bon disciple, a tiré du concept du maître les conséquences relatives à la propriété soviétique. La dérivation est exacte, mais c'est la position qui n'est pas exacte et le résultat ne pouvait être qu'erroné. Qu'il en veuille à Trotski, si bon lui semble, ou bien qu'il apprenne qu'en ce monde même les génies sont des hommes et, partant, faillibles ; tandis que même des médiocres peuvent quelquefois remarquer les fautes des grands hommes. Naville nous soumet bien à propos un morceau intéressant du Capital :
« La forme économique spécifique dans laquelle le surtravail non payé est extorqué aux producteurs immédiats détermine le rapport de dépendance entre maîtres et non-maîtres, tel qu'il découle directement de la production même, et à son tour réagit sur elle. C'est d'ailleurs la base sur laquelle repose toute la structure de la communauté économique et des conditions mêmes de la production, et donc en même temps la forme politique spécifique. C'est toujours dans le rapport direct entre les propriétaires des conditions de production et les producteurs immédiats - rapport dont la forme correspond toujours et de façon naturelle à un stade déterminé dans le développement des modalités du travail et, donc, de sa productivité sociale - c'est toujours dans ce rapport que nous trouvons le secret intime, le fondement caché de tout l'édifice social et, par conséquent, aussi la forme politique revêtue par le rapport de souveraineté et de dépendance, en un mot toute la forme spécifique de l'Etat. Cela n'empêche pas que la même base économique - la même, entendons-nous, quant aux conditions principales - peut, sous l'influence de diverses conditions empiriques, des données historiques agissant du dehors, conditions naturelles, différences de race, etc., présenter, quant à sa manifestation, des variations et des gradations infinies, dont la compréhension n'est possible que par l'analyse de ces circonstances empiriques données. »
On dirait que Marx vient d'écrire tout ça. Nous aussi pensons parfaitement que le secret intime de l'édifice social est révélé par la forme économique spécifique dans laquelle la plus-value est extorquée aux producteurs immédiats. Mais si cette plus-value va à une classe privilégiée et que la rente foncière des kolkhozes prend le même chemin (ainsi que le démontre Trotski) et elle ne va pas à L'Etat, comme Naville voudrait le prouver par un exemple naïf sur le kolkhoze, cela prouve que la classe bureaucratique soviétique n'est pas un fantôme ; mais elle prend les qualifications de classe dirigeante et exploiteuse.
Voici l'exemple de Naville sur le kolkhoze par lequel il nous montre comment les 37 % seulement de la production vont aux travailleurs, et le reste à l'Etat, c'est seulement en partie que ce reste va directement à la bureaucratie : « Un exemple. Voici comment la rente foncière retourne à l'Etat. La répartition des produits et de l'argent dans un kolkhoze se fait suivant des règlements dictés par le gouvernement. Tout d'abord, un prélèvement est effectué au profit de l'Etat, prélèvement dont l'importance varie suivant la fertilité de la région et qui atteint jusqu'à 41 % de la récolte. Puis il est déduit 2 à 3 % pour les dépenses administratives, et 13 à 25 % pour l'amortissement des tracteurs et machines agricoles, enfin 10,5 % pour le fonds de réserve. Le reste est réparti entre les travailleurs au prorata de la quantité et de la qualité du travail effectué par eux. »
Le point essentiel, c'est de voir si, par les pourcentages versés directement pour les frais d'administration, les bureaucrates sont payés en raison du salaire moyen de l'ouvrier ; mais il est encore plus intéressant de voir ce qu'il en fait, l'Etat soviétique, des 60 % de la production accaparée. Est-ce qu'il remet totalement en circulation cette plus-value, dans l'intérêt de la masse étrangère au gouvernement, ou bien il lui faut prendre - à la plus-value - des directions particulièrement chères à ses qualités spécifiques d'Etat de classe ? La réponse est presque oiseuse : Jésus-Christ aussi lava d'abord ses pieds pour laisser ensuite leur tour aux Apôtres. Toute la littérature des chevaliers d'Agramant, toute, nous disons, est là pour accuser : « La différenciation extrême des rétributions d'entre les citoyens soviétiques, la différenciation croissante des classes, la nouvelle bureaucratie, l'aristocratie soviétique, la part du lion, les 40 % de la production avalés par la bureaucratie, l'accroissement des antagonismes sociaux, de l'inégalité et… ainsi de suite. » Il ne fallait que la naïveté candide du philistin Naville pour supposer que la plus-value, extorquée aux travailleurs soviétiques, revienne à eux en grande partie par le moyen d'un soi-disant « Etat Ouvrier ».
