Édito des bulletins d'entreprise Voix Ouvrière du 2 juillet 1962
Les Bastilles qui restent à prendre
L'Algérie est virtuellement indépendante. Pas parce que le "oui massif des électeurs a mis un terme à ce passé tragique" (L’Humanité du 2 juillet), mais parce que le peuple algérien s’est battu, les armes à la main, pour cela. C’est une grande victoire dont tous les exploités du monde peuvent se réjouir.
Elle prouve que lorsque les exploités, si pauvres, si misérables soient-ils vis-à-vis de leurs exploiteurs, sont décidés à rejeter l’oppression, ceux-ci n’y peuvent rien. La bourgeoisie française s’est battue de 1945 à aujourd’hui pour maintenir sa domination sur son empire colonial. Elle a dû céder en Indochine, au Maroc, en Tunisie, finalement en Algérie et par contrecoup en Afrique noire.
Il est courant de dire aujourd’hui que l’Algérie de demain aura à affronter de nombreuses difficultés. Le limogeage par le GPRA de l’état-major de l’ALN, l’affaire Ben Bella, montrent que les difficultés n’ont pas attendu le lendemain de l’indépendance pour se manifester.
Quel sens ces événements peuvent avoir, on ne le sait trop. Tout ce qu’on peut dire, c’est que le peuple algérien a conquis sous la direction des nationalistes du FLN son indépendance politique de l’impérialisme français, mais qu’il n’en est pas de même de son indépendance économique.
Nul pays n’est dans le monde moderne indépendant économiquement des autres pays. Mais les pays dits sous-développés ont une dépendance particulière : non seulement ils ont besoin des autres pays, comme tous, mais ils sont en plus exploités économiquement par les pays les plus industrialisés. C’est d’ailleurs à cause de cette exploitation que depuis des siècles, ils restent sous-développés. Ce phénomène ne peut prendre fin que par la destruction du système de propriété capitaliste dans les pays dits avancés.
Par ailleurs, l’émancipation qu’a conquise le peuple algérien n’est que nationale et non pas sociale. Bien sûr, c’est déjà énorme. Les Algériens ne seront plus des étrangers dans leur propre pays, des « sous-hommes », voués à toutes les humiliations. Mais l’exploitation de l’homme par l’homme n’aura pas disparu d’Algérie, malgré les quelques formules sur la République sociale à construire qu’emploient les dirigeants du nouvel Etat.
La lutte pour l’affranchissement complet reste à mener en Algérie comme ailleurs. Les ouvriers et les paysans ne manqueront pas dans les années qui viennent d’entrer en lutte pour ces objectifs-là. C’est pourquoi l’Algérie n’a pas écrit toute son histoire.
Les dirigeants qui ont mené la lutte pour l’indépendance l’ont fait sur des bases nationalistes. Ils ne l’ont pas fait au nom des ouvriers et des paysans algériens, au nom des ouvriers du monde entier, afin de construire en Algérie et ailleurs, une société débarrassée de ses exploiteurs, une société sans classe à l’échelle du monde, seule garantie d’un développement économique harmonieux de tous les pays, et d’une paix définitive par la destruction de l’impérialisme fauteur de guerres. Ils n’ont à aucun moment cherché l’alliance du prolétariat français, en s’adressant à lui par-dessus la tête de ses organisations traditionnelles, syndicales et politiques, pourries jusqu’à l’os. A aucun moment ils n’ont cherché à tenter d’influencer l’évolution politique intérieure française, alors qu’ils en avaient en partie les moyens (c’est la manifestation des Algériens du 17 octobre, à Paris, qui a contraint la gauche française à descendre - bien que timidement - dans la rue). Une stratégie du FLN constamment orientée dans ce sens depuis le début, aurait fait voler en éclats les organisations traîtresses.
C’est pourquoi, si nous devons nous réjouir de l’indépendance de l’Algérie, si nous devions soutenir, autrement que nous ne l’avons fait la lutte du peuple algérien et si nous devons encore, résolument, nous placer de son côté, quels que soient les dirigeants qu’il se donne, il faut avoir nettement conscience que la lutte là- bas n’est pas terminée. Dans le creuset que sera l’Algérie de demain, ne manqueront pas d’apparaître des formations représentant l’avenir, représentant le prolétariat algérien, c’est-à-dire les prolétaires de tous les pays, c’est- à-dire la Révolution mondiale.
Nous devons aider cette évolution. Mais la meilleure aide que nous puissions leur apporter, c’est de nous inspirer de leur exemple. Contrairement à ce que les directions réformistes ou traîtres nous expliquent sur la vertu des parlottes, seule la lutte paie. Et, vaincre la bourgeoisie française, notre bourgeoisie, ce qu’un petit peuple, mal préparé, illettré, sans armes, sans moyens d’aucune sorte, a pu faire, pourquoi nous, prolétaires français, ne le pourrions-nous pas !