1921

Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste.


La théorie du matérialisme historique

N.I. Boukharine

6
L'équilibre entre les éléments de la société


35: Liens qui unissent les divers phénomènes sociaux.
Comment le problème doit être posé.

Nous avons étudié plus haut le problème de l'équilibre entre la société et la nature. Nous avons vu que cet équilibre est rompu et rétabli constamment, qu'il y a ici une contradiction qu'on surmonte sans cesse et qui apparaît de nouveau pour être encore combattue et que c'est là que gît la cause essentielle du développement ou de la décadence sociale. Il est nécessaire maintenant que nous regardions de près, pour ainsi dire, « la vie intérieure » de la société.

Quand on pose la question du degré de développement social, on reçoit très souvent les réponses suivantes : « le degré de développement culturel est déterminé par la quantité de savon que la société emploie » ; d'autres mesurent sa hauteur par le développement de l'instruction, d'autres encore, par la quantité de journaux publiés, certains par le développement de la technique ou bien de la science, etc... Un professeur allemand, Schulze-Gävernitz, dans son livre La grande industrie textile en Russie, a posé comme principe que le degré de culture est caractérisé par l'état des latrines. Ainsi, depuis ces dernières jusqu'aux oeuvres les plus sublimes de l'esprit humain, on se servait de tout comme d'un étalon pour mesurer le degré de développement social.

Qui a raison  ? Quelle mesure est réellement juste  ? Et pourquoi donne-t-on tant de réponses disparates à la même question  ?

Si nous examinons d'un peu plus près les réponses ci-dessus, nous nous rendrons facilement compte que chacune d'elles est plus ou moins juste. Est-ce que l'emploi du savon n'augmente pas en effet avec le développement de « la culture et de la civilisation  ? » Le nombre de journaux ne grandit-il pas  ? La technique ou la science ne font-elles pas de progrès  ? Certainement oui. Quelle conclusion peut-on en tirer  ? Celle que les phénomènes sociaux, à chaque moment donné, sont liés les uns aux autres. De quelle façon, c'est une autre question, et nous allons l'étudier. Mais les liens qui existent entre eux sont indubitables. C'est pourquoi chacune des réponses dont nous avons parlé était juste. De même que l'âge de l'homme peut être défini approximativement, soit d'après la composition ou la force de ses os, soit d'après son visage (teint, rides, système nerveux, etc ... ), soit d'après le caractère de ses pensées, soit d'après son langage, de même on peut juger du degré de développement social d'après des signes différents, l'un étant lié à l'autre. Si l'on nous montrait de belles oeuvres d'art, si l'on nous expliquait des systèmes scientifiques compliqués, nous pourrions dire que les uns et les autres ne peuvent apparaître que dans une société développée. Nous en aurions dit autant, si nous y avions découvert une technique riche et complexe. Et dans les deux cas, nous aurions eu raison.

Ce lien, cette interdépendance des phénomènes sociaux les plus divers sautent aux yeux. Il suffit de poser une série de questions pour s'en convaincre. Est-ce possible, par exemple, qu'il y ait eu, il y a cent ans, une poésie futuriste  ? Certainement non. Ou que les Esquimaux perdus dans leurs glaciers inventent la télégraphie sans fil  ? Ou encore, que la science contemporaine prédise l'avenir d'après les étoiles  ? Ou enfin, que le marxisme soit apparu au moyen âge  ? Évidemment, tout cela est impossible. Le futurisme n'a pu exister il y a cent ans, parce que la vie à cette époque était plus calme, plus égale ; et le futurisme est né sur le pavé des grandes villes avec le bruit et le mouvement, au moment des parades militaristes et de la décadence de la culture bourgeoise. C'est la poésie du « jazz band » universel, poésie qui n'aurait pu apparaître il y a cent ans, comme le chardon ne saurait pousser sur un toit fraîchement peint. Les Esquimaux, parmi leurs glaces, n'auraient pas pu inventer la télégraphie sans fil, puisqu'ils ne sont pas même capables de manier le télégraphe ordinaire. La science contemporaine ne perdra pas son temps à des vétilles telles que les prophéties d'après les étoiles, puisque la science a atteint un niveau assez haut pour repousser ces enfantillages. Le marxisme ne pouvait pas naître au Moyen Âge, parce que le prolétariat n'existait pas encore et que la théorie marxiste manquait ainsi de base naturelle. Par contre, par exemple, la haute technique, le prolétariat, l'énorme quantité de journaux, la réclame colossale des trusts, le futurisme, les aéroplanes, la théorie des électrons, les dividendes de Rockfeller, les grèves de mineurs, les partis communistes, la Société des Nations, la Troisième Internationale, l'électrification, les armées comprenant des millions d'hommes, Lloyd George, Lénine, etc., tout cela ce sont des phénomènes du même temps, de la même époque, de même que le pouvoir du pape, une technique relativement pauvre, le servage, la science des prêtres (scolastique), la recherche de la pierre philosophale (grâce à laquelle on peut faire de l'or avec n'importe quoi), l'Inquisition, les mauvaises routes, les rois eux-mêmes illettrés, la commune de village, les sorcières et les corporations de métiers, une mauvaise langue latine (parlée et écrite par les savants), les chevaliers pillards, etc., représentent les phénomènes d'une même époque (le moyen âge). On ne peut pas transplanter Lénine, Lloyd George et Krupp au moyen âge. Et par contre, on ne peut pas voir aujourd'hui sur la Place Bouge, à Moscou, un tournoi de chevaliers luttant à mort pour le sourire d'une dame. « Autres temps, autres chansons », « autres temps, autres mœurs ».

Ainsi, il n'est pas douteux que des liens existent entre les phénomènes sociaux, les uns étant « adaptés » aux autres. En d'autres termes, il existe un certain équilibre à l'intérieur de la société entre ses éléments, entre les parties qui la composent, entre les différentes espèces de phénomènes sociaux.

Déjà Auguste Comte avait remarqué que les différents aspects de la vie sociale concordent les uns avec les autres à chaque moment donné (ce qu'on appelle consensus). Le même fait est souligné avec beaucoup de force par Muller-Lyer (Die Phasen der Kultur, p. 334 (Les phases de la culture) : « En réalité, n'importe quelle fonction sociologique, n'importe quel phénomène culturel peut être pris comme échelle pour mesurer la hauteur atteinte par la culture : par exemple, l'art, la science, la morale, l'économie, l'organisation de l'État, la liberté individuelle, la philosophie, la situation sociale de la femme, etc... l'usage du savon y compris. Il serait même parfaitement indifférent de savoir quelle échelle on choisit, si tous les phénomènes de la civilisation se développaient avec un parallélisme rigoureux et avec une portionalité absolue, les uns par rapport aux autres. » Un des écrivains les plus modernes de la bourgeoisie allemande, accablée par les événements, O. Spengler (Der Untergang des Abendlandes (Le déclin de l'Occident), tome I, p. 8) écrit : « Qui ne sait qu'un lien étroit de forme existe entre la forme antique de polis (polis : état, cité de la Grèce antique, N. B.) et la géométrie euclidienne, entre la perspective dans la peinture à l'huile de l'Europe occidentale et la conquête de l'espace par les voies ferrées, entre les téléphones et les canons à longue portée, entre les contrepoints de la musique instrumentale et le système de crédit économique ? » On peut discuter les exemples de Spengler, mais il n'est pas possible de nier l'idée suivant laquelle les phénomènes sociaux les plus variés sont liés entre eux.


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