En réalité, l'Etat bureaucratique verse, de différentes manières, la plus-value à ses fonctionnaires formant une classe privilégiée, installée directement dans l'Etat. Nous non plus, nous n'avions jamais vu une classe dominante sans une bureaucratie placée directement à la direction de l'Etat, ni une bureaucratie qui fût aussi classe dominante. Pourtant aujourd'hui nous le voyons et nous sommes aussi persuadés de ne pas prendre des vessies pour des lanternes. Nous le regrettons pour les chevaliers d'Agramant qui, aujourd'hui, se battent contre des moulins à vent, ou, mieux encore, nous le regrettons pour des Don Quichotte envahissant le camp damné de la discorde qu'un Archange vindicatif y avait jetée ; mais nous croyons que la réalité sociale est précisément celle-ci. Ce sont des plaisanteries de l'histoire, de petits contretemps révolutionnaires aux grands marxistes scientifiques et philistins. Nous devons convenir, pour être objectifs, que Naville s'en aperçoit lui-même que les bureaucrates soviétiques ne demeurent pas indifférents devant les montagnes de plus-values amassées par l'Etat ouvrier, et voici ce qu'il en dit :
« Les staliniens répètent que la plus-value n'existe plus en U.R.S.S., puisque « les usines appartiennent aux ouvriers ». Mais à cette absurdité, il est inutile d'opposer une absurdité aussi grande : à savoir que la plus-value y est produite et répartie comme dans le système capitaliste, et que, par conséquent, les rapports entre maître et non-maître, selon l'expression de Marx, y sont semblables. En réalité, la forme spécifique de l'appropriation d'une partie du sur-travail non payé, lui confère le rôle et la fonction d'une caste semi-parasitaire, et chez certaines de ses couches, la tendance directe à se frayer la voie en propriétaires.
« La différenciation extrême des salaires, phénomène frappant et plein de signification, n'épuise cependant pas la question du « secret intime du fondement caché de tout l'édifice social ! », le secret de l'Etat transitoire de l'U.R.S.S. et des contradictions nouvelles qu'il recèle est révélé si l'on ne perd pas de vue le sens réel des nationalisations, et si l'on ne masque pas leur véritable caractère par des analogies superficielles avec l'étatisme fasciste de Mussolini ou de Hitler. »
Voyez comment ils les trouve modestes ces bureaucrates soviétiques, et c'est précisément lui, Naville, qui les agonit toujours d'injures.
Ces bureaucrates s'approprieraient seulement une « partie » du sur-travail non payé. Qui sait avec quel appareil il peut la mesurer ? Puis il entrevoit dans la bureaucratie une caste « semi-parasitaire ». Voilà qui est drôle, ce « semi » ! De même cette caste devra être semi-dirigeante, semi-exploiteuse et semi-propriétaire ! A vrai dire le « secret intime » n'est pas du tout épuisé par les « différenciations extrêmes des salaires », mais il est seulement indiqué. Le secret intime réside dans le rapport entre les propriétaires des conditions de production et les producteurs immédiats : en forme algébrique propriétaires / producteurs = secret intime. Le terme du rapport qui en est le dénominateur, est connu, puisque les producteurs immédiats représentent une constante connue dans le développement social (travail). Le numérateur, au contraire, varie, puisque la forme de propriété varie dans le développement économique. Il faut précisément individualiser ce terme et nous l'avons trouvé représenté dans la bureaucratie propriétaire, comme classe, des moyens de production en bloc. Aussi allons-nous écrire le rapport de cette manière : bureaucrates / producteurs = secret intime. Sans la nouvelle individualisation de la propriété, le secret intime demeurera toujours un mystère !
Si l'on veut ensuite connaître le rapport de dépendance entre maître et non-maître, on doit rechercher de quelle manière la plus-value est extorquée aux producteurs immédiats.
Dans la société soviétique les exploiteurs ne s'approprient pas directement la plus-value, ainsi que fait le capitaliste en encaissant les dividendes de son entreprise, mais ils le font d'une manière indirecte, à travers l'Etat, qui s'approprie toute la plus-value nationale et puis la répartit entre ses fonctionnaires mêmes. Une bonne partie de la bureaucratie, savoir : les techniciens, les directeurs, les spécialistes, les stakhanovistes, les profiteurs, etc., sont, en quelque sorte, autorisés à prélever directement leurs émoluments très élevés, dans l'entreprise qu'ils contrôlent. De plus ils jouissent, eux aussi, ainsi que tous les bureaucrates, des « services » étatiques payés avec la plus-value, ces services étant, en U.R.S.S., très importants et très nombreux, en l'honneur des formes de vie « socialiste ».
Dans son ensemble, la bureaucratie extorque la plus-value aux producteurs directs par une colossale majoration des dépenses générales dans les entreprises « nationalisées ». Il ne s'agit pas de 2 ou 3 % pour frais d'administration, remarqués dans le célèbre kolkhoze de Naville, mais de pourcentages énormes qui font dresser les cheveux au capitalisme le plus hardi et dont il est fait état dans les oeuvres de Trotski même.
Nous voyons donc que l'exploitation passe de sa forme individuelle à une forme collective, en correspondance avec la transformation de la propriété. Il s'agit d'une classe en bloc, qui en exploite une autre en correspondance avec la propriété de classe et puis, qui, par des voies intérieures, passe à la distribution entre ses membres par le moyen de son Etat à elle. (Il y a à s'attendre à l'héritage des charges bureaucratiques). Les nouveaux privilégiés avalent la plus-value à travers la machine de l'Etat, qui n'est pas seulement un appareil d'oppression mais aussi un appareil d'administration économique de la nation. On a réuni, dans un seul organe, la machine pour l'exploitation et le maintien des privilèges sociaux ; on dirait un appareil parfait !
La force-travail n'est plus achetée par les capitalistes, mais elle est monopolisée par un seul maître : l'Etat. Les ouvriers ne vont plus offrir leur travail à des différents entrepreneurs pour choisir celui qui lui convient le plus. La loi de la demande et de l'offre ne fonctionne plus : les travailleurs sont à la merci de l'Etat.
Les dépenses générales des entreprises augmentent d'une manière très considérable dans les Etats totalitaires, elles n'épargnent même pas les grandes démocraties, ces dépenses nous indiquent que partout, dans le monde, le Collectivisme bureaucratique est en train de se former et que la propriété de classe se cristallise.
En U.R.S.S., les salaires sont fixés par la Cmmission du « Plan », à savoir par la haute bureaucratie. Les prix de vente au public suivent le même sort. Et cela nous fait concevoir par intuition que, entre le prix de production des marchandises et le prix de vente au public, la bureaucratie fait ses affaires.
La bureaucratie coûte beaucoup, par conséquent, elle augmente le prix de production et afin de couvrir ses émoluments - plus ou moins cachés - elle passe à des majorations énormes sur les prix de vente. Le trade-unioniste Citrine, en visitant un établissement pour la fabrication des chaussures, n'a pas réussi à obtenir du directeur les prix de vente au public des chaussures qu'on lui montrait. Mais il réussit à savoir que dans le magasin de vente situé dans l'établissement même, le prix des chaussures était de 32 roubles, tandis que dans les autres magasins, il trouva les mêmes chaussures à 70 roubles. Il faut remarquer que le débit des articles, dans l'établissement de fabrication, est très limité : la bureaucratie traite les ouvriers en chalands et les envoie acheter dans ses « Magasins d'Etat ».
Dans un régime à « tendances socialistes », une majoration de 120 % nous semble une énormité, d'autant plus que les commerçants capitalistes se bornent, pour le même article, à une moyenne de 40 %.
C'est la bureaucratie qui fait les bilans des entreprises et de l'Etat, et si elle ne touche pas les dividendes comme les vieux capitalistes, elle dispose à son gré du placement des sommes accumulées. Tout le sens de la « vie heureuse », qu'a annoncée Staline, réside dans la majoration des prix de revient et de vente imposés par la bureaucratie et dans le placement des capitaux de réserve, en des « travaux publics » qui soient utiles à la classe bureaucratique.
M. Naville nous dira qu'on capitalise pour l'Etat aussi et pour l'avenir, par l'installation de grands établissements, de centrales électriques, etc., etc., mais quelle est la classe exploiteuse qui ne fut pas obligée d'en faire de même ? Le bourgeois aussi, tout en exploitant le prolétaire, a pu mener une vie heureuse et en même temps il a capitalisé pour l'Humanité. Il nous a transmis la plus formidable et la plus parfaite organisation que le monde n'avait jamais vue. Le bourgeois n'a pas fait tout cela pour faire un cadeau à l'humanité, mais parce que les nécessités du développement de la production le poussaient au perfectionnement de ses machines, à la création d'établissements modèles. Donc, ce ne fut pas de la philanthropie ; la bureaucratie soviétique, par les mêmes lois, est obligée de capitaliser pour le futur, même si son essence en demeure particulièrement exploiteuse.
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